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6 janvier 2014

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"Lully, faut-il le dire ?
musicalement ne représente rien ou presque rien."
De l'état d'esprit des
intellectuels français sur l'Alceste de Gluck vs celle de Lully à la fin du
XIXème siècle

Pierre Peyron, La Mort
d'Alceste (1785) © Musée du
Louvre
Ah, la Belle époque... En 1866, la
vague baroque est certes encore dans les limbes : c'est en 1829 que Mendelssohn
ressuscite La Passion selon Saint Matthieu avec des effectifs
monumentaux, et le point de départ de l'équipée baroqueuse pourrait se trouver
dans les années 1830 lorsque François-Joseph Fétis exhume des instruments
anciens pour sa série de Concerts historiques au Conservatoire de Paris. Et
alors que l'Alceste du Chevalier Gluck retrouve les ors de l'opéra, celle
de Lully devra attendre son Malgoire, si l'on excepte quelques extraits joués
par la Société des Concerts du Conservatoire dès 1839. Derrière cet article
érudit et élégant, d'un temps où la critique musicale était encore l'apanage
d'hommes de lettres, le Baron de Bury, critique
littéraire et artistique - qui signa parfois sous divers noms de plume tels "F.
de Lagenevais ou Hans Werner" - fustige vertement les vieilleries lullystes
"Muraille de Chine" face à la modernité opératique de Gluck dont il retrace le
parcours, compare le surintendant et Wagner sur fond de débat entre les Anciens
et les Modernes.
M.B.

Henri
Blaze De Bury
Le
chevalier Gluck à propos de la reprise d'Alceste à l'opéra
(Revue
des Deux Mondes, 1er
novembre
1866, livraison du 1er
novembre 1866 (novembre-décembre 1866), pp. 175 a 201)
Qui connaît aujourd’hui l’Alceste de Lully? Hélas! c’est déjà
trop peut-être pour l’époque où nous vivons d’avoir à s’occuper de la
tragédie musicale composée par Gluck sur ce sujet classique. Cependant si
jamais, en inventoriant quelque bonne vieille bibliothèque, vous rencontrez
d’aventure la partition de maître Lully, si c’est surtout l’édition de luxe
de 1708 qui vous tombe sous la main, je vous conseille de la parcourir ;
elle en vaut la peine, surtout à cause de ses frontispices et de ses
gravures, où se lit en caractères ébouriffants, — déesses à moitié nues en
coiffures de cour, nymphes de l’Œil-de-bœuf, Apollons emperruqués et jouant
de la viole, — toute la solennelle boursouflure du vieil opéra français,
frère naturel et légitime de la grande tragédie française.
Lully, faut-il le dire? musicalement ne représente rien ou
presque rien. Son nom n’a guère de sens que pour les philosophes. Et s’il
n’existe en effet d’auteur classique que celui chez lequel on peut apprendre
quelque chose, l’idée certes ne saurait venir à personne de donner ce titre
à un écrivain dont le travail ne fut jamais bon qu’à montrer aux gens
comment il ne faut pas faire. Lully pourtant a son avantage, il sert à
prouver la grandeur historique de Gluck. Qui n’a point feuilleté Lully ne
saurait estimer Gluck à sa valeur. Lully ne chante pas, il récite, déclame.
Point d’airs, de duos, de morceaux d’ensemble, mais une suite non
interrompue de scènes cadencées, la tragédie mise en musique, plutôt que
l’opéra, — l’art que M. Richard Wagner voudrait de nos jours restaurer,
n’ayant pu l’inventer. Çà et là quelques maigres fragments mélodiques, des
chœurs, des marches, des motifs de danse, viennent égayer d’un peu de
lumière la désastreuse monotonie de ce dialogue, l’ennui sans fin de ce
récitatif. Ces chœurs même ont parfois du solennel, une certaine pompe qui
rappelle, pour la simplicité de l’harmonie, les hymnes liturgiques.
Malheureusement tout cela reste à l’état embryonnaire, l’art manque ; cette
mélodie qu’on pressent n’aboutit pas. Ne cherchez point le musicien, vous ne
trouveriez qu’un régisseur de théâtre, un industrieux metteur en scène des
spectacles de la cour : l’architecte de cette période, l’homme qui sait son
affaire, sera Gluck. Lui aussi se passionnera pour l’accent de la vérité,
tendra de toutes ses forces vers la beauté de l’expression, mais sans perdre
de vue la forme, sans oublier qu’un système, quel qu’il soit, ne délie pas
un homme de ses devoirs envers les règles de son art, et qu’il n’y a de
vrais musiciens, de vrais peintres et de vrais poètes que ceux qui savent
composer, dessiner, écrire et soumettre leur originalité personnelle aux
imprescriptibles lois du beau esthétique.
On a souvent dit de Gluck que c’était un ancien.
Qu’entendait-on par là? Que dans les arts du dessin tous les principes du
beau remontent vers la Grèce, rien de plus juste. Dans les arts plastiques,
en poésie, toute notre esthétique moderne repose sur l’antique. Pour la
musique, c’est autre chose, le sol manque, vous bâtissez dans le vide. Pour
le musicien, l’antique n’existe pas. Les œuvres sont nulles ; en fait de
donnée historique, rien de consenti, de positif. Vous discuterez des années
sans faire que la question ait avancé d’un pas. L’antique musical n’a de
valeur qu’à titre théorique, et ne conserve absolument plus de sens dès
qu’il s’agit de composition, de pratique. L’art antique, musicalement
parlant, n’est autre que l’art classique, un art simple, naïf, élevé,
sachant garder sa dignité, son calme, sa mesure jusque dans la tempête ;
passionné, mais sans le laisser voir, tandis qu’aujourd’hui, ne l’étant pas,
nous voulons à toute force le paraître. Ici, nouvelle question. Où commence
cet art classique? où finit-il? Pour les uns, c’est avec Bach que la période
s’inaugure ; pour les autres, c’est Bach qui la vient clore. Et Beethoven,
qu’en fait-on? De celui-là, tout le monde veut. Les classiques l’adoptent,
les romantiques l’acclament. Il n’y a de discussion que sur le choix des
styles. Les hommes du passé voudraient bien s’en tenir à sa première et
seconde manière, en revanche les néoromantiques ne reconnaissent que la
troisième, la dernière. N’oublions ni la musique du présent, ni la musique
de l’avenir, également appelées à faire valoir leurs droits, et qui dans
Haydn, Mozart, ces vrais classiques, prétendraient déjà ne plus voir que les
représentants de la période rococo.
Dans cette espèce de conflit byzantin, qui a raison, qui a
tort? Ce fameux âge classique, où le chercher? Un habile théoricien
allemand, M. Riehl, va nous le dire : « Cet esprit de mesure, d’apaisement,
de simplicité, qui constitue le caractère de l’antique, se retrouve en
musique, pour la première fois, chez un artiste qui vers le milieu de la
renaissance apparaît au monde comme la dernière figure du moyen âge. On peut
dire de Palestrina qu’il a par devers lui l’élément classique ; il le prouve
en substituant dans ses messes les formes pures, simples du chant populaire
italien à l’aride scolastique des Pays-Bas. Il réforme son art, sacrifie au
dieu inconnu de l’antique musical. C’est le classique par excellence.
Viennent ensuite les maîtres sacrés et profanes de l’école romaine. Ils
continuent l’œuvre de Palestrina, étendent les horizons, dégagent la
symétrie, développent dans leurs morceaux une architecture transparente, et,
déliant la mélodie, la rendent à sa grâce native, à sa noble sensualité. Ces
hommes furent au XVIIIe
siècle les véritables représentants de l’antique musical, et le
même élan qui poussait nos statuaires vers les maîtres de l’antiquité
grecque et romaine entraînait aussi nos musiciens. Eux aussi obéissaient à
la passion de l’étude, eux aussi cherchaient l’antique à Rome et le
trouvaient non dans des débris de statues, des fûts de colonnes, mais chez
des maîtres bien vivants! »
Il y eut certes en Allemagne, pendant la première moitié du
XVIIIe
siècle, des musiciens aussi grands, plus grands même que ceux d’Italie, et
cependant tout homme voulant s’instruire à fond passait les Alpes. Sans
doute ailleurs pouvait s’apprendre cet art qui fait les compositeurs, la
technique du métier ; mais l’idée de mesure, d’esthétique, le sens de la
pureté, de la clarté dans la forme, en un mot la vraie école de l’antique
n’était qu’en Italie. J’aurai le temps de parler de Gluck tout à l’heure ;
voyons Haydn, Mozart. Ce qui fit de ces hommes de tels modèles dans l’art de
penser et d’écrire, ce ne fut pas seulement leur génie, mais la transmission
de la belle forme italienne, le canon de cette école du simple, du correct,
du lumineux. Coïncidence curieuse de l’idée littéraire et musicale à cette
époque! tandis que Lessing, Goethe, Herder, Schiller, demandent à l’étude de
l’antiquité classique la régénération de la poésie, les musiciens, sans
s’être concertés et ne prenant pour guide que leur instinct, vont aux mêmes
découvertes. L’idéal moderne de l’antique musical, Haydn et Mozart l’ont
produit ; bien plus encore que dans les tragédies de Gluck, il est dans ces
symphonies que l’orchestre du prince Esterházy exécute pendant le repas,
dans ces opéras écrits sur la commande d’un directeur de théâtre de
rencontre. Pour le naïf qu’ils y mettent tous les deux, on dirait parfois de
vieux peintres allemands. Mozart, voulant rendre l’idée de grandeur,
d’omnipuissance, intitule une symphonie : Jupiter! C’est là sa symphonie
héroïque, à lui. Beethoven songe à Napoléon, Mozart ne pense encore qu’à
Jupiter. D’un côté, vous avez le splendide soleil couchant de la période
classique, de l’autre l’aurore du romantisme incendiant le ciel. L’œuvre de
Mozart est un morceau d’antique musical dans le sens des vieux grands
Italiens. Son Jupiter a la sérénité, la gaillardise d’un olympien repu
d’ambroisie et de nectar. C’est le dieu monarque et badin qui lance la
foudre et fait la débauche, le Jupiter-Louis XIV, amant de Sémélé, de Danaé,
de toutes les belles dames de la cour. Dans le menuet, vous le voyez danser
aux noces de Thétis, mais dans l’adagio on sent monter vers lui l’hymne des
humains, et la fugue finale nous le montre, d’un trait magnifique, en sa
toute-puissance, laissant tomber d’en haut sur la terre un regard calme,
impassible. Lumière, harmonie, goût suprême! c’est là le véritable art
classique, l’art grec musical entrevu par les compositeurs italiens de la
renaissance, et dont Mozart, entre tous, possède le secret, le canon. Cette
forme architecturale, élevée et pure, où l’air circule librement, où partout
la clarté pénètre, semble construite pour l’éternité, ce qui n’empêche pas
les mélodies et les harmonies d’être complètement modernes. La critique
historique et philosophique n’a rien à prétendre dans ce style ; c’est le
génie antique deviné par le génie moderne, qui n’en reste pas moins fidèle à
lui-même et à son temps.
