« (…) elle pense à l’époque de Jean-Sébastien Bach où la musique ressemblait à une rose épanouie sur l’immense plaine neigeuse du silence. »
(Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être)
Cette seconde journée ambronesque s’ouvre toujours sur un temps printanier inattendu. Les pelouses ne sont pas encore envahies de festivaliers, et les transats Télérama demeurent vacants. Nous plongeons dans notre Cantagrel en prévision d’une rencontre avec Paul Agnew à propos des cantates de jeunesse de Bach, compulsant le gros volume depuis le premier étage du cloître, ajout du Grand Siècle où une galerie haute aux colonnes toscanes vient coiffer la plan gothique primitif, sans souci d’alignement avec les baies. Pendant que nous nous mettons martel en tête à propos de considérations musicologiques et architecturales, les lieux s’éveillent et l’après-midi voit défiler surgir les visiteurs au gré de visites musicales agrémentées au détour des corridors d’un zeste de sacqueboute ou de violon. Mais il est déjà 3 heure, et il nous faut déjà nous presser dans l’abbatiale…
Quatre violons à Venise
Œuvres de Tarquinio Merula, Dario Castello, Giovanni Legrenzi, Biagio Marini, Marco Uccellini…
Ensemble Clematis
Louise Ayrton, Amandine Solano, Jorlen Vega-Garcia, violons
Nicolas André, basson
Mathurin Matharel, basse de violon
Stéphanie de Failly, violon et direction artistique
Brice Sailly, clavecin, orgue et direction
Abbatiale d’Ambronay, 15h00
Quatre violons à Venise. Tout un programme. Et déjà connu au disque chez Ricercar sous le titre plus chantant des Quattro Violini a Venezia, un disque mouvementé et virtuose dont le concert reprend en grande part les mêmes pièces instrumentales (même si, effectif oblige, l’on ne retouvera pas la superbe sonata de S. Rossi pour 4 violons et deux chitarrones). Pourtant, le concert transcende la balade instrumentale en véritable dialogue virtuose. En effet, l’image sonore du disque écrase les échanges en imitations, les effets fugués ou d’écho. Et la spatialisation des artistes, les échos venant d’une chapelle latérale ou de l’arrière du chœur, les changements fréquents de violoniste pour tenir les différents pupitres (sauf le premier violon de Stéphanie de Failly) donnent l’occasion à chacune de violonistes de briller au long d’un concert jouissif et coloré, à la jubilation communicative, aux effets de surprise et de mystère nombreux.
La Toccata secunda per quattro violini in due cori ouvre le bal avec sa spontanéité rieuse, suivi de pièces de Marini, dont une Canzon prima fluide et ample, avec des passages en imitations particulièrement marquants. La Sonata XXXI con tre violini est un écrin à coups d’archets, et les trois solistes en profitent pour en aligner une impressionnante variété, depuis la fusée jusqu’à alanguie. De Cavalli, ce n’est pas les passages très virtuoses que l’on retiendra, mais une section sur basse obstinée hypnotique, et qui sera redonnée en bis, avec une orchestration différente. Vous l’aurez compris sans dérouler toutes les sonates une à une, chez Clematis, elles ont tout des Italiennes, osera t-on écrire, non en évoquant une quelconque cylindrée, mais en décrivant le jeu animé et fier de Stéphanie de Failly, Louise Ayrton, Amandine Solano, Jorlen Vega-Garcia et, violon calé sous le menton (et non à la française plus loin sur l’épaule), attaques au scalpel, balancement général du corps et des jambes à la manière d’un ballet, comparable à l’attitude d’Il Giardino Armonico, chaloupant de mesures en mesures. Le répertoire est résolument brillant et extraverti, et les quatre violons de l’Ensemble Clematis lui rend justice en lui insufflant un optimisme espiègle et léger, une émulsion défiant les doubles croches et les décalages. Car ces œuvres doivent concilier la liberté quasi improvisée et l’ornementation riche du stylus fantasticus à une extrême rigueur d’horloger. Bien que les quatre talentueuses violonistes captent le feu des projecteurs, il serait ingrat de ne pas saluer le soutien ferme et poétique de Mathurin Matharel, le basson boisé et rond de Nicolas André et le positif hélas trop discret de Brice Sailly moins audible que ses collègues du fait de l’acoustique du lieu.
