Cet article a fait l'objet d'une parution
dans Monteverdi, L'Orfeo, L'Avant-Scène - Opéra, Sept-octobre
1976, pp. 78-82. Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de M. Mauro
Uberti. Seul le titre général "La voix chez Monteverdi" a été ajouté par nos
soins. Les lecteurs italianophones pourront consulter d'autres de ses articles
sur http://www.maurouberti.it

Les auteurs
soulignent la nécessité de recherches sur l'interprétation de la musique
monteverdienne (1).
Si les musicologues dénoncent le
manque d'intérêt actuel pour ce genre de spéculations, les amateurs de musique
vocale ancienne, qui se soucient de la rigueur critique des interprétations,
sont depuis longtemps sensibles au contraste strident entre la technique vocale
des exécutants et le genre des musiques exécutées. Très souvent, en effet, on
chante L'Orfeo avec la même voix (et - hélas ! - avec le même style) que
celle dont on se sert pour chanter Aida. Mais si les éléments les plus
macroscopiques des différents styles peuvent être définis et mis en pratique par
l'étude et la sensibilité, le problème de la technique vocale, entendue comme
émission de son, est beaucoup plus délicat et difficile à résoudre. En effet,
alors que les chanteurs des époques passées se limitaient pratiquement à
l'exécution des œuvres de leurs contemporains - ce qui avait pour conséquence
que la technique vocale et le goût des compositeurs évoluaient dans des
conditions d'harmonieuse réciprocité -, le chanteur moderne est appelé à
exécuter des œuvres tirées de toutes les périodes de l'histoire de la musique,
avec une préparation technique qui prévoit rarement la souplesse qu'une telle
pratique exigerait.
Il est aisé de constater avec quelle facilité le goût et la technique de
l'émission de son changent suivant les époques. On peut sans difficulté trouver
dans le commerce quelques gravures phonographiques qui nous permettent d'écouter
les voix de chanteurs qui exécutèrent les œuvres de Verdi de son vivant. La
différence avec ce que l'on appelle aujourd'hui des « voix verdiennes » est
patente. Or, si l'on constate un changement tellement considérable en aussi peu
de temps, combien plus important risque d'être le changement survenu en quatre
siècles ? De plus, si nous remontons le temps et si nous essayons de
reconstruire une histoire de la technique vocale, nous sommes obligés de
supposer que le hiatus entre la technique la plus répandue aujourd'hui et celle
des 16ème et 17ème siècles est sans aucun doute plus important que les
considérations précédentes ne le porteraient à croire. A partir d'un moment que,
par convention, l'on peut faire coïncider avec celui où Duprez atteint le
contre-ut de poitrine, nous assistons en effet à un abandon progressif de la
tradition belcantiste qui, petit à petit, nous conduit jusqu'aux chanteurs de
l'opéra vériste.
Le résultat de cette évolution, c'est qu'aujourd'hui, habitués que nous
sommes à écouter la musique dans des salles très grandes, nous demandons aux
voix de les remplir et de rivaliser en puissance avec un grand orchestre
symphonique. Souvent même, en dépit de notre culture musicale, nous confondons
une voix sanguine avec une voix expressive. Le malheur c'est que de la sorte
nous avons réussi à obtenir une armée de « cuivres » préparés à de telles
exigences mais tout à fait inadaptés quand il s'agit de remplir le rôle de «
cordes » exigé, par exemple, par le répertoire belcantiste.
On a cru parer à cet inconvénient en orientant très tôt les voix vers
l'émission requise par l'art lyrique ou vers celle plus adaptée au concert. Il
est fort douteux que les résultats atteints soient d'une rigueur acceptable. En
ce qui concerne l'art lyrique, nos considérations sur les vieux enregistrements
devraient suffire à le démontrer; en ce qui concerne le répertoire de concert,
bien des exécutions d'œuvres du 17ème ou 18ème - où des voix débordantes
submergent ou du moins jurent avec les sonorités ténues et délicates d'un
orchestre de chambre ou d'un clavecin - (2) n'arrivent sans doute pas à suggérer
quelle serait la technique vocale correcte, mais suffisent à faire nettement
comprendre que celle qui est utilisée n'est pas la bonne.
Dans les meilleurs des cas, nous nous trouvons confrontés à des
interprétations dans le style des lieder qui, si elles ne manquent pas de bon
goût, ne sont cependant pas « dans le ton ». Et ce n'est pas une excuse de dire,
comme on le fait souvent, que lorsqu'on a affaire à des voix telles et
travaillées, les interprétations sont valables, et que, de toute façon, nous
autres modernes devons nous exprimer avec les moyens qui nous sont les plus
familiers. Cela revient dès le départ à renoncer à toute rigueur critique et à
pratiquer une double morale artistique qui condamne, par exemple, l'exécution de
L'Orfeo avec des instruments modernes, mais accepte qu'il soit chanté
avec le type de technique et de voix dont on use pour chanter Schubert.
