Rédigé par 21 h 10 min Critiques, Littérature & Beaux-arts

Entre tradition assumée et modernité triomphante

Dans la lignée des publications du Centre de Musique baroque de Versailles et de l’éditeur belge Mardaga, c’est un ouvrage fort didactique que nous livre Benoît Dratwicki sur Antoine Dauvergne, à la fois instrumentiste (il débuta comme violoniste à la Chambre du Roy), compositeur, responsable à trois reprises des destinées de l’Académie Royale de Musique, sans oublier son passage à la tête du Concert Spirituel où il succéda à Mondonville…

Antoire Dauvergne (1713-1797), Une carrière tourmentée dans la France musicale des Lumières

Benoît Dratwicki 

 

Centre de Musique Baroque de Versailles / Editions Mardaga, 2011

Broché, 17×24 cm, 480 p., ISBN: 9782804700829 – Prix indicatif : 39 €

© Ed. Mardaga

[clear]Dans la lignée des publications du Centre de Musique baroque de Versailles et de l’éditeur belge Mardaga, c’est un ouvrage fort didactique que nous livre Benoît Dratwicki sur Antoine Dauvergne, à la fois instrumentiste (il débuta comme violoniste à la Chambre du Roy), compositeur, responsable à trois reprises des destinées de l’Académie Royale de Musique, sans oublier son passage à la tête du Concert Spirituel où il succéda à Mondonville… Cette parution coïncide avec les Grandes Journées Dauvergne organisées par le CMBV cet automne, et dont nous vous avions rendu compte des temps forts. Au total, avec les notes et documents en bas de page et les annexes, l’ouvrage totalise la monumentale somme plus de 400 pages étayées de pièces d’archives, de tableaux chronologiques des créations, sans compter les inévitables index et bibliographie ! Autant dire que c’est une gageure pour votre modeste serviteur que de vouloir en rendre compte en quelques lignes..

La récompense est pourtant à la hauteur de cette lecture exigeante : à travers la vie de Dauvergne, c’est un demi-siècle d’histoire de la France musicale (entre 1740 et 1790) – souvent décrié comme mignard ou décadent – qui défile sous nos yeux, à une période charnière qui s’ouvre avec les derniers feux de Lully et Quinault (dont les ouvrages, en version originelle ou réorchestrés par des compositeurs contemporains, resteront à l’affiche jusqu’aux années 1780) et s’achève en pleine tourmente révolutionnaire dans une veine préromantique qui tourne résolument le dos au classicisme du Grand Siècle. Les évolutions bouleversent l’orchestre, avec l’apparition de nouveaux instruments (la clarinette, la flûte “allemande” ou traversière, le pianoforte qui sera introduit à Paris en 1768 par Dauvergne et supplantera progressivement le clavecin), et la disparition progressive de certains autres (notamment dans la gamme des violes). L’orchestre prend peu à peu sa consistance moderne : au Concert Spirituel, Dauvergne introduit le principe du “premier violon conducteur”, qui remplace avantageusement le “batteur de mesure”. Les musiciens s’installent définitivement face aux spectateurs dans la fosse, tandis que ces derniers perdent tout accès à la scène comme cela était courant au XVIIème siècle. Les voix n’échappent pas à l’évolution : face à un orchestre de plus en plus fourni, dans les années 1780 seuls les chanteurs dotés d’une bonne technique parviennent à se faire entendre, les autres sont condamnés à être couverts ou à crier de manière disgracieuse…D’un autre côté, la maturité de l’orchestre n’est pas achevée : les instruments ne sont pas encore regroupés par pupitres semblables, ils restent disséminés au hasard de la fosse. De même, les chanteurs ne sont pas encore rassemblés par timbre.

La forme savante du plan de l’ouvrage (agencé selon les différentes fonctions occupées par Dauvergne : violoniste, en charge du Concert Spirituel, à la Chambre du Roy, à l’Académie Royale de Musique) peut dérouter, puisqu’elle n’est pas strictement chronologique, entraînant çà ou là des allusions ou des redites. Elle permet en revanche de décrire magistralement ses apports musicaux, tant comme compositeur intégrant les courants divers, qu’à travers ses choix en matière de répertoire, qui favorisent la venue à Paris des grands noms de la musique européenne du siècle : Glück bien sûr, mais aussi Piccini ou Salieri. En marge des créations prestigieuses, Dauvergne soutient des initiatives très concrètes pour favoriser le rayonnement de l’Académie Royale : prix aux nouveaux ouvrages pour favoriser le renouveau du répertoire français, mise en place d’une École de Chant pour disposer d’interprètes confirmés, restauration d’une certaine discipline parmi les artistes – malgré d’incessantes rébellions et cabales, qui culmineront à la période révolutionnaire.

