Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Passio Secundum Johannem BWV 245 (Passion selon Saint Jean)
(première version de 1724, avec quelques ajouts de la version de 1725)
Hans-Jörg Mammel, évangéliste
Matthias Vieweg, Jésus
Maria Keohane, Helena Ek, soprano
Carlos Mena, Jan Börner, alto
Jan Kobow, ténor
Stephan Macleod, basse
Ricercar Consort,
Direction Philippe Pierlot
35’52 + 77’36, 2 CDs, Mirare, 2011.
Avril – mai 2011. Passion entière et passionnée, empreinte dès le départ d’un sentiment de malaise et d’instabilité, d’une soif de sang malsaine et d’une volonté destructrice. Telle est la vision, très noire et extrêmement tendue que propose Philippe Pierlot de cette œuvre déjà plus ramassée et descriptive que la Saint-Matthieu et que le chef parcourt avec un souffle puissant et démonstratif avec une théâtralité vigoureuse qui aurait sans doute effrayé les prudes autorités de Leipzig qui faisaient la chasse aux passions-oratorios (comme les Passions de Brockes de Haendel ou Telemann) trop opératiques et se cantonnaient à des passions liturgiques en principe plus sobres. La partition choisie est celle, initiale, de 1724, avec l’ajout de l’air de basse « Himmel resse, Welt erbebe » et le choral final alternatif « Christe, du Lamm Gottes » de la version de 1725.
Dès le chœur initial « Herr, unser Herrscher », il y a quelque chose de pourri dans la province de Judée. Le chœur, en très petit effectif avec 2 voix par partie, apporte une grande clarté au contrepoint, tandis que les tempi rapides voire pressés instillent une impression de hâte que des phrasés instables transforment en incertitude inquiétante, comme si le « auch in der grössten Niedrigkeit » (« même aux époques de grande bassesse ») du livret intervenait dès les premières mesures. Cette passion haineuse, changeante, parfois presque animale sera perceptible tout au long du drame sacré, tout particulièrement lors de la scène du tribunal, et les cris sanglants du « Kreuzige ! ». On confessera cependant n’être pas convaincus par les faibles effectifs du chœur qui empêchent les grands effets de masse, ce qui nuit aux contrastes généraux et rendent les chorals d’une désarmante simplicité, voire presque trop légers en raison des tempi allants adoptés.
L’enregistrement bénéficie d’un plateau de solistes exemplaires. On saluera le rôle crucial de l’Evangéliste de Hans-Jörg Mammel, naturel et nuancé, déclamatoire sans pompe, qui parvient à faire des récitatifs des échanges extrêmement vivants. L’implication des autres protagonistes, notamment le Jésus très humain, bienveillant et résigné de Matthias Vieweg et le fier Pilate de Stephan Mac Leod procède également de la volonté de dépeindre, de manière très visuelle, presque viscérale, le récit d’une Passion qui loin d’être apaisée et philosophique se révèle pleine de cris, d’agitation et de fureur et lorgne résolument sur l’oratorio opératique. C’est ainsi que le duo soprano-basse « Himmel reisse, Welt erlebe » se transforme presque en joute oratoire d’une virtuosité assumée dotée d’un accompagnement de cordes musclé, que l’air « Ach mein Sinn » est plus extraverti qu’à l’accoutumée.
l serait toutefois injuste d’imaginer une passion trop « profane » ou superficielle, car la lecture est incroyablement homogène, et Philippe Pierlot n’épargne pas à l’auditeur de soudain instants plus contemplatifs, comme le « Betrachte, mein Seel » enchanteur de Stephen Mac Leod bercé par un Ricercar Consort tout en rondeur avec ses déchirantes violes d’amour. (On notera toutefois que le fameux « Erwäge » qui suit souffre d’une prestation en demi-teinte de Jan Kobow, à l’émission peu stable et aux aigus tirés.) Autre moment-clé que l’ « Es ist vollbracht » superlatif et touchant délivré avec une pureté désespérée par Carlos Mena dialoguant avec les plaintes de la viole, et où chaque note perle comme autant de pleurs.
En définitive, voilà une lecture personnelle d’une grande force, colorée et bouillonnante, d’une humanité turbulente et sombre, dont on approuvera les partis-pris interprétatifs originaux avec quelques maigres réserves : si on regrette le faible effectif du chœur, quelques tempi d’arias trop rapides, et la présence du clavecin au continuo, force est de reconnaître la puissance et l’émotion qui se dégagent de cette version qui mérite assurément de figurer dans toute bonne discothèque de référence, à côté de celle plus solennelle d’un Herreweghe (Harmonia Mundi), de l’équilibre fervent de Kuijken (DHM), de la cathédrale de lumière d’un Suzuki (Bis) ou encore de l’enthousiasme vert d’Harnoncourt-Gillesberger (Teldec).
Viet-Linh Nguyen
Technique : prise de son aérée et naturelle
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