Marco DA GAGLIANO (1582-1642)
La Dafne
Dafne : Chantal Santon (soprano)
Apollo : Mathieu Abelli (ténor)
Venere : Guillemette Laurens (mezzo-soprano)
Amore : Daphné Touchais (soprano)
Tirsi : Benoît Porcherot (ténor-basse)
Fuoco E Cenere, dir. Jay Bernfeld (viole de gambe)
60’30, Arion, 2008
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C’est à l’occasion du mariage de Francesco Gonzague avec l’infante Marguerite de Savoie en 1608 que Marco da Gagliano composa une œuvre aujourd’hui emblématique de la réforme mélodramatique qui s’opéra dès 1576 chez les grands esprits italiens. Vincenzo Galilei, père de l’astronome, critiqua âprement dans son Dialogue de la musique ancienne et de la moderne (1581) le madrigal qui régnait alors en maître du Milanais à la Sicile. Ce-dernier fut accusé, par ses multiples voix, de faire obstacle à la juste expression des sentiments, des affetti. Enfin, il déclinait en plusieurs voix les émotions d’un seul et même personnage alors que « les Anciens faisaient vibrer les passions les plus vives par le seul effet d’une voix soutenue par la lyre. Il faut renoncer au contrepoint et revenir à la simplicité du mot ». Galilei n’aurait pu être plus explicite. Le recitar cantando – nom de cette nouvelle manière de chanter, ou plutôt de parler la musique – marque donc le retour à la monodie et se veut en écho de l’antique tragédie grecque que l’on supposait avoir été chantée.
Da Gagliano composa donc La Dafne – sur le livret de Rinuccini – selon ces nouveaux « critères ». Epris de simplicité, il condamne dans la préface de l’œuvre tous ornements et « artifices belcantistes » qui rendraient le texte difficile à chanter, empêchant le chanteur d’exprimer ses sentiments avec flamme et passion, cette dernière étant considérée comme le plus juste moyen de toucher l’âme du spectateur. Il précise que 4 airs furent composés par un membres de l’Academia degli Elevati (Chi da lacci d’amor, Un guardo, un guardo appena, Pur gicque estinto alfine, Non chianti mille volte). La jeune soprano au destin tragique Caterina Martinelli, surnommée Caterinuccia la Romanina, âgée de dix-huit ans, se vit attribuée le rôle-titre et dans celui d’Amore.
D’un jaune poussin proche du fluorescent, imprimé de feuillages parfois bleutés et d’une figure féminine à la chevelure écarlate, le disque de Fuoco E Cenere intrigue par sa présentation. L’on se demande avec indignation quelle sorte de musiciens a pu choisir des couleurs si voyantes, un dessin hâtivement esquissé, alors qu’il existe de si beaux tableaux, de si belles sculptures – la pochette de Firenze 1616 du Poème Harmonique en est le parfait exemple – illustrant la métamorphose de Daphné ! Et pourtant, une fois fait à l’idée de voir sa discothèque recolorée, l’on découvre sous la direction de Jay Bernfeld de fort belles voix et une instrumentation modeste (7 musiciens) qui placent l’intelligibilité du texte au centre de leur interprétation à laquelle l’on pourrait parfois reprocher un manque de théâtralité. Mais qu’importe ! La Sinfonia nous met dès lors dans l’esprit de l’œuvre ; la flûte légère et pastorale de Patricia Lavail évoque l’importante place tenue par les bergers tout en annonçant le dramatique dénouement.
Comme le prescrivit da Gagliano dans sa préface, le continuo – dans lequel le théorbe d’André Henrich fait merveille – épouse les moindres accents et nuances des chanteurs tout en les faisant progresser dans la phrase. Chacun possède parfaitement son rôle, tant du point de vue du texte et de la partition que sur celui des sentiments du personnage. Daphné Touchais incarne un Amour juvénile et très susceptible qui réagit avec une violence impulsive aux taquines provocations d’Apollon. Son recitar cantando, parfaitement maîtrisé, fait ressortir à merveille ces réactions enfantines, cet amour propre vexé, bouleversant la métrique, brisant la ligne mélodique de manière instable et surprenante. A l’inverse, le chant pur et agréablement timbré de Chantal Santon fait émaner la pudeur et la chasteté propre à Dafne qui refuse de céder à l’amant céleste. Prise de désespoir, cette-dernière implore les dieux de venir à son secours. Quant à la Vénus de Guillemette Laurens, celle-ci captive l’auditeur par son timbre soyeux de grande tragédienne, totalement investie.
Les deux chanteurs masculins sont légèrement en retrait de leurs consœurs, l’Apollon de Mathieu Abelli comme le Tirsi de Benoît Porcherot dénotant ça-et-là une projection voilée et des vocalises hasardeuses (passages en échos assez peu réussis du « Ma dové oggi trarrem »). Cependant, ce dernier a l’intelligence, lors du passage-clef du récit de la métamorphose de la nymphe, de jouer sur les retards et les silences, créant ainsi avec acuité une impression de manque et de vide. Et en cet instant où l’absente est on ne peut plus présente, le temps suspend son vol, noyé dans la déploration, comme pour permettre à chacun d’exprimer sa tristesse au cours d’une touchante lamentation. L’œuvre s’achève ainsi sur l’apologie que fait Apollon de son arbre, soutenu par les louanges du chœur.
Et, en définitive, si ce troisième enregistrement de la Dafne n’a pas la luxuriance de Garrido (K 617) ou les irremplaçables Nigel Rogers et Barbara Schlick de la vieille version Jürgens (Archiv), il s’agit sans nul doute à ce jour de la lecture la plus théâtrale de cette Favola pastorale.
Isaure d’Audeville
Technique : Bon enregistrement, pas de remarques particulières