Au plan privé, la longévité exceptionnelle de Dauvergne (mort à 84 ans…) recouvre une vie mouvementée : marié une première fois à Marie de Filtz en 1740, peu après son arrivée à Paris, il eut quatre enfants (dont deux moururent en bas âge). Devenu veuf, il se remaria avec Clémence Rozet, de trente ans sa cadette ! C’est dans la famille de cette dernière, morte en 1787, qu’il se retira pour finir ses jours, à partir de 1793 année de la Terreur. Au passage, il avait été anobli en 1786 par Louis XVI. Il fut le dernier à l’être, dans la lignée de Lully, Colin de Blamont, Rebel, Francoeur, Rameau et Blanchard qui furent les seuls autres musiciens à bénéficier de cette reconnaissance. La même année, il obtint le cordon de Saint-Michel…

Portrait supposé d’Antoine Dauvergne
© BNF, Bibliothèque Musée de l’Opéra

Un compositeur qui renouvelle la tradition

L’influence musicale de Dauvergne se manifeste sur deux plans. Tout d’abord il fut un compositeur reconnu de son époque. Dès 1739, la publication de ses sonates pour violon démontre sa maîtrise de l’instrument. Ses quatre Concerts de Symphonies, publiés en 1751, sont marqués par une certaine audace due à l’influence de l’école de Mannheim (qui triomphera cinq ans plus tard dans les symphonies de Gossec).

Mais c’est dans le domaine lyrique qu’il affirmera le plus brillamment ses talents de composition. Si Les Amours de Tempé (1752) se heurtent aux tracasseries de l’Opéra, Les Troqueurs (écrits en 1753 pour le théâtre de la Foire Saint-Germain) connaîtront un succès immédiat, à tel point que l’Académie, jalouse, les fit interdire ! Dans le contexte délicat de la Querelle des Bouffons qui divisait le public, Dauvergne transposait avec audace dans le genre français les intermèdes italiens à la manière de La Serva Padrona de Pergolèse, inaugurant ainsi une veine qui allait fleurir un peu plus tard avec Grétry. Dans la foulée, Dauvergne composa en juillet de la même année La Coquette trompée pour le théâtre de la Cour à Fontainebleau.

La fin de la décennie marque la période la plus féconde du compositeur. En 1758, il livre ainsi coup sur coup pour l’Académie Enée et Lavinie, etLes Fêtes d’Euterpe. Le premier, une tragédie lyrique, est bâti sur une reprise d’un livret de Fontenelle pour Collasse, qui ne connut pas le succès en son temps (1691), et fut réécrit pour l’occasion par Moncrif. L’orchestration luxuriante de Dauvergne y fit grand effet, associée à des costumes somptueux. L’œuvre suscita 36 représentations, et ne fut éclipsée que par Les Fêtes d’Euterpe. Ces dernières – en fait un opéra-ballet composé de trois entrées sans lien narratif, la dernière étant une reprise de La Coquette trompée – reposent au contraire sur une orchestration modeste, mais qui met en valeur les instruments solistes. La seconde entrée (Alphée et Aréthuse, avec son évocation du palais de Neptune) poursuivit sa carrière dans des Fragments, livrés dès 1759. La seconde tragédie lyrique de Dauvergne fut son Canente (1760), sur un poème de Houdar de la Motte, déjà orchestré par Collasse en 1700. Le livret fut remanié par l’Intendant Bay de Cury, avec un nouveau dénouement. Sa riche orchestration, dans la veine d’Enée, faisait notamment appel à des clarinettes, apparues depuis seulement 1757 à l’Académie. Seuls des changements malheureux et incessants de distribution eurent raison de son succès initial. Hercule, sur un livret de Marmontel, lui succéda au début de la saison de 1761. Il marque un tournant musical dans la manière d’intégrer plus étroitement les  récitatifs et les airs, en donnant à ces derniers un caractère moins formel, plus théâtral. C’est pour la saison de 1763 au Concert Spirituel que Dauvergne produisit Polyxène, sur un livret de son associé Joliveau. Sur une trame dramatique resserrée, se développe une orchestration très riche, fondée sur des colorations rapides (dominante de la dominante, brisée régulièrement par des accords de septième diminuée ou de sixte augmentée) qui soulignent efficacement les contours de l’action et l’épaisseur des personnages. Malgré des décors fastueux de Girault et des costumes chatoyants, l’œuvre reçut un accueil mitigé, les contemporains déplorant la rareté des ariettes…