I.
Avant Haydn, Mozart, Gluck avait reçu la tradition de cette
grande école classique italienne, à laquelle il se rattache par le naturel
de ses mélodies, la sobriété de son instrumentation ; mais sa destinée, à
lui, n’est point là seulement. Son génie naîtra plus tard d’un système. Dans
son premier voyage en Italie, il se contente de ce qui suffit à Piccinni, à
Sacchini, disciple déjà plus profond, passe à côté de la tradition des
maîtres, qu’il reprendra quelque jour, selon son propre formulaire et
lorsque l’étude et l’expérience lui auront démontré que tout ce qu’il a fait
est à refaire. Né le 4 juillet 1714 à Weissenwang, en Bohême, dans les états
du prince Lobkowitz, il se rend très jeune à Prague, où il acquiert une
certaine force sur le violoncelle. A dix-sept ans, il entre à Milan au
service du prince Malzi, étudie la composition, et au bout de quatre ans
écrit son premier opéra : Artaxerce. En 1745, il visite Londres et
Copenhague, revient par Vienne en Italie, puis retourne à Vienne (1772).
Nous l’abordons au beau moment du règne, au
plein de l’astre. Il a cinquante-huit ans ; le réformateur s’est déjà
révélé. Il a écrit Orphée, Alceste, et, les yeux
tournés vers la France, prépare son Iphigénie en Aulide. L’Europe entière le
discute. En Angleterre, le docteur Burney l’appelle un Michel-Ange de la
musique.
Le critique viennois Sonnenfels, louant ce système dont la simplicité le
fait penser à l’œuf de Christophe Colomb, s’écrie : « Son imagination est
sans limites ; il lui faut non point s’enfermer dans une nationalité
musicale quelconque, mais se les approprier toutes! Allemand, italien,
français, son style embrasse tous les styles et trouve imperturbablement
dans la nature l’expression vraie ; sa phrase ne cesse jamais d’être en
parfait accord avec la situation, large, puissante, passionnée, symétrique ;
dessin pur et correct qu’un admirable coloris complète! Chaque phrase de sa
musique prise à part forme un tout plein d’agrément, lequel à son tour se
rapporte ensuite au grand ensemble d’une si merveilleuse façon qu’on serait
tenté de comparer les phrases de Gluck à des matériaux solides qu’il emploie
pour la construction de son sublime édifice. » Nous venons d’entendre
l’Anglais Burney le proclamer un Michel-Ange, voici maintenant le Napolitain
Planelli qui le baptise un Raphaël, et fonde sur sa partition d’Alceste
toute une théorie de la musique publiée en 1772, d’autres disent en 1777.
Rien de nouveau sous le soleil ; les mêmes réflexions que nous suggère
aujourd’hui l’œuvre d’un Meyerbeer, le savantissime Martini, ce pater
profundus de l’époque, les développe en parlant de Gluck. « Il a su réunir
les beautés du chant italien à certains avantages particulièrement français,
et donner pour base à cette harmonique association la science instrumentale
allemande. » Le bon Wieland, lui aussi, se met de la partie, et je saisis au
vol un paragraphe qui ne manquera pas d’avoir son charme pour ceux qui
aiment cette note lyrique un peu vague dont se paient volontiers d’ordinaire
les beaux esprits philosophiques de tous les temps lorsqu’il leur prend
fantaisie de discourir sur les arts. « Grâces soient rendues au chevalier
Gluck, qui ramena le règne de la musique et la replaça sur-le trône de la
nature, d’où la barbarie, l’ignorance, les préjugés, le mauvais goût,
l’avaient précipitée. Fidèle à ce principe de Pythagore, il a préféré les
muses aux sirènes, négligeant les frivolités, les ornements d’un style faux
pour cette noble et mâle simplicité qui seule, dans les arts comme dans nos
écrits, peut traduire le caractère du vrai, du grand, du beau ! De quels
prodiges serait capable une âme embrasée d’un pareil feu, s’il pouvait se
rencontrer à notre époque un souverain qui voulût faire pour l’opéra ce que
jadis un Périclès fit pour le théâtre d’Athènes! »
Gluck n’était point de ces natures que tourmente un incessant
besoin de production. Il aimait parfois à se recueillir, à s’isoler des
bruits du monde et de la scène, lisant, méditant, philosophant tout à son
aise. Après le succès d’Alceste, on le vit à Vienne vivre un moment de cette
existence retirée, se faire de ces fortes et studieuses vacances à la
Dioclétien. Vous connaissez cette maison du sage dont parle Cicéron, ce
rendez-vous permanent de tout ce que la ville contient d’illustre,
d’honnête, d’intelligent : plenam semper et frequentem domum concursu
splendidissimorum hominum. La résidence de Gluck pendant cette période fut
ce bienheureux recoin privilégié. On y venait de toutes parts visiter le
grand artiste, très affable en son particulier, toujours ouvert à la
discussion et chez lui le meilleur des hommes. Hors de sa maison toutefois
c’était autre chose, et l’hôte aimable et courtois de la veille devenait un
affreux tyran sitôt qu’il avait pris place à son pupitre de chef
d’orchestre. La moindre faute commise par les exécutans le jetait en des
états de fureur indescriptible, et pour attirer sur soi la foudre et
l’éclair il suffisait de s’être trompé dans l’interprétation d’un sens,
d’avoir manqué de rendre une nuance. Vingt fois, trente fois on devait se
reprendre à l’ouvrage, et les admonestations de continuer à pleuvoir, les
gros mots de tomber dru comme grêle, à ce point que la révolte s’en mêlait
et que ces musiciens, qui, tous faisant partie de la chapelle, étaient
d’ailleurs gens fort habiles, finissaient par se trouver trop maltraités et
levaient la séance de leur propre mouvement, laissant le maître déverser sur
leurs places vides l’excès de son enthousiasme. Alors on allait se plaindre
à Joseph II, offrir en masse des démissions que le conciliant monarque
repoussait en disant : « Que voulez-vous? ce n’est point un méchant homme ;
mais le bon Dieu l’a fait ainsi, et ni moi ni vous autres n’y pouvons rien!
» Il s’ensuivit de toutes ces querelles que, lorsque Gluck dirigea
l’orchestre, les musiciens furent payés double. Jamais un fortissimo ne lui
semblait assez vigoureusement enlevé, de même qu’il exigeait l’impossible
dans le rendu d’un pianissimo. S’il s’asseyait au clavecin, il vous donnait
égal spectacle, cherchant toujours à peindre par ses airs, par ses gestes,
chaque nuance de l’effet que la musique doit exprimer. Il vivait, mourait
avec ses héros, avait au cœur toutes les colères d’Achille, dans ses yeux
toutes les larmes d’Iphigénie ; sur les dernières mesures de l’air
d’Alceste, on le voyait tomber en pâmoison, et ce hoquet suprême : manco,
moro, e in tanto affano non hò pianto, s’exhalait en quelque sorte expire de
sa lèvre blêmissante.
Gluck fut un de ces maîtres qui prennent au sérieux
l’inspiration. Pour lui, la Muse n’était pas un vain mot. Il l’invoquait,
l’attendait, et quand elle arrivait à son appel, se livrait à elle corps et
âme ; il en oubliait le boire et le manger, sautait à bas de son lit pour
courir la nuit, en chemise, à son piano, essayer un passage, une idée,
qu’avant de se recoucher il griffonnait en toute hâte. C’est dans un de ces
moments de diable au corps que Callot-Hoffmann l’a saisi et rendu d’un trait
incomparable :
« L’homme
s’approcha d’une armoire placée dans l’angle de la chambre et tira un rideau
qui la masquait. Je vis alors une suite de grands livres bien reliés, avec
des inscriptions en lettres d’or, telles que : Orfeo, Armida, Alceste,
Ifigenia. Les regards fixés sur moi, il saisit un des livres ; c’était
Armide, et s’avança d’un pas solennel vers le piano. Je l’ouvris vitement,
et j’en déployai le pupitre. Il ouvrit le livre, et quel fut mon étonnement!
je vis du papier réglé, et pas une note ne s’y trouvait écrite. Il me dit :
« Je vais jouer l’ouverture, tournez les feuillets et à temps! » et il joua
magnifiquement et en maître, à grands accords plaqués, et presque
conformément à la partition, le majestueux tempo di marcia. Son visage était
incandescent, tantôt ses sourcils se rejoignaient et une fureur longtemps
contenue semblait sur le point d’éclater ; tantôt ses yeux remplis de larmes
exprimaient une douleur profonde. Quelquefois, tandis que ses deux mains
travaillaient d’ingénieuses variations, il chantait le thème avec une
agréable voix de ténor, puis il savait imiter d’une façon toute particulière
avec sa voix le bruit sourd du roulement des timbales. Plus tard, il se mit
à chanter la dernière scène d’Armide avec une expression qui pénétra
jusqu’au fond de mon âme. Sa musique était la scène de Gluck dans un plus
haut degré de puissance. Toutes mes fibres vibraient sous ses accords.
