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Des moustaches à la Joconde ? (Bach, Variations Goldberg, Duo Mélisande – Rochemontès, 01/03/2015)

Initialement composées pour le clavecin, les Variations Goldberg ont été transcrites à de nombreuses reprises. L’idée d’une transcription pour deux guitares respecte l’esprit de l’œuvre tout en renouvelant ses couleurs. Selon un tempo étonnamment lent, comme en suspension, qui aura pu en gêner certains, les deux guitares chantent et se répondent par une complicité absolue.

Bach, Variations Goldberg,
Duo Mélisande

Orangerie de Rochemontès (31), 1er mars 2015

rochemontes

Jean Sebastien Bach (1685-1750) : Variations Goldberg BWV 988, transcription pour duo de guitares.
Joachim Turina (1882-1949) : Cinq danses gitanes
Isaac Albeniz (1869-1919) : Tango et Mallorca

Duo Mélisande : Sébastien Llinares, Nicolas Lestoquoy, guitares.
1er mars 2015, Orangerie de Rochemontès, Seilh (31) – parution tardive.

Pour la quatrième année consécutive, Catherine Kauffmann-Saint-Martin, attachée de presse musicale bien connue à Toulouse, organise une saison de cinq concerts dans une superbe orangerie XVIIIe siècle, attachée au château de Rochemontès, à quelques minutes de l’aéroport de Toulouse Blagnac. Entouré d’un superbe parc arboré, cet ensemble architectural unique, surplombant la Garonne, offre un charme sans pareil.

Depuis 2012, une quinzaine de concerts de haut vol ont résonné dans ce lieu magique tant en musique de chambre avec Les Passions Orchestre Baroque de Montauban, le trio Élysée, que des solistes prestigieux comme le duo Clara Cernat-Thierry Huillet, les pianistes Muza Rubackyté, Kotaro Fukuma, le violoncelliste Marc Coppey ou le violoniste David Grimal… Loin de concurrencer la riche vie musicale toulousaine, la directrice artistique concocte des programmes originaux avec de grands artistes dans un cadre intimiste.
Le dimanche 1er mars, c’était au tour du duo de guitares Mélisande formé du toulousain Sebastien Llinarès et du lillois Nicolas Lestoquoy, autour de leur transcription des célèbres Variations Goldberg BWV 988 de JS Bach, qui sont devenues quelque part leur marque de fabrique depuis leur enregistrement l’an dernier (Paraty 113215). S’il est passé relativement inaperçu, ce disque n’aura pas manqué d’intéresser les amateurs de guitare classique, contribuant à la sortir du ghetto où l’on se complait à la maintenir en la limitant à quelques espagnolades.

Nouvelles couleurs pour les Goldberg
À la question de savoir si les Goldberg se jouent au clavecin ou au piano, Sébastien Llinares et Nicolas Lestoquoy répondent à deux guitares, en s’interrogeant sur l’art de la transcription chez JS Bach, qui a beaucoup pratiqué cet exercice, tant à l’égard de ses anciens ou ses contemporains, que pour ses propres œuvres, dont les versions multiples se superposent aussi bien dans sa musique instrumentale que vocale, sans parler de multiples parodies. Rappelons qu’avant Beaumarchais, la notion de droits d’auteurs n’existait pas encore, pas plus que celle de plagiat ou d’emprunt abusif. Et en musique, c’était honorer une œuvre que de la citer ou la prendre pour base pour la détourner, en l’enrichissant de variations et autres diminutions ou improvisations.

Initialement composées pour le clavecin, les Variations Goldberg ont été transcrites à de nombreuses reprises d’abord pour le piano ou l’orgue, mais aussi la harpe, un orchestre à cordes, un consort de violes ou un trio à cordes. L’idée d’une transcription pour deux guitares se conçoit d’autant mieux que comme le note Gilles Cantagrel : « des cordes pincées du clavecin à celle de la guitare, l’écart est moindre que celui du passage du piano, à l’orgue, voire à un ensemble instrumental ». Et souvenons-nous que la pianiste Rosalyn Tureck considérait que la musique de Bach étant essentiellement abstraite, elle peut circuler d’instrument en instruments.

Comme une grande partie de l’œuvre pour clavier de Bach, ces variations ont été très longtemps considérées comme un simple morceau d’étude (la fameuse machine à coudre), qui requiert toutefois une virtuosité telle que clavecinistes et pianistes l’ont fuit pendant de nombreuses années. Il fallut attendre Wanda Landowska sur son grand Pleyel ferraillant dans les années 1930, puis surtout le choc de Glenn Gould en 1955 pour qu’elles éclatent à la face du monde dans leur complexité et leur intensité dramatique.

Ne pas ajouter des moustaches à la Joconde
Pour Sébastien Llinares, si le clavecin et la guitare ont quelque chose en commun dans la nature de leur courbe sonore, leurs possibilités sont très différentes. Cette transcription est pour lui le « fruit d’un désir plus passionnel que raisonnable, comme une attirance pour quelque chose qui n’est pas fait pour soi ». On goûte quelque part cette saveur de l’interdit dans cette rencontre improbable entre la guitare et le chef-d’œuvre. Les deux guitares rendent toute la richesse harmonique et la complexité du contrepoint dans une approche plus « en noir et blanc » que la seule différenciation main droite-main gauche.

Cette réécriture adaptée aux possibilités de la guitare respecte l’esprit de l’œuvre tout en renouvelant ses couleurs. Selon un tempo étonnamment lent, comme en suspension, qui aura pu en gêner certains, les deux guitares chantent et se répondent par une complicité absolue. Les deux guitaristes proposaient une seconde partie moderne où l’Espagne pousse sa corne, plus riante et ensoleillée que la sublime austérité de Bach, avec Cinq danses gitanes de Joachim Turina et Tango et Mallorca d’Isaac Albeniz, joués pour la première fois à deux guitares. Un récital bien dans l’esprit du lieu où l’excellence s’ajoute à la rareté et à l’originalité.

Évariste de Monségou

Étiquettes : , , Dernière modification: 8 juin 2021
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