Rédigé par 15 h 05 min CDs & DVDs, Critiques

De la querelle des Anciens et des Modernes.

Dès le dix-septième siècle la question du respect desdits Anciens, ou d’un art adapté au goût contemporain, tiraillait les foules. Nous passerons sous silence les longues querelles à coups d’œuvres, de traductions, de récritures, pour arriver au vingtième siècle, à son apogée, quand certains tentent de dépoussiérer les classiques, quand d’autres au contraire s’y tournent en cherchant véritablement les moyens de s’interroger sur leur forme, et la façon de les faire entendre.

Jean-Sébastien Bach (1685-1750)

Matthaüs-Passion BWV 244

La Passion selon Saint-Matthieu

Johannes Chum (L’Evangéliste — ténor), Hanno Müller-Brachmann (Jésus — basse), Christina Landshamer (soprano), Marie-Claude Chapuis (alto), Maximilian Schmitt (ténor), Thomas Quasthoff, Klaus Häger (basses).

Thomanerchor Leipzig, Tölzer Knabenchor,
Gewandhausorchester,
Direction, Riccardo Chailly.

2h40’, Decca, 2010.

[clear] 

Dès le dix-septième siècle la question du respect desdits Anciens, ou d’un art adapté au goût contemporain, tiraillait les foules. Nous passerons sous silence les longues querelles à coups d’œuvres, de traductions, de récritures, pour arriver au vingtième siècle, à son apogée, quand certains tentent de dépoussiérer les classiques, quand d’autres au contraire s’y tournent en cherchant véritablement les moyens de s’interroger sur leur forme, et la façon de les faire entendre.

Au théâtre, en musique…

D’où la résurgence du monde baroque depuis les années, mettons, cinquante (ou quatre-vingt en ce qui concerne le théâtre, dont il ne sera pas question ici). Mais certains n’adhèrent apparemment pas aux recherches menées depuis, tant sur les instruments que sur la façon d’interpréter la musique à l’époque baroque, pourtant essentielles quand il s’agit de ressusciter ce répertoire. A la décharge de Gewandorchester, on notera tout de même la présence de quelques instruments d’époque, notamment au continuo. Ce qui donne un enregistrement de la Matthäus-Paßion comme celui que nous propose Riccardo Chailly, à la fois d’un dynamisme et d’une vivacité confondantes, avec des chœurs impressionnants et romantiques, mais qui, pour les “baroqueux” que nous sommes, s’avère très peu satisfaisant malgré une musicalité et un investissement indéniables. L’appréciation qui suit reflète donc ce sentiment, et le lecteur considèrera avec intérêt et indulgence nos emportements passionnés qui reflètent une divergence fondamentale dans l’approche musicologique et musicale poursuivie.

Car sans doute pourrait-on y trouver son compte si l’on était moins pointilleux et sévère, mais lorsqu’on s’attaque à un tel monstre, à un tel monument de sublime, à (oui, nous irons jusqu’à le dire) la perfection même, votre très-humble (comme vous l’avez tant et tant remarqué) serviteur ne peut rester de glace et laisser passer un tel affront.

Bien entendu, la musique survit (tant bien que mal) à la modernité débordante dont font preuve le chef et le Gewandhausorchester de Leipzig, car il est difficile de l’abîmer, même par une sentimentalisation putride, et des ronflements de violons verdiens, mais tout de même.

Ici, tout va trop vite, s’engorge, gonfle, et l’on se demande s’il reste une place véritable pour la musique en elle-même — sans parler du texte, à propos duquel nous reviendrons plus tard.

Car, si la vitesse n’est pas forcément un mal, ici, tout se précipite, se bouscule vers l’avant dans une cohorte furieuse, comme pour finir l’oratorio le plus vite possible, ou pour le faire tenir en deux disques (contre trois dans la version réalisée par Gustav Leonhardt, avec la Petite Bande et le même Tölzer Knabenchor, en 1989 pour DHM).

A titre d’exemple, nous proposons le pratique petit tableau suivant, comparant quelques tempi, de la version sur laquelle nous nous acharnons avec celle de GL./PB./Tölzer, sur laquelle (quand bien même l’on serait désobligeant au point de ne guère priser les jeunes garçons interprétant les parties de soprani) on ne peut rien trouver à redire. (Notons encore une fois que nous n’évoquons pour l’instant que la partie instrumentale de l’ensemble. Les récitatifs et les arie seront traités plus bas).