J’étais hors de moi. Quand il eut fini, je me jetai dans ses bras et
m’écriai d’une voix émue : Quel est donc votre pouvoir? qui êtes vous? Il se
leva et me toisa d’un regard sévère et pénétrant... Lorsqu’il reparut tout à
coup avec la lumière, il portait un riche habit à la française, chargé de
broderies, une belle veste de satin, et une épée pendait à ses côtés. Je
restai stupéfait ; il s’avança solennellement vers moi, me prit doucement la
main et me dit en souriant d’un air singulier : Je suis le chevalier Gluck!
»
Gluck, ai-je dit, s’imposait despotiquement à son orchestre
et jusqu’à trente fois commandait la répétition d’un même passage. Quel
maître, quand on y réfléchit, n’eut de ces exigences? Tyrans, ils le sont
tous, plus ou moins ; seulement chacun a sa manière. Rossini, Meyerbeer,
Auber, Donizetti, Verdi, autant nous en avons vu, autant ont fait ou voulu
faire comme Gluck, et si, dans la recherche d’un idéal d’exécution entrevu
par le génie seul, ils se sont arrêtés à la vingt-cinquième expérience sans
pousser jusqu’à la trentième, ce n’est peut-être point la bonne volonté qui
leur aura manqué. Meyerbeer y mettait, lui, mille façons : poli, doucereux,
insinuant, il parlementait avec ses artistes et par la plus insidieuse des
persuasions obtenait d’eux des prodiges de dévouement. « Ce que vous venez
de faire là est admirable ; mais si nous recommencions, peut-être serait-ce
encore mieux! » Rossini, toujours spirituel, gouailleur, imperturbable,
mettait les rieurs de son côté. Il interpellait le délinquant, saisissait le
loup par les oreilles : « Ce ré dièse que vous me donnez là n’a certes rien
de mauvais en soi, j’en prends note et compte en faire bon usage tôt ou tard
; mais pour cette fois j’ai écrit un ré naturel, et, si vous voulez bien,
nous nous y tiendrons! » Pourquoi ces emportements qui remuent la bile, ces
colères perturbatrices du système nerveux? Fi de ces grossièretés barbares
dont un galant homme se repent toujours, de cette diplomatie aulique qui
rabaisse le génie! parlez-moi d’un pyrrhonisme bien tempéré, wohltemperirter,
comme disait le vieux Bach, et qui, tout en aidant son homme à se tirer
gaillardement de toutes les difficultés de la vie, ne l’empêche pas d’écrire
Guillaume Tell!
II.
Vers la fin de janvier 1770, il y eut à Vienne, au palais
Eugène, un de ces bals masqués qui font époque. L’impératrice y assistait,
environnée de sa nombreuse famille, de sa noblesse, escortée de la foule
variée, brodée, chamarrée, éblouissante, de ses Hongrois et de ses Polonais.
Plus de quatre mille personnes prirent part à cette fête, où, pour la
dernière fois, Marie-Thérèse et Marie-Antoinette parurent ensemble en
public. La mère et la fille devaient bientôt se quitter pour ne plus se
revoir. Jamais on n’aperçut pareil contraste. L’impératrice ne marchait déjà
qu’avec fatigue, visiblement alourdie par une corpulence qui d’année en
année allait croissant. Les temps étaient passés de sa beauté, de son éclat
; le visage, épais, obèse, marqué de petite vérole, avait perdu ses charmes
d’autrefois, et pris dans les émotions, les tourmentes d’un règne illustre,
mais laborieux, une expression de tristesse, de lassitude, à laquelle la
perte d’un époux tendrement aimé avait mis le dernier sceau. En revanche,
quelle adorable fleur que cette enfant qui s’épanouissait à son côté comme
un frais bouton de rose! — Laissons Marie-Thérèse et la jeune dauphine de
France causer avec le cardinal de Rohan et le marquis de Durfort, et voyons
l’empereur Joseph II se promener dans une galerie entre deux compagnons qui,
sans appartenir à la haute noblesse de l’empire, sans être, comme on dit, de
la crème, n’en paraissent pas moins jouir en ce moment de toutes les
sympathies du jeune prince. L’un, celui de droite, vêtu d’un-habit de
peluche tirant sur le violet, n’est déjà plus jeune, ses traits respirent le
calme ; ses paupières qu’il tient d’habitude presque closes indiquent le
penseur, le philosophe. L’autre, celui de gauche, est encore un enfant : il
porte un habit de velours écarlate, lequel sied à ravir à sa jolie petite
personne. L’un et l’autre, on les a d’avance reconnus : le vieux s’appelle
Gluck, l’enfant Mozart.
Joseph II n’aimait pas seulement la musique avec passion,
c’était aussi un exécutant des plus habiles sur le piano et surtout un
violoncelliste de première force. Après avoir quelque temps parlé à Gluck de
son Alceste, à Mozart de son Mithridate [Mitridate, re di Ponto], qu’on
était au moment de donner à Milan, l’empereur s’éloigna, promettant à Gluck
d’arranger, les choses de manière que son dernier chef-d’œuvre fût avant peu
représenté sur la scène du grand Opéra de Paris. — Restés seuls en présence,
les deux musiciens continuèrent à se promener en conversant. Mozart a
raconté depuis l’impression profonde qui lui était restée de cet entretien.
« Mon enfant, disait Gluck, je n’ai jamais eu foi aux petits prodiges ; mais
il me semble surprendre dans tes yeux l’éclair d’une flamme dont je sais le
nom. Crois-moi, fuis la mode, évite la routine italienne. Suis mon exemple,
Mozart ; tu t’en trouveras bien. Continue après moi mes réformes,
attache-toi au génie de la langue : c’est le secret de t’emparer de tous les
cœurs ; quand pour nous est le mot et le son, qui nous résisterait? » Et
parlant ainsi, le vieux maître s’animait ; à l’idée de l’ère nouvelle fondée
par lui, une rougeur d’enthousiasme colorait son visage d’une plasticité
marmoréenne. Mozart avec respect l’écoutait ; tout en faisant in petto ses
réserves sur le système et sachant bien ce qu’il en garderait, ce qu’il en
laisserait. Tous deux allaient, mesurant à pas graves les appartements où
tourbillonnait l’essaim des masques. Gluck oubliait la différence d’âge ;
dans cet enfant de quatorze ans, il avait reconnu un esprit de sa famille,
l’héritier prédestiné de son trésor d’idées. Il le traitait comme un père
son fils, lui parlait de ses projets de visiter Paris sous les auspices de
la jeune dauphine, d’écrire un jour pour la langue française, capable, selon
lui, bien autrement que l’italienne, de rendre en musique l’expression d’un
sentiment viril et fort. Pendant ce temps, les dominos qui passaient se les
montraient du doigt, et le nom vénéré de l’auteur d’Alceste se mêlait dans
leurs chuchotements au nom déjà cher du petit prodige.
Nous avions à notre ambassade à Vienne à cette époque
(1770-1772) le bailli du Rollet, diplomate bel esprit, qui par occasion
fréquentait le Parnasse. Gluck, dont c’était la manie de prendre les gens au
collet pour leur parler de ses idées, de son système, s’ouvrit à lui. En
pareil cas, de confident à collaborateur il n’y a que la main. Restait le
choix du sujet. On convint de prendre l’lphigénie de Racine comme l’ouvrage
le plus propre à se prêter à l’association de la tragédie, de la musique et
du spectacle qui sied au genre lyrique. « Si vous voulez savoir ce que c’est
qu’un opéra, je vous dirai que c’est un travail bizarre de poésie et de
musique, où le poète et le musicien, également gênés l’un par l’autre, se
donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. » Contre cette boutade
de Saint-Évremond, Gluck et du Rollet avaient à cœur de réagir. L’œuvre du
librettiste arrêtée en commun, le mouvement des scènes, l’ordre des morceaux
déterminés, le poète se mit à sa besogne, et la termina glorieusement avec
l’aide d’Apollon, des neuf sœurs, et surtout de ce fameux dictionnaire des
rimes dont aimait tant à se servir le grand Quinault, son maître et son
modèle. Non moins laborieuse, mais on peut l’avouer, beaucoup plus illustre
encore fut l’élucubration du chevalier Gluck. Couvé pendant un an à la
flamme de son génie, le sujet parcourut victorieusement la période de
transformation, et ce puissant cerveau, après avoir douze mois porté
l’héroïque conception, en accoucha tout d’un trait à la veille du départ
pour Paris.
La France spirituelle et galante en était alors aux
chefs-d’œuvre de Lully, de Campra, de Rameau, à ce système d’opéra taillé
depuis un siècle par le poète Quinault sur le patron des jardins de Le
Nôtre, des tragédies de Racine, des poèmes didactiques de Despréaux et de
toutes ces monumentales symétries dont le règne semblait ne pouvoir finir.