Dans les années 1760, à la tête du Concert Spirituel, il produisit également une douzaine de motets afin de remplacer ceux de Mondonville, qui avait retiré les siens à la suite de son éviction à la tête de l’institution. Le premier -et le plus connu-, le Te Deum frappe par la modernité du caractère descriptif de la musique. Globalement ils ne rencontrèrent toutefois pas le même succès auprès du public que ceux de son illustre prédécesseur. En 1765, Dauvergne fait représenter à Fontainebleau Eglé ou le Sentiment, et Le retour du Printemps, ou le Triomphe de Flore. La tempête orchestrale qui lie l’ouverture et les chœurs du second annonce avec quinze ans d’avance le Glück d‘Iphigénie en Tauride. En 1768,il répond à une commande de l’Académie avec un ballet-lyrique, La Vénitienne, sur un livret de Houdar de la Motte pour La Barre (1705). Si la musique fut reconnue, l’œuvre fut un échec retentissant, stoppé après la troisième représentation !

En 1770 le mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette suscite des festivités trois mois durant. Dauvergne s’y illustre avec des remaniements : une réorchestration avec Berton des Fêtes Grecques et Romaines de Colin de Blamont, une réécriture en trois actes du Persée de Lully avec ses collègues Rebel et Du Bury. A leurs côtés, il se montre assurément le plus novateur, faisant appel à plus de quatre-vingt instrumentistes pour décrire la tempête et le combat du IVème acte ! Il aligne également une création : le ballet héroïque La Tour enchantée, écrit à quatre mains avec Joliveau. En 1771, à l’occasion du mariage du comte de Provence, Dauvergne, associé à Berton et Trial, propose un Linus, sur un livret de Leclerc de la Bruère initialement destiné à Rameau. Les effets de machines parurent tellement délirants que Papillon de la Ferté demanda et obtint son retrait, et l’œuvre ne fut jamais représentée… A défaut, Dauvergne fit représenter à l’Opéra Le Prix de la valeur, court ballet héroïque sur un livret de Joliveau, réutilisant largement des extraits d’œuvres antérieures. Enfin, le remaniement en 1773 de la Callirhoé de Destouches s’avéra un échec total : l’œuvre ne connut qu’une seule représentation !

Un directeur résolument ouvert à la modernité

Si la carrière du compositeur s’achève sur une série d’échecs, celle du directeur musical restera féconde jusqu’à la Révolution. Après ses premiers démêlés de compositeur avec l’Académie (avec Les Amours de Tempé, et Les Troqueurs), Dauvergne se tourne tout d’abord vers la Cour, où il est depuis 1741 violoniste du Roy. En juin 1755 il rachète la charge de compositeur de la Musique de la Chambre du Roy à Rebel, et la même année, suite au décès de Pancrace Royer, celle de Maître de Musique de la Chambre. A la Noël 1764, il y ajoutera la charge de Surintendant de la Musique de la Chambre, rachetée à François Francoeur. La réalité économique était un peu moins brillante que les apparences, puisque juridiquement Dauvergne était “survivancier” de Rebel et Francoeur, exerçant les charges sans en percevoir les émoluments tant que ces derniers étaient vivants…Il n’importe, c’est lui qui tenait les rênes de l’institution au plan musical, et le Roi récompensait généreusement les compositions effectuées à l’occasion des grandes occasions. En 1761, Louis XV rattacha officiellement les formations de l’Ecurie et de la Chapelle à la Chambre. Les Surintendants, au nombre de deux, se relayaient par semestre, de même que les Maîtres de Musique. Les effectifs de la Chambre ne cessèrent de croître au cours de la période, jusqu’à atteindre une petite centaine de musiciens et chanteurs, sans compter les renforts occasionnels ! Si Choiseul, après le traité de Paris (1763) imposa des économies (la suppression des Vingt-Quatre Violons, un budget maximal de 320 000 livres), les dépenses repartirent à la hausse dès 1767. En 1782 un édit inspiré par Necker confia les spectacles de la Cour aux formations parisiennes (Académie Royale, Opéra-Comique, Comédies Italienne et Française), limitant le séjour de Versailles aux seuls musiciens assurant les offices religieux, et divisant ainsi le budget par deux…