L'audition comparée d'une œuvre instrumentale baroque exécutée par des violes
anciennes ou par des cordes modernes nous montre que le choix d'une sonorité
plutôt que d'une autre n'est pas un élément sans importance. De telles
considérations font inévitablement et parallèlement naître l'exigence
artistique, plus encore que culturelle, d'une recherche sur l'art du chant qui
contribuerait à nous rapprocher de l'esprit original de ces œuvres, et non
seulement de leur lettre.
En ce qui concerne les timbres et leurs emplois, la recherche dans le
domaine instrumental présente de bonnes garanties de rigueur - grâce à
l'existence d'instruments de l'époque et de documents iconographiques
descriptifs -. On ne saurait en dire autant de l'art du chant pour lequel les
maîtres du passé décrivent peu ou ne décrivent pas du tout les méthodes
d'enseignement et les caractéristiques des voix une fois formées. Il ne nous
reste donc qu'à reconstruire patiemment les caractéristiques d'un goût en volant
des indices dans les correspondances privées ou en tirant des indications
indirectes des préfaces et des notes aux œuvres.
Une contribution remarquable à la recherche d'un art du chant chez
Monteverdi nous est offerte par l'étude, pourtant brève, de Rachele Maragliano
Mori: Monteverdi maestro di canto (3). En analysant les allusions rapides
disséminées dans la correspondance, l'auteur a réussi à établir quelques
opinions de Monteverdi sur les caractéristiques fondamentales qu'il exigeait des
voix des chanteurs:
1) une pose de voix naturelle,
2) une résonance totale (qui est possible quand les cavités de résonance
pectorale, pharyngienne et crâniennes sont librement reliées),
3) une complète disponibilité du diaphragme, particulièrement pour
l'exécution du trille, mais également de tout genre de mélisme.
Chacun de ces éléments mérite une étude particulière. L'idée d'une « pose
naturelle » prend un sens quand on la compare avec la pose de la voix telle
qu'elle est généralement entendue aujourd'hui. Pose de voix qui, visant
habituellement le volume plus que la qualité de la voix, soumet les organes
vocaux à une tension qui n'est plus normale (4), tandis que l'étendue requise -
dépassant notablement l'ambitus naturel - requiert une activité respiratoire,
laryngienne et pharyngienne hors du commun.
Que ces voix puissantes et très étendues (5) ne soient pas l'idéal de
Monteverdi, cela apparaît incontestablement dans ses écrits. En ce qui concerne
l'ambitus, nous le voyons se préoccuper constamment d'écrire « sur mesure » pour
la voix de l'exécutant auquel les œuvres sont destinées, tandis qu'en ce qui
concerne la puissance, nous le voyons protester à propos du livret des Noces
de Thétis - et l'on remarquera qu'il s'agissait d'une œuvre théâtrale -, que
ce livret l'obligerait à composer une musique telle qu'« à la place d'un
chitarrone il en faudrait trois, à la place d'une harpe il en faudrait trois »,
et, poursuit-il, « à la place d'une voix délicate, il en faudrait une forcée »
(6).
Ces deux exigences n'ont rien de singulier. En ce qui concerne l'ambitus,
il est normal qu'à une époque où c'étaient les possibilités des chapelles
musicales qui fixaient les limites que devaient respecter les compositeurs,
toute l'écriture vocale en fût influencée. Nous savons que dans les chapelles,
les parties supérieures des polyphonies étaient confiées à des falsettistes et à
des pueri cantores. Or, l'expérience actuelle nous enseigne que tant les
falsettistes que les voix blanches ont du mal à dépasser le mi 4. Comme il
existait donc des limites infranchissables pour un groupe de voix, les autres
devaient adapter leurs limites en conséquence. Par ailleurs, la virtuosité
exhibitionniste du chant soliste ne s'étant pas encore développée, on ne
recherchait pas une plus grande étendue de la voix et toute l'attention se
portait à affiner et à rendre agiles les voix à l'intérieur de leur ambitus
naturel. Si ce fait constituait une limite pour la liberté créatrice du musicien
au moment de la composition, il finissait par être un avantage lors de
l'exécution. En effet, le problème de l'uniformité de la voix dans les
différents registres n'existait pratiquement pas, puisqu'on n'exigeait pas du
chanteur le « passage » à ce que nous appelons aujourd'hui « voix de tête »;
aussi la voix pouvait-elle aisément « se répandre partout... sans incommodité et
sans fatigue », et n'avait-elle aucun mal à réaliser ce type d'interprétation
que nous examinerons par la suite. En ce qui concerne en revanche la puissance
de la voix, le point de vue est différent suivant qu'il s'agit de musique sacrée
ou de musique profane. En nous limitant pour l'instant à cette dernière, nous
pouvons observer que déjà Zarlino écrivait que « dans les chambres (7), on
chante d'une voix plus douce et plus suave et sans faire aucun vacarme » (8),
tandis qu'avant lui, Vicentino, en spécifiant la manière de chanter « dans les
églises, où l'on chantera à pleine voix et avec une multitude de chanteurs »
(9), voulait dire implicitement que dans les « chambres » on chantait justement
d'une voix moins forte.
