Jean-Philippe RAMEAU
Pygmalion (1748),
Les Fêtes de Polymnie (1745),
Arnold Schoenberg Chor
Les Talens Lyriques,
direction Christophe Rousset
Aparté, 2017, 72 minutes.
« Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes
L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges. »
Ainsi Jean de La Fontaine concluait-il sa fable Le Statuaire et la Statue de Jupiter (1678) ouvertement inspirée du mythe de Pygmalion. Jean-Philippe Rameau se la remémora-t-il soixante-dix ans plus tard, au moment de composer Pygmalion (1748), acte de ballet au charme aussi subtil que durable ? Rien n’est moins sûr, mais soyons certains qu’après le semi-échec de Zaïs, le compositeur avait bien besoin de faire taire quelques mensonges sur le déclin de son talent et rétablir la vérité sur sa capacité intacte à se jouer de tous les styles musicaux.
L’échec se révèle en effet parfois féconde force créatrice. Zaïs, donné pour la première fois au tout début de l’année 1748, sans s’attirer les foudres n’avait pour le moins pas rencontré le public escompté. Et ce sont vraisemblablement plus des nécessités financières que des considérations artistiques qui poussèrent le directeur de l’Académie Royale de musique, Joseph Guénot de Tréfontaines à de suite commander une nouvelle œuvre à Jean-Philippe Rameau, dont la renommée incontestable ne pouvait souffrir d’un passage à vide, fut-il passager.
Celui-ci s’exécute et compose entre juin et juillet de cette même année ce Pygmalion, ballet resserré en un unique acte et cinq scènes, sur un livret préexistant du poète Antoine Houdar de la Motte (1672-1731), bien oublié de nos jours mais personnage incontournable du milieu littéraire de son époque, salonnier, ami de Fontenelle, théoricien de la musique et auteur de livrets pour André Campra (L’Europe Galante en 1697) ou Marin Marais. Quelques années auparavant, bien vivant, il s’était permis de superbement ignorer Rameau qui souhaitait déjà adapter l’un de ses livrets et Jean-Jacques Rousseau ne lui pardonna jamais de lui être passé devant à l’élection en 1710 du fauteuil 14 de l’Académie Française, laissé vacant par Thomas Corneille qui avait succédé à son frère Pierre, et plus tard occupé par Victor Hugo.
Composition concise et reprenant un mythe popularisé par Ovide dans Les Métamorphoses, Pygmalion est l’occasion pour Rameau démontrer que sa virtuosité est intacte. De l’ouverture en deux parties, très lullyste sur la forme, nous retiendrons un bel enchaînement de notes répétées en fugato, subtile manière d’évoquer le ciseau du protagoniste sur la pierre. Nous retrouvons la direction racée de Christophe Rousset, virtuose et précis à la tête de sa phalange des Talens Lyriques, élégants et colorés. Le chef succombe cependant quelque peu à sa tendance à accélérer les tempi un brin ostentatoire, tendance que nous avions déjà soulignée au moment de son Zaïs ou dans certains de ses Lully (Alceste ou Armide notamment, à l’inverse de son superbe Roland, très « Arts Flo »). Cette vivacité excitante, d’une exubérance excitante, très communicative dans une écoute par extraits, met hélas à mal un arc narratif déjà faiblard, et nuit parfois à l’équilibre et aux respirations de l’ensemble.
Mais ne boudons pas notre plaisir et avouons que cette réserve s’avère vite oubliée dès que Pygmalion entre en scène, superbement interprété par Cyrille Dubois, au phrasé et à la scansion irréprochable, aux modulations ductiles et s’épanouissant dans les larges variations d’une partition l’emmenant de monologues en récitatifs, d’ariettes en airs plus conséquents, où il ne peine aucunement à répondre à l’orchestre. En cela il domine largement une distribution avantageusement complétée par Marie-Claude Chappuis et la délicieuse Céline Scheen, respectivement dans les rôles de Céphise et de la Statue, ainsi que par Eugénie Warnier dans celui de l’Amour, même si l’on regrettera quelques fragilités dans la voix de cette dernière, surtout en fin de partition.
