“Heth. Novi diliculo multa est fides tua.
J’ai connu dès le matin le nombre et la félicité de vos promesses.”
(1ère Leçon du 3ème jour)

Alexandre de VILLEVEUVE (Hyères, 1677 – Paris, 1756)
Leçons de Ténèbres du 3e jour (1719)
Conversations en manière de Sonates (1733)
Jean-Baptiste MORIN (Orléans, 1677 – Paris, 1745)
Trois Répons du Processional pour Abbaye Royale de Chelles (1726)
Dagmar Šašková, mezzo-soprano
Ensemble Vedado :
Damien Pouvreau, théorbe
Laurent Stewart, orgue et clavecin
Ronald Martín Alonso, viole de gambe et direction
1 CD Paraty 2025001, enregistré du 11 au 14 décembre 2023 à l’église luthérienne Saint-Pierre à Paris, 59’40
Nos lecteurs connaissent tous les Leçons de Ténèbres de Lambert, Couperin, Charpentier. Certains s’aventurent même chez Fiocco, Gouffet, Bernier… Mais qui diantre a jamais entendu parler de cet Alexandre de Villeneuve ? Il fallait la curiosité de Ronald Martín Alonso, remarquable violiste franco-cubain que nous suivons depuis longtemps, qui découvrit, par hasard, à la Bibliothèque Nationale, les partitions de ces Leçons du 3ème jour Ténèbres, dans le Livre de musique d’église de 1719 d’un certain Alexandre de Villeneuve, né à Hyères en 1677 et qui fut maître de chapelle de la cathédrale d’Arles mais fut aussi, quelque part après 1706, Maître de Musique pour les Jésuites de la rue Saint-Jacques, où Rameau lui-même officiait comme organiste. On découvre que ce Villeneuve publia en 1719 un recueil intitulé sobrement “Livre de musique d’eglise. Qui contient, les neufs leçons de tenebres, le Miserere, six motets pour le saint sacrement. De la composition de Mr Villeneuve, cy devant maître de musique de la cathedrale d’Arles en Provence et des R. P. Jesuites de la rüe S.t Jacques de Paris” Cela se vendait “a Paris, chez l’auteur ruë de Grenelle cartier du Palais royal, attenant un orphevre. Le sr Foucault marchand, rüe St Honoré à la Regle d’or”. On s’attend à une belle curiosité. On se retrouve happé par des pièces magnifiques, d’une intensité digne des grands compositeurs. La critique est tardive, elle est malaisée. Nous l’avons laissé en suspens depuis octobre dernier. Comme un blocage, une crampe de l’écrivain, une révolte de plume. Pourquoi cela ? Par ce que ces Leçons sont remarquables, et sans égales, puisqu’il s’agit d’une première mondiale. Parce que leur exhumation est dotée d’une force persuasive au dramatisme intense qui nous surprend, nous tétanise, mais peine parfois à émouvoir selon les sections. Mais racontons un peu longuement ce disque, que nous nous repassons depuis plusieurs mois, sans parvenir à bien en cerner toutes les ramifications. Asseyez-vous, chers Lecteurs, et causons.
Sur les 9 Leçons de Villeneuve, constituant les trois cycles de Leçons de Ténèbres pour les mercredis, jeudis et vendredi saints, L’Ensemble Vedado nous livre celles du 3ème jour. On ne reviendra guère sur la liturgie très particulière qui y est associé, avec le caractère infiniment théâtral de la liturgie, avec le chandelier triangulaire à quinze bougies qu’on éteint progressivement après chacun des psaumes, puis à la fin le fait de cacher derrière l’autel (ou dans une lanterne fermée) la dernière bougie pour évoquer les ténèbres de la Crucifixion. On chantait ensuite le Miserere, et le public fait du vacarme pour simuler le tremblement de terre évoqué dans la Bible avant que le jour ne vienne (ou que l’on ramène le cierge caché), symbolisant ainsi la Résurrection. Sans chercher à reconstituer le contexte liturgique, on appréciera que très justement les Leçons se concluent par un Miserere.