Quoi qu'il en soit le deuxième point établi par l'étude de R. Marágliano
Mori dissipe l'impression qui pourrait surgir, que Monteverdi voulait des voix
faibles. S'il est vrai que le « recitar cantando » n'exige pas, de par sa
nature, ce plus grand éclat de cette netteté de son que déjà le bel canto
proprement dit demandera par la suite (10), il est cependant évident qu'il veut
une sonorité pleine, donnée par une richesse d'harmoniques qui se déploie par le
fait « d'ajouter... la voix de la poitrine à celle de la gorge » (11) et que
l'on ne peut obtenir qu'avec une attitude physiologique de l'appareil de
résonance. Monteverdi ne demande donc pas une voix puissante au sens que
nous donnons aujourd'hui à ce terme - une voix « forcée » pour reprendre son
expression -, mais une voix « délicate », pourvue toutefois de résonances qui la
rendent capable de « courir » et de se nuancer de ces « passions » qui sont
l'essence de sa musique. Cette conception trouve une confirmation intéressante
dans l'analyse oscilloscopique qui démontre que la caractéristique commune des
voix qui « courent » est moins l'amplitude des oscillations qu'une richesse
particulière d'harmoniques impairs; richesse développée par n'importe quelle
voix - dans des proportions évidemment différentes - lorsque sont établies les
conditions physiologiques idéales.
Une indication supplémentaire et significative nous est donnée
indirectement lorsqu'il demande l'élasticité du diaphragme pour l'exécution du
trille. Ce « trillo », comme chacun sait, n'est pas l'oscillation entre deux
notes contiguës (cet ornement portait alors le nom de « gruppo »), mais la
répétition rapide de la même note. La valeur affective de ces deux ornements est
bien différente. Le « gruppo », du moins chez Monteverdi, ne va pas au-delà de
la pure et simple ornementation et il tend à conférer quelque chose de galant à
la mélodie qu'il orne; le « trillo », s'il est convenablement exécuté - faute de
quoi il ressemble davantage au bêlement d'une brebis qu'à un son humain -
exprime la fougue d'une âme pleine de passions. Et comme il ne peut être exécuté
que grâce à la vibration du diaphragme, il nous rappelle, tant techniquement que
psychologiquement, cette recommandation déjà citée de Monteverdi: « ajouter...
la voix de la poitrine à celle de la gorge », ce qui exige justement la libre
action du souffle et de tous les organes de résonance.
Les conséquences de ces acquisitions sont remarquables.
Quand, de Venise, il donne des instructions pour l'exécution de La finta
pazza Licori, Monteverdi ne laisse planer aucun doute sur ce qu'il entend
par « recitar cantando » (12): une interprétation vive faite de couleurs fortes
et de lignes incisives. Ceci non plus ne constitue pas une nouveauté car, sans
sortir des traités de musique, V. Galilei proposait déjà comme exemple
d'interprétation la diction des zanni (13), tandis que Zarlino, tout en
rejetant cette thèse, parce que « ces imitations conviennent à l'orateur plutôt
qu'au musicien », finit en fait par adopter des positions analogues - compte
tenu de certaines réserves sur les « proportions » et les « convenances » (14).
Ce qui importe ici, c'est l'influence déterminante de cette technique sur
la couleur de la voix. Nous ne prétendons pas proposer une étude de la phonation
dans le chant sur des bases anatomiques et physiologiques, et d'ailleurs le
stade actuel des connaissances dans ce domaine qui est aux confins de l'art et
de la science, ne permet pas de hasarder des explications qui pourraient, par la
suite, se révéler inexactes. Il nous suffira de quelques observations empiriques
pour vérifier notre affirmation.
