Mozart, La Clémence de Titus
Opéra Comédie de Montpellier, 3 avril 2015
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
La Clémence de Titus
Opera seria en deux actes, K 621
Livret de Caterino Mazzola d’après Pietro Métastase
Créé le 6 septembre 1791 au Stavovské Divadlo à Prague, à l’occasion du couronnement de Léopold II
Brendan Tuohy (Titus, empereur romain), Marie-Adeline Henry (Vitellia, fille de l’empereur destitué Vitellius), Kangmin Justin Kim (Sextus, jeune patricien romain), Christina Gansch (Servilia, sa soeur), Antoinette Dennefeld (Annius, jeune patricien romain), David Bizic (Publius, capitaine de la garde)
Mise en scène : Jorinde Keesmat
Scénographie et costumes : Ascon de Nijs
Lumières : Floriaan Ganzevoort
Dramaturgie : Koen Bollen
Choeur et choeur supplémentaire de l’Opéra Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon
Chef de choeur : Noëlle Gény
Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon
Continuo (clavecin) : Yvon Repérant
Direction : Julien Masmondet
Nouvelle production de l’Opéra Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon
Représentation du 3 avril 2015 à L’Opéra Comédie de Montpellier
En politique la grandeur d’âme et la générosité n’existent pas : leur invocation ne cache que d’habiles comportements destinés à flatter l’image de leur auteur, repris et magnifiés à l’envi par leurs thuriféraires. Voici à peu près le sens de la mise en scène que nous propose Jorinde Keesmat pour cette Clémence un peu décalée, tant au plan de la lecture que de la scénographie (des empilements de structures de hauteur variable, évocation des niveaux de lecture de l’oeuvre originale ?). Quand on interroge l’histoire romaine, force est de reconnaître que sa lecture peut invoquer des indices convaincants. Dans sa Vie des Douze Césars, Suétone nous apprend que Titus, fils de Vespasien, lui-même parvenu à la tête de l’Empire suite à un coup d’Etat contre Vitellius, était craint et haï lorsqu’il était préfet de la garde prétorienne de son père. Il a semble-t-il largement profité de sa fonction pour favoriser ses protégés, et se débarasser de ses ennemis. Marié puis veuf, il s’est remarié puis a divorcé de sa seconde épouse. Il a ensuite connu une liaison avec la reine juive Bérénice (qui a inspiré la tragédie éponyme de Racine), à laquelle il semble qu’il ait mis fin en raison de l’impopularité de cette situation auprès du peuple de Rome. Désigné empereur contre son gré, il avait été dans un premier temps surnommé « le nouveau Néron ».
Il est donc à peine paradoxal qu’il ait choisi de faire siens les préceptes enseignés par Sénèque à Néron, en particulier celui relatif à la clémence. Jorinde Keesmat se saisit opportunément de la première apparition de Titus dans l’opéra, qui correspond à un discours devant le peuple de Rome, pour illustrer sa lecture de l’oeuvre : Annius et Publius se comportent comme ses propagandistes (on dirait aujourd’hui « conseillers en communication ») : Annius tente de capter avec sa caméra les meilleurs profils de l’empereur…, entourés de partisans (les chanteurs des choeurs) qui agitent bruyamment des pancartes « Tito » en faisant irruption dans la salle avant de gagner la scène. L’effet est saisissant, le message direct.
La liaison charnelle de l’Empereur avec Sextus, developpée dans la scène suivante (avec un Sextus à moitié nu face à un Titus en « marcel » dans le vestiaire d’une salle de musculation…) ne paraît pas davantage incongrue dans le contexte historique. Comme de nombreux hommes de son rang Titus était connu pour avoir des relations homosexuelles. Il n’hésitait pas à s’entourer de danseurs voire de prostitués. L’intervention de Titus pour marier son protégé s’inscrit également dans ce que nous connaissons des moeurs de l’époque. Jorinde Keesmat en déduit une relation ancienne, qui remonte à l’enfance : elle nous projette ainsi régulièrement des « flash-back » des deux jeunes enfants jouant, avec un Sextus à la fraîcheur innocente, qui passe son temps à jouer avec ses lapins (également présents sur scène, certains des volumes évoqués plus haut étant aménagés en cages).
Dans le contexte du XVIIIème siècle et de la création de l’oeuvre, destinée à magnifier le nouvel Empereur d’Autriche, le message n’était pas moins ambigü. On connaît les déboires des philosophes des Lumières, en particulier de Voltaire, qui avaient placé leur confiance dans les « despotes éclairés » de l’époque (Frédéric II, Catherine la Grande) avant de s’apercevoir que « l’éclairage » n’était que de façade là où le despostisme continuait de régner. Léopold II, frère de Marie-Antoinette, s’est avéré un farouche adversaire de la Révolution Française. Mais l’acceptation par Mozart de la commande impériale nécessitait évidemment de concevoir, au moins en apparence (car l’on connaît l’esprit plein d’ironie du divin salzbourgeois), une ode à la grandeur des Habsbourg.