 

G. Leonhardt

 

R. Chailly

 

Kommt, ihr Tochter (chœur d’ouverture)

q. = 50

q. = 74

Blute nur (soprano, erster Teil)

q = 59

q = 76

Gebt mir meinen Jesum… (bass, zweiter Teil)

q = 83

q = 89

Choral moyen

q = 63

q = 77

Le lecteur le plus assidu de nos pages vertes n’aura pas manqué de remarquer qu’il n’a pour l’instant pas été question de continuo, qui pourtant occupe une place si essentielle dans la prose du plus humble de vos rédacteurs. Lui laissant la place qui lui est réservée dans cet enregistrement, nous n’en parlerons pas plus que du reste de l’orchestre, car il semble cruellement traité, comme une partie instrumentale supplémentaire de l’ensemble, et ne ressort pas du tout. Pas de puissance, pas de soutien au reste de l’orchestre. Le voilà réduit à une ligne au même titre que le violon solo, ou que les flûtes II, rien de plus. Intéressant à noter : dans le livret les continuistes sont signalés comme solistes, et pas en tant que tel.

Mais alors que les tempi des airs et des chœurs semblent à nos yeux extravagants, il n’en va pas de même des récitatifs, qui ralentissent tout à coup brusquement le rythme effréné auquel l’on pourrait finir par s’habituer si la partition ne nous était pas connue à la triple croche près. Tant l’évangéliste de Johannes Chum que le Christ de Hanno Müller-Brachmann, que les autres personnages du drame (un seul soliste par voix, cela s’entend, sauf pour la basse, doublée) s’adonnent à une variante élégante de sprechgesang, privant ainsi la ligne textuelle de toute tenue, et les sons et les notes s’enchaînent dans un ordre qui en devient aléatoire tant le texte ne nourrit pas la musique et son rythme, et ils finissent par parler pour ne rien dire, comme dans un film bavard de seconde zone. Ce qui en résulte en un triste manque d’intensité dramatique qu’essaie de rattraper la rapidité et la sentimentalisation des airs déjà évoquées, ou les traits de violons sur la voix du Christ qui la gonflent encore plus.

Nous préférons taire les prouesses de Nehmet, esset, das ist mein Leib, et Trinket alle daraus, qui semblent trop hauts pour le pauvre Hanno, et qui sont tellement plein d’emphase qu’on y perd un des plus beaux moments de l’œuvre, pourtant si pleins d’une tendre simplicité, qu’on devrait pouvoir en revoir la Cène se dérouler devant nous. De même pour Meine Seele ist betrübt, dans une tessiture plus confortable pour le chanteur, qui, par son emphase, fait perdre ce moment en puissance: c’est un des seuls moments où le Christ exprime des sentiments véritablement humains, mais la ligne est prise avec trop de rondeur basse, sans fermeté sur l’ensemble de la descente, ce qui la rend trop facilement grave (notons le ritenuto presque kitch dans la phrase de l’Evangeliste qui précède). Idem pour le Eli, eli laba asabthani?, suivi d’un silence un peu long, qui aurait pu être très fort si la dernière parole du Christ avait été plus puissante, mais là encore, les aïgus de la basse pêchent.

Dans l’ensemble, les solistes chantent de très belles mélodies qu’ils sont heureux de chanter — ce qu’ils font au demeurant très bien, car les voix sont belles et bien agréables (un peu moins peut-être la basse Thomas Guashtoff, un peu poussive, notamment dans le Gebt mir meinen Jesum wieder, dont le tempo ne facilite pas le chant dont la ligne est déjà assez sautillante et acrobatique), aérienne, souple et bien porté pour Christina Landshamer, dont le timbre délicat fait presque oublier (après quelques écoutes poussées d’un de ses airs pour la réalisation du tableau ci-dessus) que les parties ont été écrites non pas pour des femmes, mais pour des garçons (non, rassurez-vous, nous ne rentrerons tout de même pas ici dans le débat, ce n’est pas tout à fait sa place). Mais forcément, c’est chanté comme de la musique bien plus tardive, et on ne dépasse pas le charmant cadre du joli.

En somme, malgré un très impressionnant dispositif orchestral et choral (au lieu de diviser le chœur en deux parties, Chailly utilise carrément deux chœurs différents pleins), nous ne parvenons guère à être portés par cette interprétation qui s’adonne à trop de facilité, et qui en oublie l’essentiel de sa vocation, celle de nous happer par son drame pour mieux nous élever vers un divin que recherchait indéniablement Bach et qui imprègne cette partition mythique.

Charles Di Meglio

Technique : prise de son peu équilibrée, très peu de nuisances sonores pour une captation live méritoire

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 25 novembre 2020
Fermer