Les
Sonates du Rosaire comptent parmi les chefs d'œuvre de Biber. Divisées en
15 Mystères soigneusement copiés dans un luxueux manuscrit avec gravures
conservé jalousement à la Bibliothèque de Munich, le cycle retrace la vie du
Christ depuis l’Annonciation à l’arrivée au temple (Mystères joyeux), pendant la
Passion (Mystères douloureux), et lors de la Résurrection et le Couronnement de
la Vierge (Mystères Glorieux). Une Passacaille pour violon seul, dite de l'ange
(en raison de la gravure qui l'illustre) conclut le recueil. Elizabeth
Wallfisch, qu'on a souvent retrouvé avec The Purcell Quartet ou The King's
Consort, a adopté une approche résolument lumineuse et optimiste de ces pages
pourtant tourmentées. A la virtuosité un peu creuse de Bismuth (ZZT), aux
ébouriffantes contorsions de Manze (Harmonia Mundi), au sombre mysticisme de
Letzbor (Arcana, notre version favorite) répond ici l'équilibre mesuré,
terriblement anglais, de ce trio d'interprètes. Le violon lyrique, à la sonorité
épanouie et claire de Wallfisch s'épanche avec grâce et délicatesse, gommant
l'écriture tourmentée et imprévisible de Biber au profit d'un classicisme
pré-corellien de bon aloi. La sulfureuse fresque visuelle devient paysage
paisible, qu'un continuo réduit, souple et peu téméraire soutient avec goût et
discrétion. Le violoncelle de Rosanne Hunt dialogue avec Wallfisch dans
une complicité souriante, refusant la confrontation, même dans les couronnes
d'épines de la Sonate VIII. Malheureusement, les coups d'archet sont
insuffisamment variés, les tempi trop uniformes, les ornements maigres.
Seule la sublime Aria de la Sonate X donne étrangement lieu à un déferlement
rageur, qui démembre la mélodie. Le
Prélude de la Sonate I n'ouvre pas sur un drame, mais serpente comme si ces
sonates d'une brulante ferveur n'étaient que musique de table. Il y manque les
accélérations soudaines, les sautes d'humeur, la poix et le souffre de la
flagellation, la fatale lourdeur du port de la croix (Sonate IX), l'ivresse
rageuse des doubles cordes, les surprises harmoniques du procédé de
scordatura (qui passe totalement inaperçu), bref, le Mystère. Quand le cycle
programmatique de Biber s'orne de titres aussi éloquents que "Jésus que toi,
Marie, tu as présenté à Elisabeth" (Sonate II) ou "Jésus, qui est revenu de la
mort" (Sonate XI), la retenue des interprètes fait oublier la Passion.
Et pourtant, force est de constater que cette version ne démérite pas et recèle
parfois des instants de toute beauté. Car le jeu des interprètes est nuancé,
fin, ajouré comme une rosace gothique. Les timbres de cordes, rugueux et grainés
sont rendus presque tactilement. La Passacaille finale,
altière, assurée, constitue par exemple un moment d'apesanteur mémorable où l'on ne peut
qu'admirer la précision des départs, la poésie doucereuse du geste et la
mélancolie sourde qui en résulte. Voilà qui justifie la note d'une tentative
inégale, malgré une impeccable technique qui se joue des double cordes et double
croches. Ibidem pour la
Chaconne de la Sonate VI, très convaincante dans sa forme close, fermée,
insinuante. Alors, oui, si l'on segmente les mouvements ou les sonates, cette
lecture sereine des Sonates peut séduire. Toutefois, et au risque de nous
répéter, c'est bien en tant que tragédie biblique qu'Elizabeth Wallfisch et ses
consœurs peine à s'affirmer et à se défaire d'un corset où la musicalité prend
le pas sur l'Histoire. Et l'on conclura un peu sentencieusement qu'il en va de
ce disque comme d'une couronne d'épine qui ne pique pas...