Il Trionfo della Morte,
per il peccato d’Adamo
Oratorio, Ferrara (1677)
Eva, Capucine Keller, soprano
Adamo, Vincent Bouchot, ténor
Ragione, Anne Magouët, soprano
Iddio & Lucifero, Renaud Delaigue, basse
Morte, Paulin Bündgen, alto
Senso, Emmanuel Vistorky, basse
Lise Viricel, Anne Magouët, Paulin Bündgen, Vincent Bouchot, Renaud Delaigue, Coro di Virtu, di Demoni et d’Angeli
Jasmine Eudeline, Saskia Birchler, violon
Judith Pacquier, Liselotte Emery, cornet et flûte
Monika Fischaleck, basson et flûte
Ronald martin Alonso, Christine Plubeau, viole de gambe
Etienne Mangot, Viole à l’angloise, basse de viole et violoncelle
Elodie Peudepièce, violone, double basse
Matthias Spaeter, théorbe
Laurent Stewart, clavecin et orgue
Ensemble Les Traversées Baroques
Etienne Meyer, direction
2 CDs, ACCENT, 2020′
La mort n’est qu’un passage, un état transitoire d’éloignement et d’oubli, préalable à la résurrection. Du moins est-ce ainsi que le conçoit le dogme catholique. Ressusciter, après une longue période de purgatoire aux confins d’un enfer oublieux, c’est le cheminement salvateur entrepris par cette œuvre, pour la première fois gravée, et l’une des rares à remettre en exergue le nom de son compositeur, l’italien méridional Bonaventura Aliotti (vers 1640-1690), palermitain de naissance, frère franciscain que son engagement conduira dans les septentrionales contrées de Padoue, avant de s’établir à Ferrare, la ville de Frescobaldi.
Une résurrection que l’on doit aux Traversées Baroques qui ont à plusieurs reprises depuis 2019 donné des représentations de cet oratorio, l’un des quatre nous étant parvenus sur les onze que le musicien a composé, prouvant au passage que les archives italiennes semblent un puits quasi sans fond permettant la régulière exhumation d’œuvres du plus grand intérêt, à qui se donne la peine de les explorer. L’ensemble dirigé par Etienne Meyer, accompagné de Judith Pacquier à la direction artistique démontre une fois encore sa capacité quasi archéologique à faire revivre des œuvres méconnues.
Bonaventura Aliotti, surnommé Padre Palermino en référence à ses origines siciliennes, n’a laissé que peu de partitions et presque encore moins de traces, les archives du frère mineur étant à rechercher dans les bibliothèques Estense de Modène (de la famille d’Este, titulaire du fief de Ferrare à l’époque d’Aliotti) et celle des pères Filippini à Naples. Il apparaît toutefois que le palermitain reçut à Palerme l’enseignement de Giovanni Battista Fasolo (vers 1598-vers 1664), compositeur et organiste de grande renommée, notamment influencé par Frescobaldi et de Bonaventura Rubino (1600-1668), Maître de Chapelle de la Cathédrale de Palerme. Deux figures tutélaires auprès desquelles Bonaventura Aliotti développera à la fois sa maîtrise du clavier et une appétence pour la musique sacrée, qui en cette époque s’éloigne des formes anciennes du madrigal pour s’épanouir vers l’oratorio et les prémices de l’opéra. On cherchera pourtant sans grand succès des tonalités méridionales aux œuvres de Aliotti, à considérer encore que ce mot ait un sens, tout admirateur de l’Italie méridionale sachant que sur de nombreux aspects les métropoles de Palerme et de Naples, toute références méridionales qu’elles soient, sont opposées. Aliotti quitte Palerme direction Padoue en 1671 pour un prestigieux poste d’organiste à la basilique franciscaine Saint-Antoine, fonctions qui le mènent à côtoyer Carlo Pallavicino (1640-1688), sans doute une influence majeure pour Aliotti, le compositeur de si nombreux opéras, ne pouvant être étranger à son sens des dialoghi sacri, dialogues sacrés se fondant si merveilleusement en une narration scénique, s’en appropriant le sens du rythme et de l’avancée de l’action. Après un passage de quelques semaines à Venise, Bonaventura Aliotti se retrouve en 1674 à Ferrare, ville plus dynamique que Padoue sur le plan musical, une fois encore organiste, cette fois à l’église de la Confraternité de la Mort. Une proximité, même toute symbolique avec la Mort, qui s’avère féconde, Aliotti créant, au sein de cette confrérie réputée pour ses créations d’oratorio son Il trionfo della morte en 1677.
