Tandis que notre rédaction, assoupie, se disperse par monts et par vaux en
vue d'endurer les affres d'un repos bien mérité, que certains pratiquent une
cure de silence cembalistique, que d'autres se livrent derrière des portes
closes et dans de lointaines contrées à l'écoute de compositeurs maudits
post-1759, que certains, enfin, dédaignent majestueusement l'invitations de
festivals pour l'appel d'une chaise-longue ou d'un hamac (et nous serions le
premier à ne point leur jeter la pierre), la Muse, frappée d'une pilosité
palmaire que nos lecteurs vilipenderont à juste titre, prend ses quartiers
d'été. Aussi, pour cet éditorial qui sent bon la lavande et le soleil,
plutôt que de dresser comme à l'accoutumée une litanie suggestive de
friandises festivalières baroques, nous exhumerons quelques écrits inédits
et à l'attribution controversée, qui feront le lien avec notre Tribune vous
invitant à découvrir les charmes de Grignan, en vantant la sévère antiquité
de sa collégiale et la théâtralité des façades Renaissance de son castel.
Lettre attribuée à Madame de Grignan adressée à sa mère Madame de Sévigné en
réponse à un courrier initial non encore retrouvé.
Madame ma mère,
Les nouvelles terribles
de la cour que vous me contez dans votre lettre ont effrayé mon téméraire
mari autant qu'elles me comblent d'aise. Si vous saviez comme l'ingénieuse
duplicité manque à notre bonne province. Le brave homme, qui a son comptant
des intrigues versaillaises, partage avec notre prince un vice coûteux et
épuisant. Il ne songe qu'à sa nouvelle folie de bastiment, espérant que
Monsieur Mansart lui-même lui fera l'honneur d'agrandir notre humble logis,
dont plus d'une fois vous fîtes valoir l'inconfort vétuste, doublé des
sarcasmes d'Eole qui en font trembler les maçonneries.
A propos de la gazette que vous
m'envoyâtes et que vous louez avec tant d'ardeur et d'imprudence, je vous
avoue que je ne sais pourquoi Paris s'entiche de ces billevesées. J'entends
que notre Mercure François ne soit guère éloquent, et que ses écrivaillons
manient leurs plumes comme Monsieur Fouquet jadis en faisait des finances du
royaume - quoiqu'on ait dit bien des choses sur le pauvre surintendant
depuis qu'il fut piqué par la couleuvre - mais cette Muse que vous me
recommandez paraît si peu recommandable. Car; depuis mon rocher, n'est-il
rien de si intolérable que de lire les nombreuses relations des plaisirs
musicaux manqués, de la qualité des œuvres, de la vivacité des interprètes,
de l'émotion que procure semblable écoute ? Et cette odieuse lecture m'a
mise, je le confesse, en émoi, car l'habileté des chroniqueurs et leurs
plumes acérées et piquantes m'ont bien des fois parues suspectes dans leurs
élans laudateurs comme dans leurs assauts cruels, et j'eus voulu assister
aux représentations afin de croiser l'archet avec cette critique bien
tournée mais qui pourrait être injuste. Le talents des écrivains et les
armes du langage sont devenus les écueils sur lesquels les orchestres se
briseront...
Après les beautés extraordinaires de
cet Atys barbare et sanguinaires si bien rendues par cette Muse que je
m'interdis de trop consulter, imaginez que je dus souffrir les accords
héroïques et souffreteux de nos artisans locaux venus avec une générosité
intarissable nous réjouir d'une aubade face à laquelle seule la copieuse
perruque des gens de qualité peut prodiguer quelque protection en atténuant
les sons à défaut d'en rectifier la justesse. Et alors que vos petits
papiers s'extasient sur les gosiers charmants de tel ou tel dessus, sur les
ornements des haute-contres et la brillance des hautbois, détaillent avec un
soin rigoureux chaque air et simphonie, je ne puis qu'espérer que quelques
déroutes enthousiastes, ou les monotones improvisations de notre organiste
qui lutte contre la structure de notre collégiale dont le portail à
l'antique n'empêche point sa ressemblance sonore avec une redoutable chute
dans un plat à potage.
Mais c'est assez parlé de musique, et
je souffre bien assez de son absence comme de la vostre. La campagne, l'été,
a ceci de gracieux que les champs de lavande s'étendent dessous mes
terrasses, monsieur mon architecte de mari les souhaiterait doter de
balustrades qui feraient de mon sol un toit versaillais, et ne se sentirait
plus de fouler à chaque pas la Grande galerie. Pour ma part, je préfère à la
polychromie des marbres italiens la lumière et les senteurs de ce pays-ci,
et dans l'attente de poursuivre notre conversation, prie Dieu qu'il vous ait
en sa très sainte garde tout en restant, Madame ma mère,
Votre
Françoise
Par honnêteté intellectuelle, nous
joignons l'avis éclairé du Pr. Jean Fournelé-Pin, de l'Université de
Maracaibo, que nous avons sollicité et qui nous fait aimablement part de ses
doutes quant à l'authenticité du document. Sera donc très prochainement
ajouté la réponse de ce docte savant quant à la valeur de cette lettre...
Madame, Monsieur,
C'est avec le plus
grand intérêt que j'ai pris connaissance de la lettre attribuée à Mme de
Grignan qui vous a été mystérieusement confiée, et qui ne pouvait
qu'éveiller la curiosité du spécialiste du genre épistolaire français
que je suis. Malheureusement, l'examen tant du contenu que des
caractéristiques du support tendent à dénoter une falsification
grossière, digne de l'un des bordereaux Dreyfus, que les lecteurs
cultivés de votre magazine - et je me comptent parmi eux - ne sauraient
laisser inaperçue, voire impunie. Je vous joins donc avec diligence les
résultats de mon analyse ci-dessous. (à suivre)