« Le seul véritable commentaire d’un morceau de musique est un autre morceau de musique. » (Igor Stravinsky)
Ambronay, c’est un petit air de village. On s’y retrouve entre habitués des lieux ou découvreurs, dans les recoins de l’Abbaye, au plan suffisamment complexe pour qu’on s’y égare et qu’on s’y sente bien entre ce joli cloître à deux niveaux. On se laisse chaque fois prendre par le charme de cette abbatiale, ce joli cloître à deux niveau, ces deux tours de défense courtine, les bâtiments annexes, les chaises longues écarlates de Telerama parsemant les cours. Partout la marque des siècles, des empilements architecturaux, des repentirs, des vicissitudes de la Grande et la petite histoire sourient au visiteur. Dans cette bulle restaurée avec passion et goût, nous nous préparons à vivre les trois jours du condor, en autarcie avec la musique baroque, de l’Italie du Seicento au jeune Bach enthousiaste d’Arnstadt et de Mühlhausen.
En ce vendredi 24, c’est sous un soleil radieux que débute le troisième week-end de la 42ème édition. Dans un effet de chiaroscuro si cher aux peintres baroques, nous plongeons soudain dans la pénombre de la nef de l’Abbatiale.
Jean-Sébastien BACH
1ère, 2ème et 3ème Suites pour violoncelle seul
Emmanuelle Bertrand
Abbatiale d’Ambronay, 18h00
Emmanuelle Bertrand livre une lecture intime, personnelle et habitée des trois premières suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. La musicienne, au vaste répertoire, a choisi de les interpréter sur un instrument de la main du luthier vénitien Carlo Tononi (1675–1730), la rencontre de l’œuvre et de l’instrument lui a semble « une évidence ». Certes elle lui conservé sa pique, mais s’arme d’un archet baroque (qui la lâchera dans la 2nde Suite), et de cordes en boyau (nous a t-il semblé au vu de leur sonorité grainée). L’on marche à reculons, de la Troisième à la Première Suite, dans un voyage sonore qui se fait confession. L’acoustique de la nef renforce le geste ample, les graves résonnants, dès le Prélude. Les articulations sont presque déclamatoires, le discours d’une concentration intense et sobre. Même la Courante se refuse à la séduction, tracée à coups de gouges dans une matière ferme et grasse, telle une gravure sur bois d’incunable. L’artiste se dévoile d’un jet, enchaîne les mouvements dans un épanchement proche d’une délivrance. « J’attends ce concert depuis un an » explique t-elle, heureuse, entre deux suites. La Seconde Suite, en ré mineur, « plus introspective, sombre, méditative, d’une résonnance particulière en cette période » dénote dès ses Prélude et Allemande une hâte boulimique et murmurante, un contrepoint heurté, une ligne mélodique malmenée par une noble douleur. Ce superbe dialogue crépusculaire et cathartique, plein d’émotion, atteint son acmé lorsque l’archet cède. Hélas, le changement pour un archet Tourte moderne, l’interruption forcée, produiront un flottement qui empêcheront Emmanuelle Bertrand de se mettre autant à nu. La Première Suite qui renoue avec une tonalité majeure s’en retrouve apaisée. Le célèbre Prélude clapote comme vaguelettes au soleil. Subsiste ça et là et jusque dans les Menuets une once de nostalgie qui passe dans un souffle. En bis, la Sarabande de la 5ème Suite se rehisse par sa douleur contenue au niveau de la 2nde si bien que le public, saisi, n’ose applaudir pendant de longues secondes.
