Rédigé par 15 h 51 min CDs & DVDs, Critiques

Le duel des versions : Francesca Caccini, La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina (Van Nevel / Sartori / Tozzi)

Etonnante vitalité discographique, et difficulté, en cette ère raffolant des intégrales et raretés, de réellement parler d’inédits. Pourtant l’œuvre est à la fois importante sur le plan musicologique, complexe à restituer en raison du matériau lacunaire, et tout simplement vocalement et dramatiquement belle. L’œuvre ? Un de ces proto-opéras : 1625, quelques années après l’Orfeo montéverdien, à Rome, la fille de Giulio Caccini, soprano virtuose et compositrice, commet cette Libération de Roger, inspirée du Tasse. Une œuvre foisonnante, encore expérimentale, entre les intermezzi de la Renaissance, et la forme opératique en devenir

Jean Honoré Fragonard (1732–1806), Renaud dans la forêt enchanté, lavis à l’encre brune, vers 1763 – Metropolitan Museum of Art de New York sous licence CC0

Etonnante vitalité discographique, et difficulté, en cette ère raffolant des intégrales et raretés, de réellement parler d’inédits. Pourtant l’œuvre est à la fois importante sur le plan musicologique, complexe à restituer en raison du matériau lacunaire, et tout simplement vocalement et dramatiquement belle. L’œuvre ? Un de ces proto-opéras : 1625, quelques années après l’Orfeo montéverdien, à Rome, la fille de Giulio Caccini, soprano virtuose et compositrice, commet cette Libération de Roger, inspirée du Tasse. Une œuvre foisonnante, encore expérimentale, entre les intermezzi de la Renaissance, et la forme opératique en devenir : beaucoup de recitar cantando, de petits airs strophiques mignons, un ballet perdu, beaucoup de voix de dessus (la fameuse scène des  damoiselles), des chœurs imposants, des ritournelles instrumentales.  Et 4 versions sur le marché, en omettant un enregistrement pirate mystérieux de Garrido (que nous n’avons pas pu entendre), le concert mémorable donné par Jean-Marc Aymes en 2018 lors du festival Mars en Baroque, ou des publications plus confidentielles (l’orchestre de chambre de Varsovie ou l’Ars Femina Emsemble).

4 mousquetaires à départager, et dont on avouera tout de go… qu’il n’y a aucun véritable vainqueur, que nous attendons toujours une version de référence, mais que deux preux paladins se démarquent nettement de la mêlée.

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Kunitachi College of Music Research, dir. Yusre Arimura, Fontec (enr. 1989). On n’en dira peu, car nous n’avons pu nous procurer que quelques extraits, et le disque semble introuvable. Nous le citons à titre informatif, car il s’agit de la première résurrection historiquement informée de l’œuvre, qui plus est par un ensemble universitaire japonais, ce qui est tout à fait louable. Hélas, les voix sont étriquées, le continuo timide et répétitif (clavecin-viole de gambe), le drame immobile. Mais la réalisation est cohérente et laisse entrevoir tout le potentiel de l’opéra.

Romabarocca Ensemble, dir. Lorenzo Tozzi, Bongiovanni (enr. live 2016). Aïe, ouille, ça gratouille ! Chez Bongiovanni on trouve beaucoup de captations sur le vif, et beaucoup de raretés. On y admire souvent des pépites très rares, brutes, sortie de leurs archives, exhumées avec un enthousiasme maladroit lors des festivals de la péninsule. Ce disque n’y déroge pas : l’œuvre est là, mais la prise de son d’une sécheresse estivale, l’orchestre étriqué, l’inspiration plate, les solistes aux moyens modestes ou à l’émission large hors-style découragent.  Voici un concert qui aurait dû rester l’histoire d’un moment, et qui aurait nécessité un travail plus approfondi pour franchir les fourches caudines d’une écoute attentive ou fragmentée à domicile. A oublier. 

Ensembles Allabastrina & La Pifarescha, dir. Elena Sartori, Glossa (enr. 2017). Disons-le net et fort, voici notre version favorite. Nos confrères ont parfois eu la dent dure et la plume aride, regrettant un défaut de théâtralité, ou certaines voix un peu limitées. La prise de son, à la fois large et réverbérée n’aide pas.  Avouons que l’on ne tient pas notre coffret pour l’embarquement vers l’île déserte et enchantée. Mais que de contrastes, de poésie, d’art déclamatoire ! C’est une Liberazione qui rappelle l’Orfeo de la Venexiana par le caractère madrigalesque et lunaire du recitar cantando, son intensité rêveuse, sa dilatation aérienne. Les couleurs instrumentales chatoyantes sont présentes mais jetées avec parcimonie, créant l’attente et l’opposition entre la luxuriance des ritournelles, la masse pure des chœurs, et de longs récitatifs qui accordent toute sa place au pouvoir évocateur des mots, d’où l’impression d’une artificielle déclamation, qui est un parti-pris de sophistication élégante qui se défend. A comparer avec son anti-thèse du Huelgas Ensemble ci-dessous plus spectaculaire et démonstrative, plus inégale et moins idiomatique aussi. 

Ensemble Huelgas, dir. Paul van Nevel, DHM (enr. live 2018). Mais que se passe t-il donc ? L’heure de la libération a t-elle sonnée ? 3 enregistrements en 3 ans, nécessitant des reconstructions musicologiques ardues. Certes l’attrait d’une brillante femme compositeur doit y être pour quelque chose, le sillon tant et tant labouré de l’Orfeo montéverdien (voire de l’Euridice de Caccini) aussi. Mais l’on s’ébaudit devant ce cluster. Paul van Nevel s’aventure en terres baroques, aux confins de ses habitudes. Et comme pour les Lagrime di San Pietro de Lassus (Sony Vivarte), le chef se veut coloriste, et cède à une boulimie de textures, de timbres, de drame. Il a aussi copieusement reconstruit les parties disparues, ritournelles et danses abondent. Il y a plus de spontanéité ici que dans ses réalisations de musique ancienne (la polyphonie verticale le contraint à davantage de retenue) et les conditions du live accentuent ce bonheur un brin brouillon et souriant à la Malgoire. Il y a également de l’Harnoncourt défricheur de l’Orfeo dans ces ajouts de trombones, des voix de dessus triplées, un continuo fleuri qui est différencié selon le personnage. Les bois et cuivres ronds et puissants du Huelgas ensemble, fiers et précis s’en donnent à cœur joie, mais le déferlement est mal maîtrisé dans sa progression théâtrale. En outre, les chanteurs luttent contre le foisonnement orchestral, et l’italien est assez scolaire et ne permet pas aux récitatifs de s’épanouir avec naturel. Enfin, l’Alcina du rôle titre est étonnamment innocente et son Ruggiero bien mignard. On aime beaucoup, mais en châtiant un peu.

 

Viet-Linh NGUYEN

Étiquettes : , Dernière modification: 8 juin 2021
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