On s’étonne à penser à cette espèce de muraille de la Chine qui, vers le
milieu du XVIIIe
siècle, se dressait encore presque intacte entre notre art national et
l’art des autres pays. Je ne veux pas m’occuper de nos poètes ; je laisse
Voltaire appeler Shakespeare un Gilles de la foire, un Allobroge, un
babouin, parler du salmigondis de Dante qu’on a pris pour un poème,
turlupiner Cervantes, Calderon, etc. ; mais, pour m’en tenir à la musique,
de quelles pastorales ridicules, de quels ponts-neufs faisions-nous nos
délices, tandis qu’en Italie, en Allemagne, Orphée et Eurydice, Alceste,
passionnaient le public! Une voix cependant s’élève en France pour
protester, la voix du citoyen de Genève. Chose étrange que ce Jean-Jacques,
si prompt, si éloquent lorsqu’il s’agit de combattre, de bafouer l’erreur,
tombe lui-même, dès qu’il s’imagine de composer, dans la dernière des
erreurs, et que ce panégyriste entraînant, parfois sublime, soit de tous les
musiciens le plus grotesque! Oublions le Devin du village, ne songeons qu’au
superbe agitateur, à l’insurgé qui d’instinct poussait à la roue, et, piètre
musicien, préparait chez nous l’avènement des grandes périodes musicales.
Gluck vint donc en France au bon moment. Dans le public,
l’esprit de réaction contre les vieilleries du passé l’appelait, l’attendait
; à la cour, Marie-Antoinette ouvertement se déclarait sa protectrice. Et
pourtant malgré tout que de difficultés à vaincre, de cabales à surmonter!
Heureusement qu’on avait affaire cette fois à l’un de ces héros de mâle
complexion que rien ne déconcerte et qui marchent à leur but en écrasant
sous leurs pas toutes les vipères de l’envie. Les demoiselles de l’Opéra
commencèrent, cela va sans dire, par goûter médiocrement le régal. Ces
morceaux de fabrique tudesque leur semblaient un peu bien indigestes, et
l’on n’eût point demandé mieux que de ne les point avaler. La divine
Laguerre, la triomphante Levasseur, venues là en beaux atours et coiffées de
leurs diamants, prenaient ce ton d’autorité dont parlait le maître pour une
insulte à leur majesté de reines de théâtre ; mais Gluck, sans s’occuper de
ces grimaces, continuait sa besogne avec la même fermeté, ne ménageant
personne et d’un mot rappelant à l’ordre les mauvaises têtes : « Nous sommes
ici pour répéter mon Iphigénie. Voulez-vous chanter, ne le voulez-vous pas?
Si vous voulez, fort bien, recommençons ; sinon, dites-le franchement.
Aussitôt je cours chez la dauphine l’informer que mon ouvrage ne peut être
représenté, puis je reprends la poste et m’en retourne à Vienne! »
En sortant de ces répétitions, la plupart du temps fort
orageuses, il allait se promener aux Tuileries et recherchait de préférence
les plus sombres endroits pour y rêver, y méditer à son aise et continuer le
dialogue avec ces personnages que son imagination lui représentait vivant
sans cesse à ses côtés. Par un beau soir d’avril 1774, les passants qui
traversaient le jardin à la nuit tombante furent témoins d’un curieux
spectacle. Un homme grand, robuste, d’aspect et d’accent étrangers, vêtu
d’une rhingrave de teinte brune, se débattait au milieu d’un attroupement de
soldats suisses qui voulaient à toute force l’entraîner au poste. Dans le
feu de l’action, son chapeau était tombé à terre ; mais sous cette perruque
ébouriffée éclatait un front plein de génie et de tempêtes, et ces grands
yeux bleus, accoutumés à regarder le soleil en face, dardaient sur les
assaillants des regards d’aigle courroucé. La foule cependant s’amassait,
s’ameutait. Les marchandes de violettes commençaient à crier au voleur et
les bourgeois au régicide, lorsque M. de Lauzun, que le hasard poussait de
ce côté, s’arrêta, vit l’algarade, et dans ce voleur et cet assassin
reconnut son ami le chevalier Gluck. C’était lui, en effet, le trop
impressionnable auteur tragique, lui qui, ruminant son œuvre sous les
arbres, avait pris trop au sérieux les colères de son Achille, dont il
allait déclamant le récitatif avec les gestes et les intonations de
circonstance. Les braves Suisses, apercevant ce furieux, s’étaient dit, à
l’air sombre de son visage, aux frénésies de sa pantomime : « Voilà un drôle
qui assurément médite un mauvais coup! » Et comme il n’était question dans
ce monologue que d’imprécations, de victime immolée au pied des autels, le
tout accompagné de roulements d’yeux et de menaces à poings fermés dirigées
contre le palais des rois, on avait aussitôt porté au compte de Louis XV
toutes les belles choses débitées à l’adresse du vieil Agamemnon, et cru
voir dans Achille un nouveau Damiens.
Le 19 de ce même mois d’avril 1774, Iphigénie en Aulide fut
représentée sur la scène du grand Opéra de Paris avec un succès
d’enthousiasme. Il faut lire dans les récits du temps quels transports
accueillirent cet air d’Achille, cause de la mésaventure du jardin des
Tuileries. C’étaient de l’extravagance, des folies! Les gentilshommes
portaient la main à la garde de leurs épées, les femmes agitaient, brisaient
leurs éventails, et leurs visages émus, attendris, baignés des plus douces
larmes, ressemblaient au portrait d’Adrienne Lecouvreur dans le rôle de
Camille, en pleurs, et l’urne dans les mains.
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
Ne coûta tant de pleurs à la Grèce assemblée
Que dans l’heureux spectacle a nos yeux étalés.
Ces vers de Boileau étaient, faute de mieux, cités partout le
lendemain, comme allusion au paroxysme de cette soirée. Le fait est qu’un
tel succès dépassait tous les règlements ; qu’on se figure des recettes de
quinze mille livres, et cela pendant un nombre extraordinaire de
représentations qui en 1782 n’avaient pas encore interrompu leur marche!
Gluck ne devait point s’en tenir là. Comme tous les grands musiciens qui
depuis ont recherché la consécration française, il n’eut pas plus tôt
conquis les esprits par un coup de maître qu’il voulut faire de Paris le
centre de son activité militante. Après Cythère assiégée (1775) vint Armide,
la fameuse Armide, composée sur le texte de Quinault, qui date de 1686, puis
Iphigénie en Tauride, sur un poème de Guichard, et Echo et Narcisse (1779).
Ajoutez à cette liste la traduction d’Orphée (Orfeo ed Euridice) et
d’Alceste, ouvrages originairement écrits en italien, et vous aurez un de
ces répertoires comme en a seul depuis composé Meyerbeer, et devant
lesquels, pour un moment, tout s’efface, le passé et le présent.
Ce n’est point à dire cependant qu’il n’y eût encore de très
vives résistances. Brillante fut la victoire, mais que d’efforts pour
l’acheter! Combien de brochures, d’articles de journaux, d’apostrophes et de
querelles à main armée! Il est vrai qu’en avançant, la question musicale
s’était terriblement grossie et compliquée, et que ces mots « gluckistes et
piccinistes, » qui ne signifiaient au début qu’une simple lutte de systèmes,
avaient fini, grâce aux intrigues de cour, par servir de cri de guerre à la
politique. Gluck se produisait en France sous les auspices de la jeune
dauphine. En fallait-il davantage pour que la comtesse Du Barry se mît
aussitôt en quête d’un candidat? Cet heureux représentant des droits de la
belle mélodie et des petites rancunes du pavillon de Luciennes fut donc le
maestro Piccinni, qu’on nomma directeur de l’opéra italien. Auteur d’une
foule de partitions plus ou moins remarquables, — on lui en attribue jusqu’à
cent trente-deux, sans compter les cantates, intermèdes, ballets symphonies,
etc., — mélodiste facile et sans préjugés, mêlant le bouffe au tragique, le
sublime au grotesque, écrivant de la même main la Buona Figli [la Buona
Figliuola] et l’admirable chœur des prêtres de la nuit dans Didon, —
Piccinni était, pour ses défauts comme pour ses qualités, l’antagoniste par
excellence d’un homme tel que Gluck. Cet Italien avait en soi tout le
nécessaire pour agacer, irriter, mettre hors de lui le grand Allemand. Vrai
choix de favorite! et les amis aidant, appuyant, guelfes et gibelins
arrivant à la rescousse, on se peut figurer le beau vacarme!
Gluck régnait sur la scène française, Piccinni,
aux Italiens, faisait ferme ; entre les deux camps, impossible de rester
neutre. Medium tenuere beati! de ces heureux-là, personne n’en voulait. A la
tête des partisans de Gluck s’agitait Rousseau, Marmontel dirigeait le
groupe des piccinistes. On avait pour devise d’un côté : « clarté, vérité
dans l’expression, » de l’autre : « charme et douceur dans la mélodie, » et
les apostrophes d’aller leur train, les coups de pleuvoir
au nom des principes. Le Journal de Paris, organe de l’auteur d’Alceste, se
distinguait surtout parmi les belligérants. Il y avait là un certain anonyme
de Vaugirard dont les ripostes vous démontaient de pied en cap un adversaire
; l’infortuné Delaharpe, si souvent mis par lui hors de combat, ne remontait
sur sa bête que pour se voir infliger des confusions nouvelles. Aux
violences de l’ennemi, brochures, pamphlets, chansons, les gluckistes
répondaient par cette fière manœuvre pratiquée depuis Scipion par tous les
victorieux : « montons au Capitole, voyons la caisse! » On interrogeait les
recettes, et les chiffres étaient énormes : cent soixante mille livres pour
quelques représentations d’Armide! « Je n’aime pas le brailler et je
n’entends pas le raisonner, » s’écrie le pseudonyme Urluberlu en terminant
son apologue, auquel il donne pour moralité les huit cent mille livres de
bénéfice net produits par les quatre ouvrages : Iphigénie, Orphée et
Eurydice, Alceste, Armide.
