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Endiablé (Bach, Le voyage à Naples, Perbost, Bénos-Djian, Ma non troppo – Son an Ero)


Jean-Sebastian Bach : Le voyage à Naples

Cantate “Non sa che sia dolore” BWV 209
Motet pour soprano et alto “Tilge, Höchster, meine Sünden” BWV 1083, d’après le Stabat Mater de Pergolesi
Cantate “Widerstehe doch der Sünde” BWV 54

Marie Perbost, soprano
Paul-Antoine Bénos-Djian, contre-ténor
Ensemble Man non troppo

1 CD Son an Ero, 68’29.

“Où Jean-Sébastien Bach, voyageur immobile, rêve d’Italie, s’inspire de sa spiritualité, de son style, même de sa langue, tout en restant profondément germanique et luthérien”. Voici le sous-titre de cet opus original dans son regroupement. Car si l’on souhaitait en rester aux cantates profanes sur un livret en italien, pourquoi ne pas avoir inclus la seule autre œuvre qui nous soit parvenue, l’Amore traditore BWV 203, d’ailleurs fort brève ? Si l’on voulait en rester aux transcriptions, pour que Pergolèse soit accompagné de Vivaldi, il suffisait d’inclure les magnifiques concertos pour clavecin issus de l‘Estro Armonico. Et que fait là la BWV 54 pour alto, certes inspirée du Miserere, mais dont l’italianité n’est pas flagrante dans l’écriture, peut-être est-ce d’ailleurs la première que le jeune Bach composa à Weimar. Bref, si la cohérence programmatique de notre collectif breton nous laisse un peu perplexe, de même que la vue ensoleillée qui orne la couverture (prise par l’alto Camille Rancière, on suppose que c’est une vue du Finistère ?), jetons-nous à l’écoute de cet escapade à Lübeck, pardon, Naples. 

Sinfonia. Vaste, ample, orchestrale, faisant songer dans son instrumentarium et son style à la Suite en si mineur. Ce qui frappe d’emblée, par exemple par rapport à la version colorée mais plus posée de Koopman (Erato), c’est la virtuosité sautillante, le traverso espiègle de Mathilde Horcholle, à la fluidité coulante, au souffle long, et les violons saillants, justement italianisants de Louis Creac’h & Fanny Pacoud. Le tempo vif, les temps forts marqués et presque dansants emportent l’adhésion et décape cette œuvre à la date d’exécution et aux circonstances de composition encore nimbées de mystère. On ne la connaît que par des copies tardives dont celle du Fonds Forkel. Des doutes ont même parfois été émis sur la paternité de la cantate, démentie par la sureté d’écriture. L’air “Parti, pur, e con dolore” permet à Marie Perbost de faire montre d’un dramatisme élégant, insistant sur la noblesse mélodique et servant avec soin le texte, sans affèteries. La gravité presque opératique de la soprane sort l’air du répertoire de l’ariette à laquelle on le confine trop souvent. La plainte, ourlée et lyrique s’épanche avec une grâce admirable. On retrouvera ses qualités dans le second air “Ricetti gramezza e pavento”, plus détendu, toujours accompagné du gracieux traverso. Marie Perbost exécute les ornements avec une facilité joueuse et une assertivité qui fait écho aux paroles “rejette l’anxiété et la crainte, comme le timonier (…) heureux à la proue, s’en va chanter face à la mer”.

Santa Maria ad Ogni Bene dei Sette Dolori à Naples, l’église a été amplement remanié à l’époque de Pergolesi au cours du XVIIIe siècle, notamment dans les années 1730 avec l’ajout de l’escalier extérieur. Détail du portail de la fin du XVIe siècle. Source : Wikimedia Commons (retravaillée)

A présent, cap sur Naples. Les mélomanes confirmés savent ce qui se cache derrière le Psaume 51 de Bach ou le “Tilge, Höchster, meine Sünden”. Rien de moins que le Stabat Mater de Pergolèse, avec un texte paraphrasé à partir du Psaume 51 (quitte à des acrobaties pour pouvoir coller à la structure du Stabat), le Quando corpos morietur placé en avant-dernière position, l’ajout occasionnel d’une partie d’alto plus riche notamment lorsqu’il y a sinon une résolution avec une note longue tenue, ou une ligne orchestrale un peu plus contrapuntique. Il conserve toutefois scrupuleusement les qualités de son jeune confrère, et malgré l’engouement européen pour cet œuvre, on ne sait ce qui poussa Bach à cette adaptation où sa patte subtilement tire l’œuvre vers davantage de profondeur, notamment par la réticence à doubler l’orchestre et à varier les mélismes vocaux. L’interprétation du tandem de Marie Perbost et de Paul-Antoine Bénos-Djian est superbe, tant la cohésion et la fusion des timbre se fait naturellement, même si leur diction allemande souffre parfois un peu dans les consonnes. Par rapport à l’enregistrement de référence de Thomas Hengelbrock (DHM), les chanteurs sont tout aussi vifs mais moins angéliques, et contrastent plus fortement avec l’accompagnement de Ma non troppo, dégraissé et incisif, d’une précision nerveuse, aux violons grainés très italiens, qui rappelle la grande époque d’Il Seminario Musicale dans cette tension entre transparence et rugosité. Le violoncelle tendre et sensuel de Keiko Gomi, l’orgue présent, attentif et discret d’Anne-Marie Blondel ne sont pas pour rien dans cette pâte sonore texturée mais très lisible. L’interprétation s’avère toutefois un peu inégale. A un “Tilge, Höchster, meine Sünde” introductif caravagesque et puissant succède le cri du “Ist mein Herz Missetaten” lancé avec une sincérité fervente par Marie Perbost ou le “Dich erzürnt mein Tun und lassen” presque mondain ; le “Wasche mich doch rein” est un peu pressé et les attaques de l’alto trop sereines, le “Denn du willst kein Opfer” offre sa généreuse apesanteur et constitue l’un des plus beaux mouvements de l’œuvre.

Enfin, la BXV 54 nous est livrée presque comme une cerise sur la gâteau. On ne sait pas si le 15 juillet 1714 l’alto de la Chapelle Ducale avait également mangé du lion, mais c’est le cas de nos interprètes : cela débute par une basse continue musclée et un crescendo par palier initial à l’excitation jubilatoire pour l’haletante introduction dépeignant les coups rageurs du texte. Paul-Antoine Bénos-Djian enchaîne, superlatif de liberté et de spontaneité, fidèle au message de résistance, celui de ne passe laisser aveugler par les vanités de ce monde. Là est l’ambiguité, car qu’elles sont belles et douces, ces vanités, et la manière endiablée dont Ma non troppo conclut la cantate et le disque, transformant un docte fugato à 3 voix en joute extravertie entre l’alto et l’orchestre ne démentira pas leurs séductions. Un très beau voyage, tout sauf immobile.

 

 

Viet-Linh NGUYEN

Étiquettes : , , , Dernière modification: 24 mars 2023
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