Prémonition ramiste
L'on
pourrait dire au sujet des fameux « concerts » présentés ce soir, que tout
le monde en parle, mais qu'on les entend rarement, que ce soit au disque ou
plus encore au concert, et plus rarement encore intégralement. Il faut dire
aussi que la partition est aussi exigeante et virtuose pour les trois
instruments, quels qu’ils soient. Rameau a en effet signé avec ces Pièces
des clavecin en concerts une œuvre ouverte, puisque la formation
originale, clavecin – violon – viole, réunion des goûts français (la viole)
et italien (le violon), peut se voir adaptée : la viole peut-être remplacée
par un autre violon, le “premier” violon par une flûte, offrant du même coup
un éventail de quatre possibilités différentes.
Prenant au mot Rameau lui-même qui
précise dans son Avertissement que les pièces pourraient être aussi bien
jouées au quatuor, Hugo Reyne en a réalisé un nouvel arrangement,
adjoignant le hautbois, la flûte et le basson, instrument particulièrement
apprécié par Rameau. Cette version est différente de celle, sans doute
apocryphe, connue sous le nom de « Pièces en sextuor ».
Ce qui a pu frapper dès l’entrée dans
la salle du concert, c’est l’absence de clavecin. Il n’est guère courant
d’entendre une œuvre baroque sans basse continue, et qui dit basse continue
dit clavecin. Mais, dès les premières mesures, l’adéquation de la musique à
l’ensemble choisi saute aux oreilles, la contrebasse doublant par endroits
les violoncelles, par exemple dans cette descente au début de La Coulicam.
Rappelons que l’œuvre “originale”, ou plutôt, pour mieux dire, la formation
originale, ne comprenait pas non plus de basse continue, et que le clavecin
y jouait un rôle tout à fait indépendant. Le clavecin a été translaté dans
l’orchestre, car on a ici bel et bien l’impression d’entendre un orchestre,
et non un assemblage hétéroclite de parties.
Il en résulte pour ces pièces une plus
grande facilité d’approche pour l’auditeur. Ceci grâce à l’enthousiasme et
au plaisir qu’y met toute la Simphonie du Marais : on a
rarement vu un ensemble qui semble aussi heureux d’offrir la musique au
public, créant de fait une véritable ambiance et une étonnante proximité
autour de ces œuvres. Il faut noter avec plaisir qu’Hugo Reyne a pris le
temps d'expliquer le recueil, la forme, puis, entre chaque concert, le sens
des titres de chaque pièce, et ce avec une grande honnêteté, avouant
l'imprécision des hypothèses, soulignant les (quelques) certitudes, y
ajoutant surtout une approche personnelle et beaucoup d’humour : Qui d’autre
aurait oser dire qu’ "il y a dans Le Vézinet une prémonition du chemin de
fer qui relie aujourd’hui Paris à Saint-Germain-en-Laye" ? Ou que, dans
La Laborde, "certaines formules sentent le banquier" ?
Le chef a par ailleurs choisi de
diriger ses douze musiciens assis, expliquant là encore que Rameau dirigeait
lui-même ainsi son petit ensemble chez son mécène, et ajoutant que c’est
comme si nous étions nous-mêmes dans le salon de La Pouplinière, qui donne
par ailleurs son nom à la première pièce du 3ème concert. Le plaisir en
devient communicatif. Par deux fois, le chef redevenait pour le temps d’une
pièce flûtiste et se joignait à François Lazarévitch ; d’abord dans
les Tambourin (3ème concert), puis dans la magnifique Cupis dénotant une
parfaite complicité entre les deux artistes.
Et puis, docere (« enseigner »)
certes, mais movere (« toucher ») aussi ! Ce n’est pas seulement vrai
pour La Cupis, ça l’est pour toutes les pièces qui ne prennent un réel sens
qu’en sonnant sensibles, et c’est bien rare avec cette musique, qui reste
souvent trop sage et plate. Quand a-t-on pu entendre expression plus
délicate de la langueur (La Boucon) ? Rumeur et commérages plus perceptibles
(L’Indiscrète) ? Sens du théâtre plus vif et dansant (La Pantomime) ? Dans
la Rameau, on a l’impression d’entendre une force créatrice à l’état pur.
Si Rameau était, comme il a été dit en
plaisantant en début de soirée, présent parmi nous ce soir-là, c’était
autant par sa musique que dans l’arrangement d'Hugo Reyne qui semblait
sortir de la plume de l’auteur du Traité d’harmonie lui-même ! Une
sage mais puissante inventivité illuminait l’ensemble du recueil, et on ne
peut que se réjouir des futures publications liées à ce concert : la
partition d’une part, le disque de l’autre. Une fois goûté au fruit défendu,
on ne veut que mordre à pleine dents dedans à nouveau !