Les lecteurs savent notre attachement aux
œuvres "intellectuelles" de Bach, notamment le Clavier bien Tempéré,
l'Offrande Musicale et l'Art de la Fugue. Ils savent notre maniaque
attention dans la réalisation du contrepoint, la variété des affects, la
richesse des timbres, points trop souvent délaissés au profit d'approches soit
d'une pédanterie austère, soit d'une galante virtuosité. Heureusement,
Pierre-Laurent Aimard est de ceux qui ne se complaisent pas dans une lecture
uniforme ou simplificatrice. Dès les premières mesures, son toucher nous
rappelle instantanément celui de Glenn Gould : c'est qu'on y retrouve cette
clarté brûlante des lignes, cette dissection introspective permanente, cette
poésie un peu nostalgique qui affleure à chaque note. Mais Pierre-Laurent
Aimard n'est évidemment pas un clone du regretté canadien, et son tempérament
plus souple laisse place à un jeu nettement plus legato, et à une plus
grande liberté dans les tempi (subtiles et grisantes accélération dans le
4ème Contrepoint). Pudique mais sans retenue, techniquement impeccable, le
pianiste nous entraîne dans des méandres de perplexité, sculptant chaque
mouvement comme un portrait ou un voyage quasi-autonome tout en conservant en
permanence le souci du contrepoint et de l'exposition du motif. Par exemple, au
docte "Contrapunctus 1" magistral et guindé succède un "Contrapunctus 2"
souriant et vif, où Aimard n'hésite pas à introduire une sorte de balancement
claudiquant qui instille un air dansant à la pièce. Puis le soleil disparaît
soudain, et révèle avec regret le "Contrapuctus 3" hésitant et murmurant
telle une supplication archaïque. Voilà donc une fort belle interprétation, très
personnelle, difficile à caractériser tant elle vagabonde entre les climats,
toujours d'une grande densité, et où la musique cherche à se faire le témoin de
la richesse de l'Homme.