Globalement, par suite de la disparition de la vie communautaire des artistes (qui étaient souvent membres d’autres formations), le niveau musical de la Chambre était plutôt en baisse par rapport au Grand Siècle. Avant la construction de l’Opéra Royal par Gabriel (pour le mariage royal de 1770), le théâtre de la Cour des Princes de Versailles était dépourvu de machinerie et pouvait accueillir tout au plus 300 spectateurs. Les représentations se déroulaient donc de préférence au théâtre de Fontainebleau (rénové en 1725, et qui pouvait contenir près d’un millier de spectateurs, mais à l’acoustique déficiente..). Dauvergne inaugura ses fonctions de Surintendant lors du mariage royal de 1770. Il participa donc à l’élaboration du programme des festivités, dont il fut également pourvoyeur en tant que compositeur ! De manière un peu curieuse pour accueillir une Dauphine pétrie de musique italienne et allemande, la programmation recourut largement aux auteurs du Grand Siècle : le Persée de Lully (remanié, comme il a été dit plus haut), Athalie de Racine, Tancrède et Sémiramis de Voltaire…Les décors, costumes et machines alignés étaient à la mesure de l’événement royal : plus de 500 costumes originaux pour Persée, avec un palais de l’Amour descendant des cintres tandis que de la scène surgissait l’autel de l’Hymen, quatre chars attelés de deux chevaux sur scène pour La Tour Enchantée !

Les Amours de Tempé, ballet héroïque en quatre entrées représenté pour la première fois le 7 novembre 1752 par l’Académie royale de musique.
Gravé par le Sr Hüe -l’auteur (Paris)-1753
© BNF / Gallica

Ayant assis son statut à la Cour, Dauvergne ne néglige pas la Ville, et prend la tête en juillet 1762 du Concert Spirituel. Créé par Anne Danican Philidor en 1725 afin d’offrir des musiques sacrées pendant les fêtes religieuses, durant lesquelles les théâtres parisiens faisaient habituellement relâche, l’institution était rapidement devenue célèbre dans l’Europe entière, tant pour la qualité de ses musiciens que pour la variété de son répertoire, élargi dès 1727 à la cantate et aux airs d’opéras. Associé à Joliveau et Capperan, il succède à Mondonville. Afin de suppléer le retrait des motets de ce dernier, il lance en 1767 un concours de grands motets, doté d’un prix de 300 livres, précurseur du prix de Rome qui sera institué en 1803 par Napoléon. Malgré un transfert de la gestion à la ville de Paris en 1771, Dauvergne resta en poste jusqu’en 1773. Comme Mondonville, lui aussi fit retirer ses motets du répertoire du Concert après son départ…

Entre-temps il avait en effet pris la direction de l’Académie Royale, qu’il avait quittée en 1755. Il ne s’en était pas vraiment éloigné, grâce aux nombreuses commandes lyriques que lui passèrent Rebel et Francoeur pendant leur directorat. Leur retrait en 1766 provoque une succession rocambolesque d’intrigues : la nomination de Dauvergne, acceptée par la Ville, est aussitôt annulée par le ministre Bignon au profit de Trial et Berton, qui disposaient d’appuis plus importants à la Cour ! Mais faute de succès, ceux-ci abandonnèrent dès octobre 1769. Le prévôt les maintint en poste comme “inspecteurs”, en leur adjoignant leurs anciens rivaux Dauvergne et Joliveau. Trial décède en 1771, remplacé par Rebel en 1772. Réunissant toutes les parties de l’Opéra (théâtre, musique, danse) sous l’autorité de ce dernier, Louis XV le nomme administrateur général, avec Berton pour second. La fronde des artistes et des exigences financières jugées exorbitantes auront bientôt raison de Rebel, qui cède sa place en mars 1775 à Berton et décède quelques mois plus tard…Lors de son passage, Dauvergne s’était impliqué dans la venue de Glück à Paris, publiant une demande à son intention de mettre en musique l’Iphigénie de Racine dans le Mercure Galant d’août 1772. Dès février suivant le chevalier fait parvenir à Paris la partition du premier acte de son Iphigénie en Aulide. Grâce à l’intervention de la Dauphine, qui fut son élève, Glück arrive à Paris à l’automne 1773. Les applaudissements nourris de la Dauphine lors de la première du 19 avril 1774 comptèrent aussi beaucoup pour emporter l’adhésion d’un public étonné devant une telle nouveauté musicale… Dans la foulée, le 2 août fut créée la version française d’Orphée et Eurydice, avec le ténor Legros.