De plus, soucieux de préparer l’auditeur émotionnellement à une musique aussi profonde, Ronald Martín Alonso a très judicieusement choisi d’user de pièces extraites des Conversations en matière de sonates de 1732 et 1733. Dès les premières notes, on goûte cet archet dense et évocateur, au geste généreux, à la sonorité grainée, d’une nostalgie aérienne au dessus de l’orgue de Laurent Stewart, à la modestie sensible. Le gambiste, qui sait swinger chez Marais, voire lui adjoindre d’endiablées Folias contemporaines, adopte ici une approche toute différente, cachant la jubilation du défricheur sous le boisseau. Le trille se fait frémissement, le phrasé pré-Lamentations. Jouée différemment, cette mélodie aurait pu, dans son élégance, devenir presque galante ; c’est le talent et la poésie du gambiste d’avoir su l’acclimater, au sens premier du terme. On regrettera toutefois que les pièces instrumentales, au lieu d’introduire uniquement les Leçons, se permettent également de les couper en deux hémistiches, accroissant l’impression de fragmentation d’une écriture déjà relativement condensée, où Villeneuve répète même plusieurs fois les mêmes lettres hébraïques et agit par micro-cellules, au souffle haletant, ce qui confère certes une grande variété de tons mais conduit à une narration haletante.
Voici la Première Leçon de Ténèbres du Troisième Jour. À force d’écouter si souvent celles de Couperin, on est, dès les premières secondes, tout décontenancés par le texte différent : “Misericordiae Domini quia non sumus consumpti” (C’est l’effet des miséricordes du Seigneur que nous n’ayons pas été consumés) puisque ce sont ici celles du 3ème jour. Seconde surprise : plutôt qu’une voix de dessus éthérée, presque sans vibrato, théâtrale et très déclamée, presque parlée — telle qu’on l’apprécie chez des interprètes comme Isabelle Desrochers, Catherine Greuillet ou Stéphanie Révidat dans des Ténèbres similaires —, le choix du chef s’est porté sur le timbre très particulier et si reconnaissable de Dagmar Šašková. Il y a là une transposition de la voix de dessus vers celle de bas-dessus, éloignant ces miniatures de l’esthétique habituelle pour les tendre vers l’opéra, vers un drame plus grand que nature. Il y a chez la chanteuse de la fierté indomptée du Caravage, ou de violence d’Artemisia Gentileschi.
Le médium de Šašková, plein, charnu et fier, enveloppe l’auditeur et ne le lâchera plus. Si les aigus semblent parfois un peu aplatis quand la tessiture est trop haute, la chanteuse laisse admirer une prosodie admirable, sculpte les mots avec une conviction inébranlable, comme sur le “Multa est Fides” ou le magnifique “Silentio salutare Dei”, a une manière très personnelle de quasiment rouler les “r”. Certains moments sont foudroyants, comme le dramatisme du “Ponet in pulvere os suum” (Il mettra sa bouche dans la poussière) ou la violence du “Dabit percutienti se maxillam” (Il présentera sa joue à qui le frappera), accompagné des brutaux accords plaqués du clavecin. Redisons-le, le travail sur la prosodie est admirable, même si le chant prime ici sur la parole, et que même les récits sont très chantés. On soulignera aussi l‘élégance racée des ornements, leur précisions (trilles, ports de voix, mordants et autres innombrables fioritures) le fait que ceux-ci se glissent de manière constante avec une confondante fluidité dans le discours. L’accompagnement, – hormis un clavecin envahissant et capté de trop près – s’avère d’une complicité discrète. La viole et a fortiori le théorbe auraient pu être mis plus en avant, face au couple orgue/clavecin et voix qui prédomine très nettement. La Première Leçon voit apparaître une manière d’entracte instrumentale, après à peine trois minutes : Sarabande, certes ourlée, rêveuse et un brin nostalgique, où l’archet de Ronald Martín Alonso se fait ample avec un grain d’une pudeur qui n’aurait pas déplu à Sophie Watillon, mais qui entrave le flux de la Leçon. Le “Jerusalem, convertere” conclusif, arrive déjà, trop rapidement. Cette Première Leçon laisse alors une impression d’inachevée, de synthèse d’une oeuvre qui aurait méritée d’être plus développée, plus immersive. Villeneuve a l’esprit de synthèse, et nous laisse entrevoir ses talents dans une oeuvre si concise qu’elle en devient pressée.