Gluck lui-même ne laissa pas d’intervenir publiquement dans
le débat. Il imprima sur sa musique et son système un article dans la
Gazette de France, un autre dans la Gazette de Littérature. Ces diverses
pièces, jointes aux préfaces et dédicaces de ses opéras, forment un volume
publié à Paris en 1781, et qu’il faut lire non point seulement comme un
exposé de doctrine, mais comme un témoignage de ce que peut parfois le génie
dans les excursions qu’il se permet en dehors de ses domaines. Cette
prose-là n’est certes ni d’un musicien ni d’un Allemand ; on y saisit à tout
propos le sentiment vrai de la langue, l’art de bien dire, le nerf du style.
Pourquoi ne réimprimerait-on pas ce volume? Ce serait œuvre de lettré
d’éditer à nouveau ces pages dont quelques notes, rattachant le passé au
présent, feraient un livre tout actuel.
Et ainsi de suite pendant trente couplets en style de
complainte.
On y verrait qu’en somme il n’y a de vivants que les morts,
et qu’il suffisait d’avoir lu la préface d’Alceste, écrite il y a près d’un
siècle, pour découvrir la trop célèbre théorie de l’avenir. — « Avant de me
mettre au travail, écrivait Gluck, ma grande affaire est d’oublier que je
suis musicien, de m’oublier moi-même pour ne plus voir que mes personnages.
Je commence par étudier mon sujet acte par acte ; ensuite je repasse
l’ensemble dans mon cerveau, après quoi je me transporte d’imagination dans
la salle du spectacle. Je me figure que je suis assis au parterre, et je
compose. Tout cela fait que mon œuvre est entièrement distribuée en ses
moindres parties, terminée même avant que j’en aie écrit une seule note. »
Il est certain qu’un art ayant pour unique but
l’imitation de la nature devait procéder de la sorte et s’interdire
inexorablement l’accès de ces mille petits sentiers tout parfumés de roses
et de mélodies où s’attarde si volontiers le compositeur malavisé qui se
complaît aux beautés purement musicales. « On n’imagine pas, poursuit Gluck,
à quel point les principes contraires peuvent nuire aux arts qui se
proposent l’imitation de la nature. Faute de consentir à s’oublier, le poète
fait des tirades, le peintre outrepasse la nature et devient faux, le
comédien déclame, et le compositeur, voulant briller, ne réussit qu’à
produire l’ennui. » Peindre une action, en préciser le moment, maintenir
imperturbablement chacun de ses personnages dans la responsabilité de son
caractère, rien en cela que de très favorable à l’intérêt dramatique, et, à
tout prendre, de très compatible avec les droits de la musique. Il semble, à
première vue, qu’il n’y ait de sacrifié que l’individualité du chanteur, et
l’individualité du chanteur, représentée par les sopranistes et les soprani,
avait dès cette époque tant exercé déjà de tyrannies qu’on ne saurait guère
vraiment en déplorer la négation. « Musique, que veux-tu? s’écriait alors
Beccaria ; on paie les danseurs de corde pour exécuter des sauts de carpe,
et les chanteurs pour imiter les danseurs de corde! »
Donc plus de ces charlatans grotesques, de ces despotiques jongleurs du
trille et de la roulade venant, à point nommé, débiter l’air de bravoure
auquel inévitablement succédait, dans l’acte suivant, l’aria di grand’
espressione ; mais à la place de la prima donna, du primo uomo et du primo
basso dégoisant sur la ritournelle obligée leurs cadences stéréotypées, la
superbe Clytemnestre, la tendre et sensible Iphigénie, le fougueux, le
terrible Achille, exprimant leurs passions dans le plus beau langage
musical.
Ici nous touchons au sublime du système et peut-être en même
temps au point critique. Agamemnon apprenant que les dieux lui commandent
d’immoler sa fille, s’écrie dans Iphigénie :
Je n’obéirai point à cet ordre inhumain.
Il s’agissait de
rendre musicalement tout ce que ces paroles contiennent de stupeur, d’émotion
profonde et douloureuse et aussi de révolte contre l’aveugle arrêt du destin.
Gluck fait répéter deux fois la phrase à son personnage. La première fois
Agamemnon cherche à s’encourager ; il voudrait bien se déclarer, mais n’ose
encore ; dès le début, le je placé sous une noire marque l’indécision ; vers la
fin du vers, la voix fléchit ; suit une pause pendant laquelle on dirait qu’il
s’attend à voir tomber sur lui la foudre, mais le tonnerre n’éclate pas, le
châtiment hésite. Alors le sentiment qui grondait sourdement tout à l’heure
s’enhardit, le cœur du père se redresse. La phrase recommence, mais avec
fermeté, résolution, la noire de la première version devient une croche, la
longue une brève, et le discours, net, rapide, accentué, prend soudain le ton de
la plus inébranlable affirmation : « il n’obéira pas. » Peut-être trouvera-t-on
que voilà bien des cérémonies pour un simple pronom personnel, et que de
pareilles beautés tiennent plus à l’ordre esthétique qu’à l’ordre musical. Je
n’en disconviens pas, et suis de ceux que tant de psychologie, de haute raison,
parfois épouvantent. Je me hâte de déclarer cependant qu’à mes yeux toutes les
chicanes qu’on fait à son système ne diminuent pas Gluck d’une ligne. Il
appartient à cette classe d’hommes qui restent debout à travers les siècles. On
peut aujourd’hui le trouver trop absolu, trop rigoriste, regretter qu’il ne soit
pas plus musicien dans le sens de Mozart et de tous ceux qui pour l’expression
dramatique descendent de lui : Cherubini, Weber, Meyerbeer, Rossini même, le
Rossini des récitatifs de Guillaume Tell, comparables à ce que l’art de la
déclamation a jamais produit de plus beau dans aucune langue ; mais, comme
envergure et puissance, hauteur, morale, clairvoyance, pénétration,
intelligence, je doute qu’on ait souvent rencontré mieux, et je plains du fond
de l’âme les pauvres gens qui ne savent pas s’incliner devant de pareils
exemplaires de l’être humain, du génie humain, sinon du génie musical proprement
dit
.
III.
Continuons l’étude du système, voyons ses argumens. J’ai raconté
plus haut l’effet prodigieux de l’air d’Achille dans Iphigénie en Aulide. Nous
avons vu le public de Paris se lever en masse, les officiers porter la main à la
garde de leurs épées. Un des amis de Gluck, Olivier de Corancey, lui demandait
un jour pour quelle raison cet air d’Achille, si fier, si belliqueux, si
entraînant, et qui à la scène vous fait partager toutes les furies du héros,
perd en dehors du théâtre son effet terrible et menaçant, et ne conserve d’autre
agrément que celui d’un joli mouvement de marche. A quoi l’auteur répondit : «
On oublie toujours que la musique, et cela surtout dans sa partie mélodique, ne
possède que des moyens fort limités. Impossible par la simple combinaison des
notes dont se compose une mélodie d’obtenir l’expression caractéristique dé
certaines passions. Force est alors au compositeur de, recourir à l’harmonie, à
l’instrumentation, recours parfois également insuffisant. Dans l’air dont vous
me parlez, tout repose sur un effet de contraste ; ma prétendue magie, est tout
entière dans la nature du chant qui précède immédiatement cet air, dans la
couleur des instrumens que j’ai choisis pour accompagner ce chant. Vous venez
d’entendre la douce plainte d’Iphigénie, ses regrets de quitter Achille. Les
bassons et le cor, qui remplissent le principal rôle dans cette scène, soupirent
encore mélancoliquement à vos oreilles. Est-ce donc miracle si l’unisson de
toute la bande militaire, éclatant soudain au milieu de ce calme, jette le
spectateur dans une émotion extraordinaire, que je devais sans doute, quant à
moi, chercher à produire, mais dont l’irrésistible puissance n’en a pas moins
pour cause un accident purement physique? » Rousseau, qui grandement admirait
Gluck, tenait aussi pour ce système de la tragédie dans les formes, de la
tragédie mise en musique ; et substituée à l’intermède de cour, à la pastorale à
cothurnes. « Il faut que l’opéra soit, joué, chanté et déclamé ; or, de ces
trois choses-là, il me semble qu’on n’en fait qu’une. On y chante, et encore
souvent y chante-t-on assez mal. » La musique, esclave de la poésie, anime,
vivifie et parachève l’expression qu’elle a reçue d’elle.
Du reste, même au temps de Gluck, la discussion n’était point
neuve. Saint-Évremond et La Bruyère déjà l’avaient entamée. Boileau raconte
que, sur la demande de Mme
de Montespan, Louis XIV avait chargé Racine de composer un
poème d’opéra. L’auteur d’Andromaque, fort embarrassé d’un tel honneur et
convaincu qu’un poète ne saurait jamais réussir dans ce genre, « la musique
ne prêtant pas à la narration, » pria son ami Despréaux de lui venir en
aide. La collaboration avait déjà pris forme, lorsque maître Quinault, se
voyant menacé dans ses droits et privilèges de librettiste de la couronne,
de France, poussa jusqu’au grand roi, et obtint qu’il rie fût pas donné de
suite plus tragique à cette fantaisie de la favorite. Sic nos servavit
Apollo, s’écrie Boileau en terminant cette anecdote, d’où un prologue est
pourtant résulté. Dans ce prologue, buriné par le législateur du Parnasse,
la Poésie et la Musique apparaissent, allégoriquement personnifiées, selon
l’usage, et après un moment d’entretien aigre-doux la Poésie fait mine de
tourner le dos à son humble sœur en lui décochant ces trois vers, dont un,
le dernier, plein de malice :
Ma sœur, il faut nous séparer, Je vais me retirer ; Nous allons voir sans moi ce que vous pourrez faire.