A l’instigation de l’Intendant Papillon de la Ferté, le Roi décide en février 1776 de faire reprendre la gestion de l’Opéra par les Intendants des Menus Plaisirs, en leur adjoignant Berton comme directeur général. Le nouveau règlement, publié en mars 1776, suscita la fronde des artistes…Dauvergne, à qui l’on avait proposé le titre de directeur-adjoint, avait refusé, se retirant avec une pension de 2000 livres. Devant le relatif insuccès de son entreprise, La Ferté confie à nouveau l’Opéra à la Ville à partir de la saison 1777-78, Berton demeurant administrateur général. Le succès de l’Armide de Glück le dispute à celui du Roland de Quinault remanié par Marmontel et mis en musique par Piccinni : ce fut la querelle des glückistes et des piccinnistes, sur fond de rivalité entre la Dauphine (qui soutenait le premier) et de la Du Barry (qui appuyait le second) ! De son côté moyennant le versement de 500 000 livres, la Ville avait à son tour confié l’Opéra au Sous-directeur des Fermes Devisme du Valgay : Berton démissionna aussitôt. Les réformes brutales de Devisme lui attirent rapidement l’hostilité des artistes et d’une partie du public : il démissionne dès janvier 1779, et part définitivement en mars 1780.

Concerts de simphonies à IV parties, Œuvre IV. Gravées par le sr Hüe -Mme Boivin (Paris) -1751
© BNF / Gallica

Par arrêt du 17 mars 1780, le Roi avait accepté de reprendre l’Opéra, moyennant sa réunion aux Comédies Italienne et Française. Dauvergne proposa alors avec Francoeur le jeune un réglement très détaillé pour restaurer le fonctionnement de l’institution, avec un système très novateur d’un directeur unique aidé d’un comité collégial associant les artistes à sa gestion. Ce réglement fut repris intégralement par Berton, rappelé sous l’influence de La Ferté, qui souhaitait en réalité superviser directement l’ensemble ! Le Comité associant les artistes fut mis en place, mais Berton agissait en solitaire, ce qui ligua les artistes et La Ferté contre lui. Il décéda dès le 14 mai, et les artistes manœuvrèrent pour la nomination du timide Gossec, loué pour sa gestion du Concert Spirituel. C’est finalement Dauvergne qui fut nommé dès le 26 mai, avec Gossec comme adjoint, ce qui lui permettait de conserver sa charge de Surintendant à la Cour. Les succès affluent rapidement, Dauvergne fait créer huit nouveautés en une saison ! Il tente de convaincre les artistes de faire des économies, d’attirer de nouvelles voix de tout le royaume qui soient plus adaptées aux exigences du nouveau répertoire, contacte Glück et Sacchini pour les faire venir à Paris. Il fait face à l’incendie qui ravage l’Opéra le 8 juin 1781 : il réinstalle toute la troupe dans l’Hôtel des Menus Plaisirs, où il donne dès le 14 août Le Devin de Village, et organise des concerts aux Tuileries. En octobre, une nouvelle salle (construite en 90 jours !) est livrée à la porte Saint-Martin : elle permet de donner l’Adèle de Ponthieu de Piccinni, La Double Epreuve de Grétry, et le Thésée de Gossec. Mais l’Opéra avait perdu dans l’incendie la plupart de ses décors et costumes…Dauvergne, malade (il était alors septuagénaire…), présente en mars 1782 sa démission au ministre Amelot, qui le remercie avec une pension de 2000 livres.

La Ferté propose alors de confier la direction de l’Opéra…aux artistes ! Le ministre, puis le Roi, entérinent la décision. En réalité, au moins à ses débuts, La Ferté tenait étroitement le Comité. S’ensuivit un renouvellement important de personnel : retraite de Legros et plusieurs autres chanteurs, montée en puissance de mesdemoiselles Saint-Huberty et Dozon, à qui mademoiselle Maillard, maîtresse de La Ferté, tentait de ravir la vedette…Sacchini arrive à Paris dès 1783, suivi par Salieri ; des compositeurs français (Lemoyne, Lefroid de Méreaux) exploitent plus ou moins habilement la veine de Glück. Une émulation, voulue par le Comité, s’installe entre les compositeurs : la première du Roland de Sacchini fait sensation, le compositeur livrant dans la foulée un Dardanus et une Chimène, Piccinni crée Didon et Diane et Endémyon tandis que Salieri produit une réorchestration des Danaïdes (antérieurement refusée par Glück). Surtout l’Académie s’ouvre à la comédie lyrique, et commande à Grétry les partitions qui constitueront les grands succès du moment : L’Embarras des Richessesla Caravane du CairePanurge dans l’île des Lanternes.