Retour vers l’Abbatiale. Les petits bracelets colorés, témoin d’un passe sanitaire valide, sont soigneusement contrôlés. Surgissent d’étranges personnages bigarrés, l’un doté d’une guitarette verte pomme, l’autre ventriloque accompagné d’une chouette. Ces comédiens de La Toute Petite Compagnie commentent brièvement et avec humour les programmes des concerts (glissant ça et là quelques informations sur le contexte en complicité avec le Conservatoire de Lyon), ce qui permet de se préparer agréablement aux concerts et d’apprendre que les effusions vocales de Margarita Cozzolani (Chiara de son nom de nonne) dans l’abbaye bénédictine de Santa Radegonda furent finalement stoppée par l’ire de l’archevêque de Milan Monseigneur Alfonso Litta qui cherchait depuis un moment à restreindre les possibilités musicales des nonnes, jugées immorales, et alla jusqu’à écrire jusqu’à Rome pour s’en plaindre. Mais ne dévoilons pas tout cela, puisqu’un passionnant entretien avec Mathilde Etienne et Emiliano Gonzalez Toro vous en dira bientôt davantage…
[Chiara] Margarita COZZOLANI
Vêpres à la Vierge
I Gemelli
Natalie Perez, Mathilde Etienne : soprani
Anthea Pichanick, Pauline Sabatier : altos
Olivier Coiffet : ténor
Nicolas Brooymans, Jérôme Varnier : basses
Emiliano Gonzalez Toro, ténor & direction
Abbatiale d’Ambronay, 21h00
C’est un tout autre monde que celui de la confidence précédente. Pour ces Vêpres à la Vierge de 1650, publiées à Venise à l’époque, Chiara Margarita Cozzolani (1602-1678) a proposé une œuvre fastueuse, un catalogue d’hymnes et de motets « à tiroirs » à interpréter et assembler en fonction des circonstances (comme pour celles de Monteverdi) alternant polyphonie chorale et motets modernes solistes. Les conditions d’exécution sont inconnues, et l’on objectera à juste titre qu’il ne devait pas y avoir de voix d’hommes dans cette abbaye renommée, quoique leur parties figurent bien dans la partition – mais là encore, ne déflorons pas l’entretien à venir avec les chefs – et goûtons simplement le plaisir d’une si belle musique. I Gemelli : 8 chanteurs. 2 cornets, 2 sacqueboutes, une viole, un théorbe, une harpe, un positif (tenu par Violaine Cochard herself !). Sur le papier, c’est honnête. Dans la nef, c’est grandiose. Car Emiliano Gonzalez Toro a vu les choses en stéréoscope et en 70mm. Dès le Dixit Dominus, l’œuvre explose de couleurs et de vivacité. L’opulence de l’accompagnement orchestral, en particulier les cordes pincées et les sacqueboutes, étourdit, tandis que le chœur transparent et énergique, à la précision complice, à la très forte projection, scande avec une théâtralité fière les paroles sacrées.
Tout au long de ces Vêpres, Emiliano Gonzalez Toro, très inspiré, à la gestuelle ample, adopte une pulsation marquée et homogène, conférant une verticalité solide à chaque passage choral et une unité organique à l’ensemble. La contrepartie est que le chef se refuse à trop dilater ou ralentir ses tempi, ce qui aurait par exemple conféré au début du Beatus Vir un côté plus contemplatif, contrastant avec son Gloria monumental. Mais son sens des couleurs fait merveille, brosse un tableau généreux et fervent, extraverti et spectaculaire. Nul doute que l’évêque en aurait rongé sa mitre… L’on admire tout particulièrement l’écriture ciselée des motets : le O Maria, tu dolcis pour ténor seul, véritable déclaration d’amour marial d’Emiliano Gonzales Toro, à fleur de peau, à l’humanité solaire (on pense immédiatement à son incarnation d’Orfeo), le Salve, o regina aux sensuelles effusions de Mathilde Etienne & Natalie Perez, tout en entrelacs ronds et doux. Un Duo Seraphim d’une autre compositrice encore plus méconnue (Caterina Assandra c. 1590-1618), sert d’écrin à un trio de voix d’hommes, sobrement accompagnés du seul continuo, mais l’on avouera un faible pour le remarquable O quam bonum est avec une section sur basse obstinée, écrin d’un dialogue virtuose entre Emiliano Gonzalez Toro et Natalie Perez, avant que ne retentisse un rutilant Magnificat final, fastueuse conclusion d’un concert luxuriant qu’on aurait aimé prolonger dans la nuit ce dont on se consolera avec l’enregistrement intense paru en 2019 chez Naïve).
Viet-Linh NGUYEN
Carnets de festival à suivre…
Étiquettes : Ambronay, Cochard Violaine, festival, Gonzalez Toro Emiliano, I Gemelli, Jean-Sébastien Bach, musique religieuse, XVIIème Dernière modification: 27 septembre 2021