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6 janvier 2014

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"Je suis bien obligé de
croire que je suis musicien"
:
Jean-Philippe Rameau,
Lettre à Houdar de la Motte (1727)

Frontispice et page de titre de l'édition du théâtre
d'Antoine Houdar de la Motte (Paris, chez Dupuis, 1730)
© Wikimedia Commons
En 1727, un obscur théoricien, ayant
publié quelques pièces de clavecin, adresse une lettre à un écrivain distingué,
librettiste du moment, en vue de demander son soutien et de le solliciter en vue
d'une collaboration. Cette lettre, publiée ensuite dans le Mercure de France en
mars 1765 était signée d'un certain Rameau...

LETTRE DE MR. RAMEAU
à
MR.
DE LA MOTTE
Paris, le 25 octobre 1727
Quelques raisons que vous ayez, Monsieur, pour ne pas attendre de ma
musique théâtrale un succès aussi favorable que de celle d'un auteur
plus expérimenté en apparence dans ce genre de musique, permettez-moi de
les combattre et de justifier en même temps la prétention où je suis en
ma faveur, sans prétendre tirer de ma science d'autres avantages que
ceux que vous sentirez aussi bien que moi devoir être légitimes.
Qui dit un savant musicien entend généralement par là un homme à qui
rien n'échappe dans les différentes combinaisons des notes ; mais on le
croit tellement absorbé par dans ces combinaisons, qu'il y sacrifie
tout, le bon sens, l'esprit et le sentiment. Or ce n'est là qu'un
musicien d'école, école où il n'est question que de notes, et rien de
plus : de sorte qu'on a raison de lui préférer un musicien qui se pique
moins de science que de goût. Cependant, celui-ci, dont le goût n'est
formé que par des comparaisons à la portée de ses sensations, ne peut
tout au plus exceller que dans certains genres, je veux dire dans des
genres relatifs à son tempérament. Est-il naturellement tendre ? Il
exprime la tendresse. Son caractère est-il vif, enjoué, badin, &c ? Sa
musique pour lors y répond. Mais sortez-le de ces caractères qui lui
sont naturels, vous ne le reconnaîtrez plus. D'ailleurs, comme il tire
tout de son imagination, sans aucun secours de l'art par rapport à ses
expressions, il s'use à la fin. Dans son premier feu, il était tout
brillant ; mais ce feu se consume à mesure qu'il veut le ranimer, l'on
ne trouve plus que des redites ou des platitudes.
Il serait donc à souhaiter qu'il se trouvât pour le théâtre un musicien
qui étudiât la nature avant de la peindre, et qui, par sa science, sût
faire le choix des couleurs et des nuances dont son esprit et son goût
lui auraient fait sentir le rapport avec les expressions nécessaires.
Je suis bien obligé de croire que je suis musicien ; mais, du moins,
j'ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances
dont ils n'ont qu'un sentiment confus, et dont ils n'usent à proportion
que par hasard. Ils ont du goût et de l'imagination, mais le tout borné
dans le réservoir de leurs sensations où les différents objets se
réunissent dans petite portion de couleurs au-delà desquelles ils
n'aperçoivent plus rien. La nature ne m'a pas tout à fait privé de ces
dons, et je ne me suis point livré aux combinaisons des notes jusqu'au
point d'oublier leur liaison intime avec le beau naturel qui suffit seul
pour plaire, mais qu'on ne trouve pas naturellement dans une terre qui
manque de semences, et qui a fait surtout ses derniers efforts.
Informez-vous de l'idée qu'on a de deux cantates qu'on m'a prises depuis
une dizaine d'années, et dont les manuscrits se sont tellement répandus
en France que je n'ai pas cru devoir les faire graver, à moins que je
n'y en joignisse quelques autres, ce que je ne puis pas, faute de
paroles. L'une à pour titre L'Enlèvement d'Orithie : il y a du récitatif
et des airs caractérisés ; l'autre a pour titre Thétis, où vous pourrez
remarquer le degré de colère que je donne à Neptune et à Jupiter selon
qu'il appartient à l'un et à l'autre, et selon qu'il convient que les
ordres de l'un et de l'autre soient exécutés. Il ne tient qu'à vous de
venir entendre comment j'ai caractérisé le chant et la danse des
Sauvages qui parurent sur le Théâtre Italien il y a un ou deux ans, et
comment j'ai rendu ces titres : Les Soupirs, Les Tendres Plaintes, Les
Cyclopes, Les Tourbillons (c'est-à-dire les tourbillons de poussière
agités par les grands vents), L'Entretien des Muses, une Musette, un
Tambourin, &c. Vous verrez pour lors, que je ne suis pas novice dans
l'art et qu'il ne paraît pas surtout que je fasse de grandes dépenses de
ma science dans mes productions, où je tâche de cacher l'art par l'art
même ; car je n'ai en vue que les gens de goût, et nullement les
savants, puisqu'il y en a beaucoup de ceux-là et presque point de
ceux-ci. Je pourrais vous faire entendre des motets à grands choeurs, où
vous reconnaîtriez si je sens ce que je veux exprimer. Enfin, en voilà
assez pour vous faire faire des réflexions.
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