Une mise en contexte nécessaire pour cerner le contexte de création et la personnalité de Bonaventura Aliotti qui avec ce Trionfo della morte signe une œuvre aux abords classiques, dans laquelle Adam et Eve, amoureux épris et amants coupables sont confrontés à leur douloureux apprentissage des tourments des sentiments, apparaissant en début de narration d’une candeur un peu adolescente, que l’on pourra trouver ou touchante ou un peu mièvre selon ses dispositions. Mais si les caractères de nos tourtereaux peuvent sembler un brin puérils en entame de prima parte, les Traversées Baroques savent faire ressortir de la composition d’Aliotti le sens de la narration, enchaînant les airs courts, vif, d’une brièveté faisant avancer l’action et ponctuant son propos d’une musique très scénique, à l’exemple de ces deux brèves et belles Sinfonie embrassant l’air introductif d’Adam (Qual torbido fantasma), apaisée pour la première, plus tonitruante et enlevée pour la seconde, annonciatrice de l’intensité de ses déclarations amoureuses. Campés par deux habitués des Traversées Baroques, Adam et Eve convainquent de leurs émois, le timbre clair, la voix posée et tendrement juvénile de la soprane Capucine Keller répondant fort bien à celle d’Adam, incarné par Vincent Bouchot, élocution très structurée et sentimentalité légèrement teintée de pathos dans la voix. Deux âmes qui se découvrent et s’accordent le temps d’un air commun, le gracieux Vita si son del tuo cuore, comme une suspension avec l’élan amoureux d’Eve dans le délicat Dolce Amore avant qu’enfin les deux voix ne s’entremêlent sur un duo tout en relief, le Che vaghezza, che bellezza.
Bonaventura Aliotti démontre sa capacité à faire naître des personnages aux personnalités affirmées, à défaut d’être d’une grande complexité, soulignant leurs évolutions d’une partition à la fois simple et claire, où se distinguent principalement violon baroque, basson et cornet, pour une musique légère, sans effet de surlignement excessif, laissant aux protagonistes vocaux toute latitude pour dérouler le fil de l’action dans une narration qui jamais n’apparaît absconse.
C’est dans les personnages, faussement secondaires, campant les sentiments humains ou les symboles du destin qu’il faut rechercher la complexité donnant tout son sel à l’œuvre de Bonaventura Aliotti. Anne Magouët campe une Raison dont la voix, plus mature, laisse percevoir des accents plus torturés, sombres et tourmentés (Adam, basta) au moment de mettre en garde notre jouvenceaux sur les remords pouvant succéder aux élans amoureux les plus sincères. Mais c’est la Mort qui étonne le plus, qui nous subjugue, tant elle sied à Paulin Bündgen, contre-ténor dont nous avons déjà en ces pages souligné toute la gracilité, et qui avec cette Mort enchante, entremetteuse et perfide, mielleuse et n’hésitant pas pour œuvrer à ses sombres tâches à s’allier à Lucifer (la basse Renaud Delaigue,dont le charisme emporte même sur disque) pour tenter de contrarier l’amour que se portent Adam et Eve. La Passion (Senso, Emmanuel Vistorky), par essence contrariante de la Raison vient troubler le jeu et Eve croquera le fruit défendu, vacillante et perdue, elle nous offre avec le Discioglietevi, dileguatevi un lamento des plus poignants, acmé de la seconda parte et aria qui aurait toute sa place dans les programmes de récitals.
Tissant le fil de son oratorio sur sa trame mythologique avec un sens aigu de la narration, et osons le dire, de l’action, relançant constamment l’intérêt du spectateur par de fréquents changements des jeux d’interpellations entre ses personnages Bonaventura Aliotti démontre toute sa maîtrise de composition. Toute juste peut-t-on trouver que son utilisation des chœurs, venant accentuer la dramaturgie en fin de seconda parte, si elle peut apparaître comme renforçant l’expressivité de la composition, peut aussi s’avérer un peu artificielle, un effet à la fois redondant, classique, une fioriture un peu inutile.
Avec ce Trionfo della Morte, l’Ensemble les Traversées Baroques ressuscite l’œuvre oubliée de Bonaventura Aliotti, transfiguration de l’oratorio baroque vers une forme éminemment narrative, scénique et quasi théâtral. Une œuvre passionnante de bout en bout que les chanteurs et musiciens des Traversées Baroques rendent émouvante et en un mot, vivante.
Pierre-Damien HOUVILLE
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