Ainsi le sculpteur Pygmalion tombe-t-il amoureux de la statue qu’il crée, occasion d’un premier air au cours duquel notre protagoniste se désole d’un amour qu’il tente de rejeter (Fatal Amour, cruel vainqueur, Quels traits as-tu choisis pour me percer le cœur ?), très beau récitatif sombrement accompagné à la flûte, entrée en matière permettant à son interprète de montrer toute l’étendue de son talent, et à l’accompagnement d’épouser toutes les subtilités de la récitation du texte. Obsédé par sa création, Pygmalion rejette l’idée même de succomber aux élans du cœur et aux charmes de Céphise qui brûle d’amour pour lui (scène 2) et se désole de l’égarement amoureux et vain de son bien aimé (Puissent les justes dieux, par cette folle ardeur, punir l’égarement de ton barbare cœur). Occasion pour Rameau de nous démontrer sa capacité intacte à faire surgir l’émotion d’un dispositif resserré, centré sur les deux interprètes principaux, qui échangent et se répondent dans une suite de courts airs parfaitement orchestrés et interprétés avec grâce.
Pauvre Céphise, vite rejetée et disparaissant quand, suite à l’invocation de Pygmalion à l’Amour prend vie la Statue (scène 3), moment merveilleux à l’émotion parfaitement retranscrite et occasion pour le livret de tendre vers une ode libertine (Que d’appas ! Que d’attraits ! Sa grâce enchanteresse m’arrache malgré moi des pleurs et des soupirs) qui n’est sans doute pas étrangère au succès rencontré quelques années plus tôt par la nouvelle Pygmalion, ou la statue animée (1741) de Antoine Boureau Deslandes (1689-1757), qui provoqua un réel scandale littéraire en son temps.
Mais si Rameau rend si ostensible sa maîtrise dans les passages de chants des interprètes principaux, il va avec ce Pygmalion faire étalage, et cela n’a rien de péjoratif, de tout son brio de compositeur dans les airs de la fin de son œuvre. Est-ce par nécessité d’attirer le public, par celui de montrer que l’âge avançant il reste un compositeur de premier plan, ou simplement par envie de renouer avec les démonstrations jugées iconoclastes des Indes Galantes (1735), toujours est-il que Rameau innove, en concentrant sur des formats très courts toute l’étendue de son talent. Ainsi en est-il de la scène 4 quand les Grâces entrent en dansant et instruisent la Statue en lui montrant les différents caractères de la danse, occasion pour le compositeur de nous offrir un condensé plus que brillant de son talent et de tous les airs de danses qu’il a pu composer dans des œuvres antérieures (sarabande, menuet, passepied, chaconne etc.). Ces airs dansés, d’une grande beauté contrastent harmonieusement avec les airs chantés, qui eux mêmes se sont appliqués à raviver l’étendue du talent de composition de Jean-Philippe Rameau.
Le public ne s’y trompa pas qui fit un bel accueil à ce Pygmalion, joué plus de deux cents fois entre 1748 et les années 1780, s’offrant le luxe dans les six premières années d’avoir Mademoiselle Puvigné (1735-1783) dans le rôle de la Statue, elle dont la voix et les yeux ne laissèrent à l’époque personne de marbre.
N’oublions pas non plus de souligner tout l’intérêt du complément de programme de cet enregistrement, constitué par le ballet héroïque Les Fêtes de Polymnie, composé en 1745, soit trois ans avant Pygmalion et qui en constitue finalement un évident prolongement, Rameau y faisant une fois de plus la démonstration de sa capacité à composer des danses vives, rythmées, variées, auxquelles l’orchestre des Talents Lyriques sait fort justement rendre hommage, se montrant non seulement virtuose, avec des attaques franches, incisives, tout en offrant un beau relief et une harmonie générale opportune, faisant la part belle à toutes les subtilités instrumentales de l’accompagnement.
Il en résulte un disque très attrayant, au plateau de première classe, un peu trop pressé dans son enthousiasme, et qui remet en lumières la période tardive du compositeur dijonnais, dont le talent sait une fois de plus se renouveler pour briller de son intact éclat.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : Jean-Philippe Rameau, Pierre-Damien Houville, Pygmalion, Rousset Christophe Dernière modification: 23 novembre 2020