Sous la baguette de Julien Masmondet, l’orchestre Montpellier Languedoc-Roussillon affiche sa palette sonore hélas trop résolument XIXème, mais se montre plutôt convaincant lors de l’ouverture et l’accompagnement des choeurs. Lors des duos et des trios le niveau sonore de l’orchestre s’avère toutefois un peu déséquilibré face aux chanteurs. Le clavecin d’Yvon Repérant apporte pour sa part avec élégance la touche XVIIIème indispensable dans les récitatifs. Les soli de clarinette et de cor de basset, sans être exceptionnels car manquant de couleur, sont tout à fait honorables, et parfaitement audibles.
La plateau est d’un bon niveau. Hétaïre aguicheuse dans sa robe rouge sang, la Vitellia de Marie-Adeline Henry maîtrise bien son legato ; son timbre légèrement mat renforce son expressivité dramatique (en particulier dans les récitatifs), et sait faire montre d’un bel abattage dans les ornements (« Deh, se piacer mi vuoi »). Après de beaux éclats dans le récitatif, le redoutable rondo « Non piu di fiori » s’orne de reflets nacrés du plus bel effet. Christina Gansch campe une Servilia au timbre légèrement cuivré ; son unique air (« S’altro che lacrime »), orné de beaux aigus fluides et stables, vient couronner des récitatifs chargés d’émotion. De même, nous avons apprécié l’Annius d’Antoinette Dennefeld, à l’apparence androgyne plutôt réussie. Côté chant son timbre nacré, à la touche laiteuse, affiche un bon legato, et rehausse agréablement les ensembles (notamment le charmant duo d’amitié avec Sextus au premier acte « Deh, prendi un dolce amplesso »). Son investissement dramatique envers les personnages principaux au second acte est très convaincant (à Sextus : « Torna a Tito », puis à Titus : « Tu fosti tradito », qui recueilleira des applaudissements mérités).
Brendan Tuohy incarne le rôle de Titus avec une prestance certaine, et une projection qui sied au personnage. Hâbleur dans son costume bleu flamboyant pour le discours du premier acte, il pousse un peu ses moyens dans l’air « Ah se fosse intorno al trono », tandis qu’il frappe énergiquement les meubles. Ses ornements demeurent toutefois dans son registre naturel. Sa diction un peu rugueuse restitue bien le caractère dramatique du grand récitatif accompagné « Che orror ! Che tradimento ! », et le trio qui s’ensuit avec Annius et Publius est fort réussi. Notons encore son abattage dans l’air « Se al impero, amici miei », bien calibré sur ses moyens, et le récitatif final « Ma che giorno » face à une Vitellia défaite et repentie, qui vient d’avouer sa faute. Mais c’est incontestablement Kangmin Justin Kim qui domine le plateau masculin. On a rarement le bonheur d’entendre le jeune contre-ténor américano-coréen sur les scènes françaises, et on ne peut que louer le choix de l’Opéra de Montpellier. Il campe un Sextus au timbre bien équilibré et diaphane, personnage sensuel et fragile (face aux avances de Vitellia et dans la scène du vestiaire avec Titus). A l’aise dans les ornements du « Parto, ma tu ben mio », développant une gestuelle très expressive dans le récitatif « Oh Dei, che smania è questa », son phrasé délicat nous émeut dans le trio « Se al volto mai ti senti », qui constitue un des moments forts de cette représentation. Son rondo du second acte « Deh, per questo istante solo » recevra des applaudissements bien mérités.
Le Publius de David Bizic manque un peu de brio et de fluidité, mais ses graves sont assurés : il s’acquitte avec vaillance du « Tardi s’avvde » au second acte, et incarne son rôle avec conviction. Enfin il convient de souligner les énergiques interventions des choeurs de l’Opéra de Montpellier Languedoc Roussillon, en particulier au premier acte et au final du second.
Dans la projection finale Titus tord le coup du lapin préféré de Sextus : cet acte de cruauté pure contredit toute « clémence naturelle » de l’Empereur. Titus, comme ses prédécesseurs (à commencer par César lui-même) n’est qu’un homme public soucieux de son image et de sa notoriété, un précurseur des politiques contemporains. La scénographie originale de Jorinde Keesmat nous offre une lecture ironique et renouvelée d’une des dernières productions du génie salzbourgeois, qui change agréablement des habituelles lectures au premier niveau plus ou moins réussie de cette oeuvre de commande, mais qui n’en constitue pas moins une incursion fascinante du Divin Mozart dans le seria finissant comme en temoigne le final du premier acte.
Bruno Maury
Étiquettes : Bruno Maury, Mozart, opéra Dernière modification: 27 avril 2015