[XII] sonates à violon seul avec la basse-continue… Œuvre second. Gravé par le sr Hüe -l’auteur (Paris)-1739
© BNF / Gallica

Malgré des recettes florissantes, les dépenses vertigineuses du Comité aboutissent à un déficit croissant : plus de 300 000 livres en 1785 ! Au sein du Comité, après les retraits de Legros et Dauberval, le pouvoir s’était concentré entre les mains de Rey, La Suze et Gardel. En mars 1785 La Ferté rédige un rapport sur l’administration de l’Académie : il préconise de mettre en place un directeur énergique, qui ne soit pas un compositeur, et propose Dauvergne ! Il est chargé de négocier discrètement ce retour, avec des appointements portés à 6000 livres (soit le double de ce que percevait Dauvergne en 1782…), et de lui trouver un adjoint (le jeune Francoeur, après le refus initial d’un compositeur bordelais). Le caractère collégial est maintenu : les deux directeurs doivent réunir chaque lundi le Comité.

Dans ce contexte financier difficile, Dauvergne tente de préserver le renouvellement du répertoire. Afin de réduire le risque d’échecs, il fait relire les livrets et les partitions par le Comité ou des connaisseurs, multipliant les “répétitions d’essai” et les demandes de remaniements. De 1785 à 1790 il parvient à faire créer 23 ouvrages nouveaux. Les grands opéras triomphent : Pénélope de Piccinni, Thémistocle de François Philidor, Pizarre de Candeille, Tarare de Salieri (sur un livret de Beaumarchais), Phèdre et Nephté de Lemoyne, La Toison d’Or de Vogel. Chérubini composeDémophon, son premier ouvrage en français, tandis que la mort prématurée de Sacchini (en 1786) est suivie de créations posthumes : Oedipe à ColonneArvire – achevé par Rey, et Ecolino. Envers les artistes Dauvergne restaure une certaine rigueur, luttant contre les retards aux représentations et pour le rétablissement des rémunérations “au cachet” (les “feux”), forfaitisées quelques années plus tôt.

Mais le déficit s’alourdit inexorablement (plus de 500 000 livres !), d’autant que la rigueur de l’hiver 1788 dissuade le public de se rendre aux spectacles. Dès avril 1789 Dauvergne expose à La Ferté sa crainte d’une faillite. Tandis que se réunissent les Etats Généraux en mai, les cabales des artistes se multiplient, et Viotti, qui dirigeait le théâtre de Monsieur, propose de reprendre à son compte la gestion de l’Opéra ! Le Roi refuse, mais Dauvergne, violemment apostrophé par Lainé au Comité en juillet, demande à être remplacé. Seuls les événements de juillet l’incitèrent à rester en fonctions : grâce à son sang-froid il sauve l’Opéra de l’émeute le 12. Le 20 il propose de donner une représentation au profit des Parisiens morts ou blessés les jours précédents, ce qui lui vaudra le respect des Révolutionnaires. Avec l’aide de La Fayette, il renforce la sécurité de la salle, afin de la préserver. Mais la contrainte financière s’accélère : en août le caissier ne peut plus payer les artistes ! Dauvergne les incite à l’économie, et s’attelle à un projet de réforme. De leur côté les artistes se désolidarisent des Premiers Sujets (membres du Comité), et le soutiennent. Fin novembre, le Roi accepte de continuer à payer les artistes, moyennant un plan d’économies. Face aux protestations des artistes, le ministre Villedeuil menace de fermer l’Opéra ! Dans ce contexte troublé et incertain, Dauvergne réussit l’extraordinaire tour de force de maintenir une programmation, et même des créations : Nephté de Lemoyne le 15 décembre, puis Les Pommiers et le Moulin, du même, le 22 janvier ; un ballet de Gardel sur une musique de Miller Télémaque dans l’île de Calypso le 23 février. Le 8 avril 1790, la ville de Paris prend le contrôle de l’Académie, à la tête de laquelle elle nomme son adjoint Francoeur. A l’âge de 77 ans, Dauvergne pouvait enfin se retirer avec le sentiment d’une longue mission accomplie…

Bruno Maury

Site officiel de l’éditeur Mardaga 

Étiquettes : , , Dernière modification: 18 juillet 2014
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