On se glisse hors de la nef, jetant un coup d’œil au monumental « Ronflex », surnom donné à l’effigie du tombeau monumental de l’abbé bâtisseur Jacques de Mauvoisin, chef d’œuvre un brin mégalo de gothique flamboyant (et dont la chapelle sert de local technique le temps du festival, sans rien abîmer bien entendu), avec un parfum d’Italie en tête. Sur la droite, l’espace festivalier, entre meubles recyclés, jeux ludiques et boissons, fait le plein et l’on se joint à la foule, détendu et heureuse.
Première étape du cycle des cantates de Bach des Arts Florissants : Les cantates de jeunesse d’Arnstadt et Mühlhausen
Jean-Sébastien Bach : cantates Gottes Zeit ist die Allerbeste Zeit BWV 106 (Actus Tragicus) ; Nach dir, Herr, verlanget mich BWV 150 ; Christ lag in Todesbanden BWV 4
Johann Kuhnau : cantate Christ lag in Todesbanden
Miriam Allan, soprano
Maarten Engeltjes, contre-ténor
Thomas Hobbs, ténor
Edward Grint, basse
Les Arts Florissants (chœur et orchestre)
Paul Agnew, direction
Abbatiale d’Ambronay, 20h00
Concert capté en direct et disponible sur Culture Box
Vous découvrirez bientôt dans l’entretien que Paul Agnew a bien voulu nous accorder son souhait de faire découvrir un Bach, jeune, ambitieux, désirant composer et en « mettre plein la vue », croquant la vie à pleines dents loin du sévère Kantor à perruque hiératique légué par le XIXème siècle. Le chef a notamment insisté sur l’influence française si perceptible dans la chaconne de la BWV 150. Mais effectivement à ce moment de sa vie, les cantates que composent exceptionnellement Bach suivent encore un modèle ancien, sans arie da capo ni récitatifs. Elles mélangent citations bibliques et texte de choral, avec des sections plus ou moins longues s’enchaînant de bout en bout, où l’écriture souligne les mots, les affects. Ce cadre certes « ancien » est paradoxalement plus libre que par la suite : en témoignent toutes les premières cantates sacrées du compositeur, celles datant des années de jeunesse à Arnstadt (1703-1707) puis à Mühlhausen (1707-1708). Bach a alors 18 à 23 ans et nous livre des œuvres qui compterons parmi ses plus belles : les BWV 4, 71, 106, 131, 150 et 196. S’y retrouve l’influence croisée de la famille Bach et des motets et chorals germaniques (ce dont la cantate de Kuhnau, son prédécesseur à Leipzig témoignera), de la musique italienne (notamment la ligne du dessus de violon), de la musique française (lignes d’alto, chaconne) en un creuset expérimental de la forme cantate que Bach n’avait pas si souvent l’occasion de pratiquer, puisqu’elle ne figurait pas dans ses attributions d’organiste à la Neue Kirche d’Arnstadt, ni à celle Divi Blasii de Mühlhausen. Mais voilà, nous nous sommes livrés à notre passe-temps favori : synthétiser au lance-pierre Gilles Cantagrel ou Christoph Wolff (dont on regrettera d’ailleurs pour ce dernier que ses magistraux ouvrages ne soient disponibles qu’en anglais ou allemand), et le lecteur, dépité, est tout près d’aller promener ailleurs ses pas en achetant compulsivement un bonnet sur le Comptoir irlandais.
