Rédigé par 7 h 15 min CDs & DVDs, Critiques

Achievement (Bach, Die Kunst der Fuge, Les Récréations – Ricercar)

Jean-Sébastien Bach
Die Kunst der Fuge (L’Art de la Fugue)

Les Récréations :
Matthieu Camilleri, violon, violon piccolo, alto
Sandrine Dupé, violon, alto
Clara Mühlethaler, alto, violon
Julian Hainsworth, violoncelle piccolo
Keiko Gomi, violoncelle

1 CD digipack, enr. 2022, Ricercar / Outhere, 73’43.

Erratum : nous remercions vivement Matthieu Camilleri pour la rectification d’un anglicisme malheureux. « viola » avait été distraitement traduit par viole, et donc la famille des violons s’en trouvait bousculée (violon piccolo, violon alto, violon, violoncelle piccolo, violoncelle) pour ne pas reprendre la terminologie française qui s’adresse à des formations plus spécifiques du répertoire français que le CMBV continue d’expérimenter (dessus de violon, haute-contre et taille de violon [alto I et II], basse de violon). Rien à vois donc avec un consort anglais de viole avec également la famille complète : pardessus, dessus, ténor, basse et contrebasse de viole.]

C’est un enregistrement risqué, insaisissable, mouvant. Une recréation plus qu’une récréation. Un achèvement, autant qu’un achievement à l’anglaise. Certes, ce n’est pas la première fois que l’on joue l’Art de la Fugue avec un consort de cordes. Les mélomanes chérissent l’enregistrement magistral de 1986 de Savall (Alia Vox), avec consort de violes et parfois consort d’instruments à vent (cornet, oboe da caccia, sacqueboute, basson) et nul n’est besoin de revenir en détail sur les doctes indices musicologiques qui (i) laissent à penser que cet Art de la Fugue n’a jamais été uniquement destiné au clavier (ii) qu’il est plutôt parvenu incomplet que laissé inachevé par un Bach dont ce serait le chant du cygne. Les Récréations nous en livrent une version complétée (contrapunctus V, VI et VII) et fugue finale. 

Ce qui frappe d’emblée, face à ce matériau mythique, c’est la spontanéité, la liberté, la prise de risque des artistes, leur témérité aussi. Faire tenir toute l’art de la fugue en un seul disque, varier par-dessus cela l’instrumentarium du côté des violons entre violons piccolo, violons, alto,  violoncelle plutôt que de s’en tenir à un plus sage consort de violes. Se répartir à cinq les parties qui sont elles écrites à 4 voix, il fallait oser. Les Récréations évoquent « l’extraordinaire liberté d’écriture et d’inspiration » de Bach pour se permettre cette approche novatrice, et avoue s’être répartis les timbres et instruments en fonction du style d’écriture et de la beauté formelle des timbres, tout en essayant d’avoir en termes de tessitures les voix les plus au centre des possibilités des instruments. 

Alors, sommes-nous convaincus ? Peut-être bin que oui, peut-être bin que non répond le Normand. D’abord saluons l’extrême homogénéité et cheminement programmatique du disque, en dépit des combinaisons sans cesse renouvelées, qui eussent pu conduire à une fragmentation délétère. Les archets chantent avec une générosité de phrasé, une douceur sensuelle et grainée, une virtuosité jouissive souvent trop mise sous le boisseau chez les interprètes trop révérencieux. On goûte les entrelacs souriants et complexes, la tonalité tantôt espiègle et souple (contrapuntus VIII très fluide et « moderne », intensément lumineux), tantôt  concentré et intime (contrapuntus III), la vivacité sans nervosité ni violence (contrapuntus VI in stylo francese où les musiciens surjouent le rythme pointé qui en devient sautillant), les fins de phrases appuyées et graves. En revanche, les tempi sont souvent trop pressés, et le contrepoint d’une densité flottante parfois insuffisamment lisible, et avec des sautes de ligne en ligne moins évidentes que chez d’autres confères. L’édifice est serré, compact (du fait des 5 musiciens sans doute), souvent assez appuyé dans les graves, d’une ligne ferme avec de superbes accélérations dans les aigus, des glissandi et fusées excitantes mais peu élégiaques (contrapuncti VIII et IX par exemple). L’ensemble est remarquable, les interprètes complices et de haut vol. Il ne constitue cependant pas l’Art qu’on emportera sur une île déserte, pour sa vision trop personnelle, trop rapide, trop insaisissable, qui croise et décroise ses notes avec une leste résolution et où il manque cette profondeur philosophique que l’on aime à scruter dans ses pages si mystérieuses. Beaucoup d’Art, peu de mystère. 

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : enregistrement clair et avec de beaux timbres.d

Étiquettes : , , , Dernière modification: 25 mars 2024
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