J’avoue ici que le sort de cette infortunée Musique me touche
sincèrement, et si quelque chose m’étonne, c’est de lui voir accepter ces
dédains lorsqu’elle aurait si beau jeu à remettre à sa place, en quatre
mots, l’impertinente péronnelle. « Ce que je vais faire sans vous, ma mie,
attendez un peu, vous allez le savoir. Je vais faire la symphonie en ut
mineur, et l’héroïque et la pastorale, moins que rien, vous voyez! Je vais
faire encore les ouvertures d’Egmont et de Coriolan et toutes les sonates.
Et, dans le cas où ce simple menu ne vous suffirait point, nous y joindrons,
comme hors-d’œuvre, toutes les partitions purement et simplement
symphoniques des Haydn et des Mozart, toutes les rêveries instrumentales de
Weber, toutes les romances sans paroles de Mendelssohn! » Le malheur veut
que les allégories, de leur nature, ne soient jamais que des sottes, et
celle-ci, comme ses sœurs, n’y voit pas plus loin que le bout de son nez.
Qui voulait voir et saisir, c’était Rousseau, et quand il ne comprenait pas,
il fallait, bon gré, mal gré, que le maître lui rendît des comptes. Ainsi
dans son opéra de Paris et Hélène [Paride ed Elena] Gluck, selon Rousseau,
avait failli par trop d’exactitude ; ses scrupules touchant l’accentuation
musicale, la vérité absolue des caractères, l’avaient précipité dans un
anachronisme. En donnant à son Paris cette langueur, cette mollesse
attribuée aux mœurs phrygiennes, tandis que dans son chant Hélène affecte au
contraire l’expression simple, austère, évidemment Gluck s’était rendu
coupable d’une grave erreur. Il avait oublié que de Lycurgue seulement
datait l’inflexible rudesse des mœurs lacédémoniennes, et que la belle
Hélène fut mise au monde bien des années avant la venue du farouche
législateur. Quand on se mêlait de vouloir raisonner avec Gluck, on devait
s’attendre à rencontrer forte partie. En fait d’argumens, l’auteur d’Alceste
était comme ce personnage de Molière à qui « tout Naples est connu! » On ne
le prenait point en défaut. — « La critique est spécieuse, répondit-il, et
plût à Dieu que je n’eusse jamais affaire qu’à des juges ayant vos lumières!
Toutefois cette manière de voir n’est point la mienne. Hélène sans doute
aime Paris, mais de quel amour? Homère n’a garde de nous le laisser ignorer.
Elle s’efforce de relever le cœur de son amant, de lui inspirer l’ardeur de
la gloire. L’éloge même de ces vieillards qui la voient passer me donne pour
son caractère une estime presque égale à l’idée que je me fais de sa beauté.
Ce n’est donc pas spécialement la femme de Sparte que j’ai voulu peindre,
mais une âme forte et magnanime. De là ce chant simple, grave et, j’ose
ajouter, agréablement persuasif que j’ai mis sur ses lèvres. » Meyerbeer,
quand j’y pense, ne discutait pas autrement. Même sérieux, même élévation
philosophique, avec cette différence toutefois que Gluck est un ancien, et
l’auteur des Huguenots un moderne. Au camp des gluckistes comme dans l’armée
des piccinistes, il y avait les généraux, les chefs de corps et de doctrine
: Jean-Jacques, Grimm, Marmontel, Delaharpe, puis les fougueux adeptes, — on
ne disait point encore dilettantes, — puis en sous-ordre cette foule
d’esprits à la suite qui ne savent que jurare in verba magistri! Un de ces
tirailleurs malencontreux discutait sur Iphigénie en Tauride en présence de
Sacchini. Arrivé à ce passage de l’air d’Oreste :
Le calme rentre dans mon âme,
notre homme crut pouvoir se permettre une critique, insinuant
que le musicien, alors qu’il aurait fallu rendre la plasticité de ce calme
dont parle Oreste, en avait troublé l’expression par les figures d’un
accompagnement trop dramatique. A ces mots, Sacchini, qui jusque-là s’était
tenu à l’écart, tombant en plein dans l’entretien : « Mais, monsieur,
s’écria-t-il, quelle idée avez-vous donc de la situation? Lui, calme! n’en
croyez rien. Il ne l’est ni ne saurait l’être. Oreste a tué sa mère. Quand
il parle du calme qui rentre dans son âme, il cherche à se tromper lui-même
; Oreste vous dit qu’il est calme, et pendant ce temps, dans l’orchestre,
les basses et les violons vous disent qu’il ment! » On connaît aussi la
réponse de Gluck à ce disciple qui, tout en admirant, reprochait sa
monotonie au fameux air de « Caron t’appelle, » écrit sur une seule note.
— Apprenez, mon ami, que dans le royaume des enfers les
passions s’effacent, et que la voix y perd ses inflexions!
Je n’oserais contester qu’il n’y ait en tout cela bien de la
sophistique. C’est aussi trop de précautions et de scrupules. L’art ne vit
pas seulement de combinaisons magistrales, d’effets voulus ; il faut laisser
à l’inspiration ses désordres, son imprévu. A force de s’attacher au sens
des mots, de mettre partout des points et des virgules, de souligner chaque
intention, de vouloir toujours vivifier la lettre, on tue l’esprit :
Et propter vitam, vivendi perdere causas.
Gluck obéit invinciblement à cette loi qui s’impose à tous les
réformateurs. Il ne lui suffit pas de créer, il faut encore qu’il démontre.
L’idée théorique, abstraite, le possède à ce point que ses plus belles œuvres,
toujours grosses de génie, manquent de musique. J’ai rencontré jadis en
Allemagne un grand homme de cette trempe : Cornélius, le Gluck de la peinture,
que la France ignore ou connaît mal. Un jour qu’il me montrait je ne sais plus
quel projet de carton pour un de ces cycles titaniques dont les murs de Munich
et de Berlin sont couverts, « voyez ce renard, me dit-il ; au premier abord, on
se demande ce qu’il vient faire en pareille histoire. Rien autre chose, sinon
commenter mon personnage principal. Dans l’acte où je l’ai représenté, fut-il,
ne fut-il pas de bonne foi, on ne l’a jamais trop su, et mon renard avertit le
public de se bien défier. » N’en déplaise à Gluck, à Cornélius, et à tant
d’autres grands esprits ayant parfois sacrifié jusqu’à l’excès à la recherche du
symbole, ce renard-là, en langage de théâtre, s’appelle la petite bête, qu’il ne
faut point vouloir chasser de peur qu’elle ne nous égare. Ce qui rend la musique
de Gluck désormais impossible à la scène, c’est surtout la nature des poèmes
auxquels cette musique sert d’interprète. Rien dans ces mœurs, dans ces
passions, ne nous intéresse. Nous ne croyons ni aux événemens ni aux motifs qui
les ont amenés. La musique s’attache à rendre le vrai humain, le vrai immédiat,
tandis que ces personnages et ces situations s’agitent en dehors de toute espèce
de vraisemblance. Et puis quelle fonction pour un art appelé à vivre de sa
propre vie que celle de servir de simple truchement à la parole, d’user son
temps à éplucher des verbes et des adjectifs! N’était-ce donc point assez,
justes dieux, de la tragédie en vers, sans encore avoir la tragédie en musique?
Des actes qui s’engagent par un récitatif, se développent par une suite d’airs
et lamentablement se terminent par une monotone mélopée! Toutes les grandes
formes musicales, l’introduction, le chœur, le finale, sacrifiés à l’économie du
plan dramatique! J’admets que le récitatif soit de toutes les formes musicales
celle qui accentue le mieux chaque partie du discours, celle qui de plus près
serre l’expression non pas d’un sentiment, mais d’une phrase, d’un mot.
Toutefois prenons-y garde et n’allons pas conclure de là que le récitatif soit
le dernier terme de la musique ; car, s’il en pouvait être ainsi, la musique
aurait abdiqué toute son action individuelle, et de maîtresse deviendrait
esclave. Pour prouver ma thèse, un simple argument suffira. Qu’on me cite les
plus beaux récitatifs qui existent : celui d’Iphigénie précédant la fin du
premier acte, celui de donna Anna dans Don Juan, de Léonore dans Fidelio,
d’Arnold à son entrée au premier acte de Guillaume Tell, et je dirai tout de
suite que ce sont là d’admirables chefs-d’œuvre qui, au point de vue du vrai
philosophique, l’emportent sur tous les airs du monde, car en eux se trouvent
unis dans un indissoluble hyménée la parole et le chant, l’épopée et la mélodie
; je m’écrierai avec enthousiasme que c’est le beau, le sublime d’un art qui est
peut-être plus que la musique, mais qui ne saurait absolument être accepté pour
de la musique. Et la preuve, c’est que si vous exécutez un de ces récitatifs en
en supprimant les paroles, tout aussitôt le sens musical disparaît. Que devient
le récitatif de donna Anna sans le récit? Quelle valeur cela conserve-t-il comme
musique? En peut-on dire autant, je le demande, d’un air, d’un duo, d’un finale,
de ces divers morceaux d’un opéra où l’accent dramatique correspond au rôle que
joue dans le récitatif le principe déclamatoire? A ne les juger qu’au seul point
de vue de la mise en scène, les finales de Mozart sont des merveilles ; serrer
le texte de plus près semble impossible. Eh bien! essayez d’en ôter les paroles,
et vous verrez si musicalement le chef-d’œuvre y perd de son effet, si dans les
détails comme dans l’ensemble quelque chose périclite, si vous cessez pour cela
d’entendre un admirable morceau de musique.
