Incroyables morceaux pour
programme hétérocilte
Pour
ce concert d’ouverture du Festival, comme pour les autres, le Printemps des
Arts a vu grand, et nous offre Jordi Savall à la viole, accompagné de
seulement deux acolytes, mais ils sont de choix : Xavier Díaz-Latorre et
Pedro Estevan. Le public nantais a d’ailleurs apprécié, comme le marquaient
les applaudissement pour l’accueil du trio, au début du concert. Et ce fut
mérité. À la fin, on applaudissait encore, et à tout rompre : jamais
l’auteur de ces lignes n’a entendu réclamer un bis ou un rappel de
manière si unanime (et si synchronisée), jamais remercier avec tant
d’énergie même dans une grande maison d’opéra. Le concert a offert un
programme très varié, tant dans les œuvres que dans les styles, et on
s'excusera par avance de l'aspect quelque peu fragmenté de ce compte-rendu,
qui en suit pas à pas le déroulement.
Si cette soirée a été mémorable, c'est
grâce à l'implication totale des artistes. Il faut dire que le Maître et son
équipe se donnent à fond, et nous immergent entièrement dans la musique. À
commencer, par exemple, avec les pièces de Diego Ortiz, où l’on s’attend à
entendre quelque chose d’assez convenu, répétitif, certes virtuose, mais
sans doute pas si prenant. Et pourtant, avec ces trois musiciens-là, il y a
quelque chose d'indéfinissable, au-delà de l’énergie et de la prouesse
pyrotechnique. Dès les premières notes de La Spagna, quelques petites
notes toutes simples, on se laisse emporter. Les pièces s’enchaînent, liées
les unes aux autres, et déjà Jordi Savall quitte la scène car cette
partie du programme s'est
finie sans qu'on la voie passer. Le morceau suivant est pour guitare seule,
mais les percussions de Pedro Estevan vont venir soutenir l'instrument au
son léger. Cette fois, on se sent proche de la musique populaire, et on
tient à peine en place sur son siège devant ses rythmes dansants qui
semblent même être plus l’affaire de Xavier Díaz-Latorre que de son comparse
percussionniste. Les notes perlées déferlent, sans perdre pourtant la ligne
ni la cohésion de l'ensemble. On a l’impression que Xavier Díaz-Latorre fait
corps avec son instrument.
C’est au tour de Jordi Savall de se
trouver seul sur la scène. « 1553, c’est l’année de la publication des
pièces de Diego Ortiz ; 1605, celle de la First part of Ayres de
Tobias Hume. » explique lui-même le gambiste, précisant les spécificités des
pièces de Hume – notes pincées, notes frappées avec le bois de l’archet sur
les cordes – et de Tobias Hume lui-même (« un peu extravagant »). Pendant
A Souldiers Resolution, Savall lira même les “didascalies” de la
partition, « Counter-March », « Trumpet », « March Away »...
s’exprimant simplement, presque amicalement dans un français élégant,
légèrement hésitant, avec une pointe d'accent. Puis il enchaîne, comme
pour illustrer son propos, sur d'incroyables morceaux aux effets tout aussi
incroyables, tels les "neuf lettres pincées" [comprenez : "notes". Hume
écrit en tablatures] dans Harke, harke.
La fin de la première partie est
consacrée à des pièces liées à l’improvisation. On remarque que les
interprètes se regardent énormément les uns les autres. À la fin de cette
séquence, pour les Diferencias d’Antonio Martin y Coll, on retrouve
le thème des « Folies d’Espagne » tel que l’utiliseront Corelli et Vivaldi ;
et l'on attend cela avec impatience les variations de Marais.
Depuis le début du concert, la lumière
du jour n’a cessé de diminuer. Ainsi les improvisations nous trouvaient dans
la pénombre, quand pour Ortiz, d’ailleurs lumineux, il faisait encore jour.
Quand on revient après l’entracte et que les lumières s’éteignent, il fait
entièrement nuit, seule la scène est éclairée, et judicieusement : on
croirait presque que c’est un nouveau Georges de La Tour qui se charge de la
régie lumière. Du coup, l’ambiance change. Cette Fantaisie pour viole
seule de Sainte-Colombe y contribue d’ailleurs énormément. C’est une pièce
bouleversante, dont Savall nous livre une saisissante lecture,
indescriptible. Chaque accord semble explorer une nouvelle inflexion de la
tristesse, de la mélancolie ou de la nostalgie, tantôt violentes, tantôt
soupirantes.
La pièce suivante est pour théorbe.
Cette Chaconne, loin de l’ombre de la Fantaisie qui la
précédait, est une pièce pleine d’espoir et de douceur ; on ne peut
s’empêcher d’être naïvement joyeux en l’écoutant, sauf quand vient la partie
en mineur, où l’on fronce les sourcils ; on s’inquiète de la voir durer,
mais nous revoilà en majeur. Et l'on voudrait ne voir jamais la fin de cette
pièce, tant elle est touchante.
Et puis, voici les Voix humaines
: un rondeau, sans doute l'un des plus beaux de Marais, d'ailleurs, tant
cette pièce est rafinée et expressive à la fois. Savall a la subtilité de faire évoluer le
refrain, le goût de faire durer un peu ce qu’on entend un peu comme un
prélude aux Folies qui vont suivre. Et les Folies, évidemment,
il n’y a rien à en dire : tout l’art, mais aussi toute l’habileté du Maître
s’y trouvent réunies. Alternance de variations lentes et rapides, toutes
plus impressionnantes les unes que les autres. C’est un peu comme
l’apothéose de la viole. Entre les deux belles musettes de Marais que Jordi Savall a joué en bis, une autre petite pièce qu’il introduit en la
qualifiant de « berceuse », mais une « berceuse pour la viole, car sans
doute Jean-Baptiste Antoine Forqueray savait que la viole allait ensuite
tomber dans un long sommeil de plus de cent ans ». Une pièce simple,
empreinte de classicisme, touchante néanmoins, surtout introduite en ces
termes.
Au total, que pourrait-on reprocher à
ce concert si remarquable ? Peut-être un programme manquant d'homogénéité,
où l'on a l’impression de voyager insensiblement d’une chose à une autre
pendant deux heures de musique, qui finissent avec grâce de nous convaincre
que « La Beauté sauvera le monde », comme le dit Dostoïevsky, cité par
Savall...

Diego Ortiz : Folias & Romanescas La Spagna, Folia IV, Passamezzo
antico I, Passamezzo moderno III, Ruggiero IX, Romanesca VII, Passamezzo
moderno II
Gaspar Sanz : Jácaras & Canarios
Tobias Hume : Musicall Humors A Souldiers March ; Harke, harke ; A
Souldiers Resolution
Jordi Savall : Variations sur O soñjal (Gwerz Traditionnel breton)
Anonyme : Canarios (improvisation)
Antonio Martin y Coll : Diferencias sobre las Folias
M. de Sainte Colombe : Fantaisie
Robert de Visée : Chaconne
Marin Marais : Les Voix humaines ; Folies d’Espagne (IIe Livre)
bis :
Marin Marais : Musette en sol majeur (IIIe Livre)
Jean-Baptiste Antoine Forqueray (fils) : La Duvaucel, tendrement
Marin Marais : Musettes en la mineur et majeur (IVe Livre)