Venons-en donc au concert. Paul Agnew nous avait promis de dépouiller Bach de la gangue respectueuse dont la louange des siècles l’avait recouvert. Le pari est plus que tenu, et le chef, co-directeur des Arts Florissants, sculpte un Bach boulimique et opératique, très baroque dans une vision mouvementée et dynamique, théâtrale à souhait, aux contrastes saisissants. Dès la Sonatina de l’Actus Tragicus, le train habituel de corbillard de la cantate funéraire laisse place à un tempo plutôt enlevé, un continuo pulsant, une débauche de couleurs malgré l’instrumentarium réduit. Les deux flûtes droites de Tiam Goudarzi & Anaïs Ramage chantent et établissent un climat plus proche du sommeil d’Atys que de la déploration mystique. Le ton est donné : ce Bach lorgne furieusement du côté de la cantate profane (n’oublions pas qu’il en composa environ 18 qui nous sont parvenues, dont deux en italien), voire carrément de l’opéra. C’est un Jean-Sébastien fougueux, qui brosse tableaux et saynètes en peintre des couleurs et scrutateurs des passions que Paul Agnew ressucite de sa direction souple et joyeuse, un Bach jeune et génial, allant bien au-delà des cantates « courtes et simples » de ses prédécesseurs.
Pourtant, emporté dans sa Bachomanie, Paul Andrew a inséré la version du Christ lag in Todesbanden de Kuhnau (prédécesseur de Bach à Saint Thomas à Leipzig). L’insert devait prouver ses dires, accusant la comparaison entre le routinier et traditionnel Kuhnau et l’expérimental Bach. Mais la démonstration s’écroule, car l’œuvre de Kuhnau, superbement restituée par les Arts Flo, aux violons italianisants, au contrepoint complexe, à la riche écriture chorale, ne démérite finalement pas du tout ! Elle s’avère même du calibre d’un Buxtehude (et l’on comprend mieux pourquoi outre-Rhin une intégrale de ses cantates est en cours chez CPO qu’il nous faudra creuser).
Après cet aparté, Bach revient avec la BWV 150 Nach dir, Herr, verlanget ich. Cette fois-ci, les solistes sont pleinement échauffés et ont gagné en homogénéité et en cohésion par rapport à un Actus Tragicus plus inégal. On saluera au passage le choix de les faire chanter avec les choristes (soit 2 voix par pupitres) qui ajoute à la complicité des chanteurs. Après des effusions violinistiques introductives, le premier chœur pose le décor, puissant et charpenté, puis s’efface pour laisser place aux beaux aigus flûtés de Miriam Allan, impériale, à la projection très mozartienne dans l’air « Doch bin und bleibe ich vergnügt ». Le terzetto suivant « Zedern müssen von den Winden » pâtit légèrement de la diction germanique perfectible du ténor Thomas Hobbs et de ses aigus tendus, et de la basse parfois un peu approximative d’Eward Grint. L’ample passacaille finale, respirante et chatoyante, presque dansante, très rythmée, constitue une petite apothéose.
Dernière pièce de ce trop bref concert (ils le sont tous, car du fait de la situation sanitaire, Ambronay a privilégié des concert d’une heure quinze environ) : voici la plus que célèbre BWV4 Christ lag in Todesbanden dans sa version originale (sans les ajouts des reprises Leipzigoises avec trombones et cornets qui lui ôtent sa simplicité lumineuse au profit d’un faste sonore inopiné). Le grand chœur fugué initial s’avère fourmillant et vif ; le duo céleste entre Miriam Allan et l’alto pur et précis de Maarten Engeltjes tout bonnement sublime dans ses troublants enlacements. Il éclipse quelque peu les autres airs du halo de son apesanteur lyrique. Enfin, last but not least, l’orchestre des Arts Flo que nous avons insuffisamment décrit nous force à empiler les adjectifs : souple, flexible, gourmand, explosif, capable de suivre Paul Agnew dans sa furia tedesca (nous n’avions jamais entendu un « Jesus Christus, Gottes Sohn » embarqué à vitesse aussi échevelée, sans perde aucunement de sa rigueur) comme dans ses regards poétiques. A l’heure des applaudissements massifs d’un public sonné et conquis, on se note de suivre de près ce nouveau cycle de cantates choisies, en regrettant que le jeune Bach n’ait pas pu entamer une carrière opératique, tant la démonstration de Paul Agnew de cet aspect de son écriture est convaincante.
Viet-Linh NGUYEN
Carnets de festival à suivre…
En savoir plus :
- Site officiel du Festival de musique baroque d’Ambronay
Étiquettes : Agnew Paul, Ambronay, Engeltjes Maarten, Ensemble Clematis, festival, Hobbs Thomas, Jean-Sébastien Bach, Les Arts Florissants Dernière modification: 29 septembre 2021