Il en est de la musique comme de la danse, celui qui en dansant approcherait
le plus d’un homme qui marche procurerait, je suppose, à la galerie un assez
médiocre plaisir. La théorie de Gluck, beaucoup plus littéraire en somme que
musicale, est une théorie toute française. Avant lui, Lully, Campra, stylés
aux mœurs de notre tragédie, en avaient déjà mis en honneur le système. « On
pria un jour la célèbre Mlle
Lecouvreur de déclamer ce morceau (le monologue d’Armide, de Lully, enfin il
est en ma puissance) dans le ton et avec cette intelligence avec lesquels
elle rendait si bien la nature. Elle l’exécuta, et on fut agréablement
surpris de voir jusqu’à quelle précision Lully, par sa musique, se trouvait
d’intelligence avec elle. »
Un pareil éloge n’a pas besoin d’être commenté. Le comble de l’art étant de
rendre le sens des paroles, la plus belle de toutes les musiques sera celle
qui s’annihilera entièrement dans les beautés du texte, de telle sorte qu’il
ne soit plus besoin d’orchestre ni de chanteur pour nous la faire entendre ;
une simple tragédienne suffit à l’expression musicale. Vous pensiez n’avaler
qu’une tirade, vous avez absorbé en même temps la partition, tant la capsule
pharmaceutique était bien préparée. L’art de Melle
Rachel fut certes merveilleux ; je me demande cependant si,
appliqué aux compositions d’un Rossini, d’un Meyerbeer, il eût produit de
telles illusions. Je me figure au contraire que cette, fois la tragédienne
eût perdu sa peine, car ici les conditions de réciprocité ne sont plus les
mêmes. La musique n’obéit plus qu’à sa libre impulsion, émue de l’idée,
oubliant la lettre et ne touchant au texte que comme Antée touche la terre
pour rebondir et mieux planer.
Gluck venant en France choisissait habilement son terrain. Le
système dont il se faisait le protagoniste devait en effet mieux réussir
dans la moderne patrie de la tragédie classique. En Allemagne, où ce genre
n’a jamais pu s’implanter, la renommée de l’auteur d’Alceste mit plus de
temps à s’établir. Je ne parle pas de l’Italie, trop essentiellement
musicale de sa nature pour se rompre la cervelle à pareils jeux de
scolastique, et qui, habituée à vivre de son propre fonds, resta étrangère à
ces réformes, comme elle est depuis restée étrangère à tant d’autres. Que
devient dans toute cette affaire M. Richard Wagner et sa méthode? On
n’étonnerait point beaucoup, j’imagine, l’auteur de Tannhauser [Tannhäuser]
et de Lohengrin en lui disant qu’il n’a rien inventé et que toute cette
théorie, qu’il étale à si grands fracas dans ses volumes, se trouve exposée
par Gluck en quelques pages de préface écrites de ce style simple et clair
que pratiquent les honnêtes gens ; mais M. Richard Wagner se doute-t-il que
cette méthode, qu’il n’a pas inventée, lui vient de France, et que c’est du
vin de notre cru qu’il boit dans son verre allemand? Inconséquence et
contradiction, voilà un homme qui, pour réformer l’art national d’un pays
qui donnait hier au monde Beethoven et Weber, s’adresse aux plus caduques
traditions de la vieille tragédie française! Cet homme, n’ayant en vue que
l’avenir, ne regarde que le passé, et comme si l’exemple de Gluck écrasé
définitivement sous le fardeau de ses poèmes ne lui suffisait pas, il va
demander ses sujets à la légende, au mythe, donne à ce siècle avide
d’émotions, de drame, d’élans vrais et passionnés, le dérisoire attrait
d’une action presque toujours symbolique : Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et
Iseult, etc., etc.
IV.
N’importe, quelque objection que le système provoque, ces
chefs-d’œuvre de l’ancien répertoire classique ont encore pour nous, même au
théâtre, un intérêt particulier. On y voit avec quel sérieux, avec quelle
dignité calme et réfléchie de grands esprits se comportaient, et cet
enseignement vous communique la force d’âme indispensable pour réagir contre
les vilenies et les turpitudes d’un certain idiotisme contemporain. Intérêt
de critique peut-être, plaisir de choix où le public qui contribue à faire
les grosses recettes ne trouve pas toujours son compte, je le sais, et n’en
estime que davantage une administration capable de renouveler de temps en
temps ces entreprises. Les spéculateurs abondent aujourd’hui sur la place,
qui ne demandent pas mieux que de se mettre à tout propos sous l’invocation
de Gluck, de Mozart, de Weber, et de proclamer la religion de l’art, à la
condition cependant que cette religion-là va les aider à faire leur fortune.
Ce qui se rencontre plus rarement, c’est le culte désintéressé des maîtres.
Il convenait à l’Opéra de donner l’exemple, et la reprise d’Alceste, à ce
point de vue, méritait toutes les sympathies. Les almanachs de l’époque ont
raconté la querelle de Sophie Arnoult et de Mlle
Levasseur à propos du rôle d’Alceste. Sophie Arnoult régnait en
chef d’emploi, mais Mlle
Levasseur, sans être belle, plaisait au comte de Mercy-Argenteau,
ambassadeur d’Autriche près la cour de Versailles. L’austère Gluck se
laissa-t-il séduire, enguirlander? Les dîners de Mlle
Levasseur, l’hospitalité fastueuse qu’elle exerçait au nom et
aux frais d’une excellence dont plus que personne un protégé de
Marie-Antoinette devait ménager le crédit, tout cela prévalut-il finalement
sur le choix du maître? L’histoire permet les doutes. Toujours est-il que
Sophie Arnoult dut céder le rôle à sa rivale, et que la querelle de ces
dames, entretenue, avivée à coups de brochures et de chansons, mêla son
petit scandale au bruit des représentations.
Après Mlle
Levasseur, vinrent la Saint-Huberty, Mme
Branchu, énergumènes de la même famille, cantatrices à tous crins,
à tous cris, à tous gestes. Seulement avec Mme
Viardot s’ouvrit l’ère d’une interprétation plus intelligente.
Son succès dans Orphée au Théâtre-Lyrique l’avait mise en
goût d’archaïsme ; quelques fragmens d’Alceste, exécutés dans une séance de
la société des concerts, amenèrent un nouvel essai. Malheureusement le rôle
était écrit trop haut, force fut de recourir à M. Berlioz, le docteur
consultant et l’opérateur par excellence chaque fois qu’il s’agit de Gluck
ou de Spontini. La transposition eut lieu, chose toujours regrettable. Mme
Viardot chantait le rôle avec son génie, Mlle
Marie Battu le chante avec sa voix, c’est plus simple et
souvent même d’un effet moins désagréable à l’oreille. Un parfait sentiment
du caractère, une émotion contenue et pourtant dramatique, beaucoup de
justesse dans les inflexions de voix, de la plasticité, du rythme dans la
démarche et dans le geste comme si elle avait pris leçon d’une Rachel, voilà
par quels avantages principaux elle se recommande. Maintenant rien ne serait
plus facile que d’étouffer cet éloge sous les critiques et de dire que la
furie épique du personnage exigerait en maint endroit plus de force physique
et d’emportement musical. Évidemment la voix de Marie Sax [Sasse] entonnant
à plein clairon : Divinités du Styx, produirait un autre effet ; mais le
pathétique du rôle ne serait en revanche point rendu comme il l’est. Il y a
de la femme moderne dans cette Alceste ainsi comprise, de l’Antigone tendant
la main à travers les siècles à la Cordelia de Shakespeare.
Gluck avait cinquante ans lorsque, de retour à Vienne de son
second voyage en Italie, il écrivit en 1765 cette partition d’Alceste sur un
poème taillé dans l’étoffe d’Euripide par le Florentin Ranieri Calsabigi. Ce
fut le coup de maître après les coups d’essai sans fin d’une première
période que rappellent beaucoup les commencements de Meyerbeer. Dès vingt
ans, il court l’Italie, étudie sous la direction de San-Martini, donne à
Milan en quatre ans quatre opéras : Artaxerce [Artaserse] (1741), Démophon [Demofoonte]
(1742), Syphax (1743), Phèdre (1744). Venise ensuite le réclame, et ce sont
des Démétrius et des Hypermnestre à foison. Pour empêcher les Crémonais de
mourir de désespoir, on leur donne en passant Artamène, et vite on s’élance
vers Turin avec un Alexandre dans sa malle. En 1745, on retrouve à Londres
le jeune compositeur ; il y écrit en moins d’une année deux opéras, dont
l’un, la Chute des Géants, obtient un succès de fureur. De tous les temps,
le génie eut de ces feux de paille. Un moment la vie s’éclaire, pétille et
flambe devant lui. Mirage! s’il cédait à l’illusion, il ne serait pas le
génie. Gluck vieillissant disait qu’il avait perdu trente ans de son
existence à imiter Pergolèse et Jommelli. Alceste marque le terme de cette
période d’apprentissage qui, entre tant d’opéras, fruits du second voyage en
Italie, la Clémence de Titus (1754), la Clélie, Philémon et Baucis, Aristée,
ne produisit de remarquable que la première version d’Orphée.