Le répons Sicut ovis qui suit, chanté a cappella, offre un contraste stylistique abrupt. Sa sobriété et sincérité, son épure éthérée nous ramène dans des temps immémoriaux plus archaïques.

Georges de La Tour, La Madeleine pénitente (détail), vers 1635-1640, huile sur toile, 113 x 92,7 cm, Washington, National Gallery of Art © Muse Baroque à l’occasion de l’exposition actuellement au Musée Jacquemart-André
La Seconde Leçon surprend par son tempo initial allant. L’attaque du “Quomodo obscuratum est aurum” (Comment est-ce que l’or s’est obscurci ?) manque peut-être de désolation pour coller au questionnement, l’insistance du “in capite omnium platearum” est efficace. Gradation subtile entre les trois Leçons ou mystère de l’inspiration ? Villeneuve dénote ici écriture mieux dirigée : Guimel est expédié pour mieux souligner la cruauté du texte “Quasi struthio in deserto” (comme l’autruche dans le désert). De même, les arabesques du Daleth s’efface vite devant l’évocation physique de la soif du nourrisson (“Adhaesit lingua lactantis”). On notera la distance de l’incarnation dans le Heth, où le texte “Qui vescebantur voluptuose” (Ceux qui se vivaient dans les plaisirs) aurait pu conduire à plus de sensualité. A rebours, la chanteuse préfère une noblesse hiératique. Il y a dans cette seconde Leçon la patte d’un grand compositeur, ce que la suivante confirme pleinement.
Pour la Troisième Leçon, la plus dépouillée, la plus sombre, l’atmosphère change. Même les lettrines hébraïques ont disparu. L’appel “Recordare Domine” (Souviens-toi Seigneur), soutenu par le théorbe de Damien Pouvreau (qu’on entend hélas trop peu), nous plonge dans une ambiance nocturne flageolante et incertaine digne des “Nuits” de Georges de La Tour. L’interprétation, bouleversante, à fleur de peau, irradie, touche au plus juste, notamment sur le “Cervicibus nostris minabamur” (on nous a entraînés la corde au cou) ou l’humiliation des vierges et femmes de Sion « Mulieres in Sion ».
La sûreté de l’écriture de Villeneuve se poursuit dans le Miserere, œuvre recueillie (sauf quelques versets au centre), se situant dans le prolongement du style des 2ème et 3ème Leçons. Le Tibi soli peccavi y est saisissant : son dolorisme prégnant, sombre et méditatif, offre un contraste frappant avec l’Asperges me hyssopo. Ce dernier passage propose une écriture très figurative où un rythme presque dansant, soutenu par le clavecin et le théorbe, décrit l’aspersion rituelle. C’est l’un des rares moments où l’on sent poindre une jubilation, une confiance presque espiègle. Même le verset suivant, qui exprime la joie, se révèle plus concentré et empreint d’un amour plus sacré. Les versets finaux constituent un tout particulièrement cohérent, notamment le Cor mundum qui résonne comme un véritable appel à la foi. On notera peut-être une petite faiblesse dans le Redde mihi laetitiam, au caractère un peu mondain, ainsi que dans le Docebo iniquos. Cependant, toute la fin respire une joie retrouvée : de l’humilité du Quoniam si voluisses sacrificium à la confiance du Benigne fac Domine, et ce jusqu’au verset final qui débute presque sur des arpèges. On aurait même pu imaginer que les musiciens concluent par le traditionnel bruit du strepitum.
C’est un enregistrement courageux qui exhume une œuvre rare, remarquable par bien des aspects. La viole, tout comme la voix, y sont extraordinaires. On regrettera toutefois quelques détails, comme le clavecin parfois trop présent et l’écriture quelquefois trop hachée de Villeneuve, impression accrue par les interpolations instrumentales dans les Leçons. Malgré cela, à l’écoute de ces Ténèbres, l’on souhaiterait vivement entendre celles des premier et deuxième jours, et inciter l’Ensemble Vedado à explorer davantage les beautés de cet obscur Livre de musique d’Église.
Viet-Linh NGUYEN
Technique : enregistrement inégal notamment lors des Leçons où le clavecin est trop en avant et viole et théorbes peu audibles, plus équilibrée dans le Miserere, excellente dans les pièces instrumentales ou a capella.
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