Comme Guillaume Tell, comme Robert le Diable, Alceste est une
date. Pour la première fois nous tenons l’homme et son vrai style. C’est le
chef-d’œuvre-manifeste, le discours-ministre. La préface n’y serait pas que
la seule lecture de la partition suffirait pour démontrer le système. Une
logique d’enfer, un esprit de conséquence qui ne pardonne pas ; toujours les
mêmes moyens pour peindre les mêmes antithèses : des crescendo et des
decrescendo, on ne sort pas de là! Quand la situation s’accentue, un forte ;
faiblit-elle, un piano, et ainsi de suite avec des alternatives de
rinforzando et de pianissimo, selon que le sens littéral les requiert. Dans
Alceste, où, comme le dit Rousseau, les sentiments et les situations ne
varient guère, ce système engendre à la longue une intolérable monotonie,
tandis que dans Armide et Iphigénie en Tauride, où l’action et les émotions
fournissent davantage, cette manière de n’employer jamais le contraste par
des raisons purement techniques, mais comme un moyen de mieux rendre
l’expression et la vérité, amène des rencontres d’un effet musical souvent
splendide. Rousseau écrit : « Je ne connais point d’opéra où les passions
soient moins variées que dans Alceste. Tout y roule sur deux sentiments :
l’affliction et l’effroi, et ces deux sentiments, toujours prolongés, ont dû
coûter des peines effroyables au musicien pour ne pas tomber dans la plus
lamentable monotonie. » Les personnages de Gluck, à l’instar des héros de
tragédie, ont le tort d’être d’un seul bloc. Ils se meuvent dans le sublime,
atmosphère que bien peu de gens sont en état de respirer indéfiniment sans
mourir de suffocation. Leur tristesse n’a point d’espoir, leur joie point de
mélancolie. Dans le sentiment qui les domine, aucun de ces contrastes par
lesquels se dénonce la vie ; jamais un éclair dans la nuit sombre, un nuage
dans le ciel serein : ils parlent vrai et vivent faux. Tirade! convention!
éternel solennel! comme s’écrie à ses heures ce bel esprit du romantisme en
parlant d’Athalie. Quand ils quittent la scène, où vont ces Agamemnon, ces
Achille, ces Oreste, ces Iphigénie? Évidemment dans la coulisse, attendre
que leur réplique les ramène. Étudiez au contraire les personnages de
Shakespeare, de Mozart ; dans l’intervalle, ils ont été à leurs passions, à
leurs affaires ; ils ont vécu, et c’est pour cela qu’ils vivent.
Qu’était-ce maintenant que la science musicale de Gluck? Nous
connaissons ses idées, son esthétique ; mais sur sa force technique, sur la
profondeur plus ou moins grande de ses études, les renseignements font
défaut. Beaucoup de ses contemporains lui contestaient la science ; Hændel,
entre autres, l’un des plus illustres et à coup sûr le plus bourru,
prétendait qu’en fait de contre-point son cuisinier était capable d’en
remontrer au chevalier Gluck. L’auteur d’Alceste et des deux Iphigénie
savait-il le contre-point? Aucun de ses ouvrages n’en offre une preuve
éclatante. On pourrait à la rigueur admettre que, si Gluck n’emploie pas
certains modes, ce n’est point par ignorance, mais parce qu’il les juge
incompatibles avec ses principes sur le style dramatique ; toujours doit-on
reconnaître que chez lui ne se rencontrent pas ces tours imprévus, cette
inépuisable fécondité de ressources, ces trésors d’habileté qui nous
émerveillent à chaque pas chez Mozart, le plus doué des hommes de génie et
en même temps le plus savant des maîtres.
La vraie muse de Gluck, c’est la psychologie.
On manquerait de justice envers cette puissante et complexé organisation à
ne vouloir considérer que le musicien. Au-dessus de ses opéras qui ont
vieilli, de ce formulaire solennel passé de mode, il y a une haute et vaste
intelligence venue à son heure, et dont l’action devait s’étendre jusque sur
nos générations. C’est dans Weber, dans Méhul, Meyerbeer, Rossini, Hérold,
qu’il faut entendre aujourd’hui Gluck et l’honorer. Son témoignage prouve
une fois de plus qu’en musique tout ne procède pas de l’imagination ; la
réflexion joue aussi là son rôle, plus ou moins décisif, selon la nature du
sujet. Quelle superstition de croire que le génie nous vienne en dormant! Le
génie de Gluck, comme celui d’un Michel-Ange, est-le produit de toutes les
forces de son existence, la résultante sommaire de toute une grande
personnalité morale, intellectuelle, esthétique. Chez lui, les facultés
d’entendement, la force de volonté, sont dominantes. Dans sa jeunesse et
jusque dans les années de son âge mûr, alors que, lâchant la bride à son
inspiration, il se laisse guider par elle, il ne produit que des œuvres
incolores, médiocres ; il arrive à cinquante ans avec le bagage d’un
partitionnaire italien.
A cette période où pour tant d’autres le déclin commence, sa carrière
s’ouvre. Il pense, donc il est. Il étudie le grec, les littératures ; il
réfléchit, compose, n’a de goût que pour les idées. Les idées de Gluck,
voilà le sublime! Sans ses réformes, sans sa parole autorisée par ces
chefs-d’œuvre qui de nos jours font bâiller les mâchoires, les plus belles
choses que nous admirons n’existeraient peut-être pas, — et quand je vois ce
large front si énergique, si ouvert, ces nobles traits si vivans dans le
marbre de Houdon, il me semble avoir devant les yeux le Socrate d’un art
nouveau, dictant à ses disciples des préceptes dont à travers les âges, Dieu
et le génie de la musique aidant, sortiront ces modernes dialogues de Platon
qui s’appellent la Vestale, Fidelio, Euryanthe, Guillaume Tell, les
Huguenots.
Gluck triomphait, touchait au but. Iphigénie en Aulide, Armide et
surtout (1779) Iphigénie en Tauride, son plus complet chef-d’œuvre, avaient
mis sa renommée hors de question. La France, qui ne demandait qu’à voir en
lui un de ses enfans, mesurait sa reconnaissance à la grandeur du bienfait.
Aux pensions succédaient les honneurs. Le roi fit tout pour s’approprier le
maître illustre, mais la cour de Vienne vint à la traverse : Marie-Thérèse
réclamait ; on dut obéir. Gluck, se rendant à l’appel de sa souveraine,
obtenait pourtant qu’il lui serait accordé l’autorisation de reprendre de
temps en temps le chemin du pays où ses plus beaux lauriers avaient verdi,
congé dont il ne devait du reste jamais profiter. Rentré à Vienne, il y
vécut encore plusieurs années dans une retraite sagement occupée, recevant
ses amis, visité des majestés et des altesses de passage, dégagé des soucis,
non des soins de ce monde, courtisant la Muse, s’amusant de la cour. La
Parque, qu’il avait tant chantée, lui fut douce ; il avait soixante-treize
ans lorsque d’un seul coup de ciseau elle trancha le fil de sa longue et
belle existence. Gluck mourut le 17 novembre 1787 d’une attaque d’apoplexie
foudroyante, laissant un bien d’environ six cent mille livres.
Quelques jours avant son départ de Paris,
Piccinni et lui s’étaient rencontrés à table chez un fermier-général, leur
ami commun. Ces deux hommes, au nom desquels tant de diatribes furent
lancées, et qui, — ceci soit dit à leur gloire de gentlemen, — n’avaient pas
un seul instant cessé, pendant la querelle, d’observer l’un vis-à-vis
de l’autre le maintien le plus exemplaire, ces deux héros des discordes
pristines, mis en présence, se donnèrent la main, s’embrassèrent, puis on
soupa très galamment entre philosophes, grands seigneurs et demoiselles.
Gluck, à la veille de quitter la France, eut naturellement les honneurs du
banquet. On venait d’installer son buste au foyer de l’Opéra, de le placer
au rang des dieux. Quinault, Lully, Rameau, avaient à qui parler dans
L’Elysée. Entraîné par la circonstance, l’auteur d’Orphée [Orphée et
Eurydice] et d’Alceste s’écria, dit-on : « J’ai mainte fois exposé mes
doctrines ; à présent vous me demandez mon secret : le voici. Allemand, j’ai
voyagé de bonne heure en Italie ; j’y ai bu la mélodie aux sources mêmes de
la nature, et je suis venu penser et composer en France. » Le secret a du
bon, et d’autres, depuis Gluck, l’ont mis en pratique avec une certaine
gloire. Seulement on aurait tort de trop s’y fier : à quoi sert, sans le
génie, la manière de s’en servir? Il n’y a au monde que cet abbé d’Aubignac,
dont parle Saint-Évremond,
et M. Richard Wagner pour s’imaginer qu’on fait des chefs-d’œuvre avec un
système. « On n’a jamais vu tant de règles pour faire de belles tragédies,
et on en fait si peu qu’on est obligé de représenter toutes les vieilles. Il
me souvient que l’abbé d’Aubignac en composa une selon toutes les lois qu’il
avait impérieusement données pour le théâtre. Elle ne réussit point, et,
comme il se vantait partout d’être le seul de nos auteurs qui eût bien suivi
les préceptes d’Aristote : « Je sais bon gré à M. d’Aubignac, dit M. le
Prince, d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote ; mais je ne pardonne
point aux règles d’avoir fait faire une si méchante tragédie à M.
d’Aubignac. »

[1]
Charles Burney :
The present state of music in France, notes de voyage publiées dans les
premières années du XVIIIe
siècle.
[2] (1) Hoffman,
Contes fantastiques, t. VIII.
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