Les organes volontaires consacrés à la phonation sont si étroitement liés
entre eux du point de vue de l'innervation (en donnant à ce mot un sens très
large), qu'aucun d'eux ne peut recevoir une impulsion motrice sans que les
autres en soient également influencés. Les conséquences de cette condition
d'interdépendance se manifestent dans les multiples sonorités de la voix,
résultats d'un jeu de tensions et de détentes des muscles qui déterminent, aux
différents niveaux, des conditions particulières de résonance. Celles-ci
favorisent à leur tour la formation de certains harmoniques plutôt que d'autres.
Une interdépendance analogue existe en ce qui concerne les muscles qui
déterminent la physionomie; et ceci ne vaut pas seulement pour ceux qui, comme
l'orbiculaire des lèvres ou les zygomatiques, participent activement à la
modification de la cavité buccale. Le lecteur peut faire une expérience directe
de ce que nous venons d'exposer, en continuant à haute voix la lecture de ces
lignes. Si, après avoir écouté la couleur de sa voix émise dans des conditions
de détente il contracté les sourcils dans une expression douloureuse, s'il
plisse le front dans une expression sévère, il entendra sa voix se faire tour à
tour douloureuse, sévère, sans qu'il puisse par la volonté dissocier ces deux
phénomènes.
Les effets sur une technique vocale, comme celle que nous venons
d'examiner, sautent aux yeux. Cet appareil vocal, qui vibrait libre et détendu,
dans l'attitude la plus physiologique possible, va refléter maintenant
fidèlement la moindre expression du visage. Et cela d'autant plus nettement que
sera plus claire la prononciation des mots: autre exigence de Monteverdi qui
apparaît nettement dans le passage suivant: «ll chante avec une voix plus
agréable que celle de Rapallini, et avec plus de sûreté, parce qu'il modèle en
quelque sorte les mots et qu'il les fait très bien comprendre » (15). Or, comme
cette récitation de type scénique, explicitement exigée, ne pouvait certainement
pas être réalisée avec un visage aussi impassible que celui d'un joueur de
poker, il est logique de conclure que la « couleur monteverdienne » se plaçait
sur le même plan que la couleur de la voix parlée.
Indépendamment d'une autre indication monteverdienne que nous examinerons
plus loin, il faut ajouter que dans ces conditions le timbre d'ensemble devait
être clair (16). Il n'est en effet pas possible de « très bien faire comprendre
les paroles » avec cette voix « tubée » et monocolore que l'on utilise parfois
pour ces musiques, pas plus qu'inversement il n'est facile de garder une voix
sombre en détachant bien les consonnes (17). Les « registres » disparaissant
dans cette seule résonance harmonique engendrée par un jeu correct du diaphragme
et des cavités de résonance, les couleurs propres à chaque voyelle et chaque
consonne devaient apparaître comme dans un kaléidoscope, ce qui rendait les
récitatifs variés et donnait du relief à chaque voix dans les polyphonies. On
pense spontanément à la sonorité transparente de l'orgue italien de cette
époque, qui rend si nettement et si clairement le jeu des parties.
Il s'agit donc d'une couleur bien différente de celle qu'aujourd'hui nous
attachons à l'art du chant, art auquel nous demandons un timbre particulier qui
provient de notre technique de pose de la voix. L'intérêt s'étant déplacé de la
parole vers la mélodie, la voix s'est presque exclusivement consacrée à
développer le son, sacrifiant le « recitar cantando » qui s'est, pour ainsi
dire, réfugié dans le récitatif; un récitatif cultivé, bien évidemment, avec de
tout autres intentions. On a demandé à la voix l'égalité dans tous les registres
et, comme elle avait reculé ses limites au-delà de son ambitus naturel grâce au
registre de tête que l'on ne peut obtenir que par une technique particulière et
qui n'a pas de correspondance dans les couleurs de la voix naturelle, elle a du
chercher un timbre qui fût un compromis entre les divers timbres, tandis que la
puissance qui lui était demandée l'a obligée à amplifier par la tension
musculaire l'importance du vibrato. Ainsi s'est créée cette voix que nous
connaissons tous et qui exprime les différents sentiments surtout par des
variations de volume et de vibration, tandis que la flexibilité de son timbre se
limite à quelques vagues clair-obscurs. Et c'est justement l'uniformité
implacable de cette couleur qui rend lassante l'audition de tant
d'interprétations de Monteverdi même lorsque les interprètes prennent soin de la
parole qui n'a cependant pas la possibilité de se réaliser d'une façon
naturelle.
Les Auteurs soulignent ensuite l'importance que Monteverdi accordait à
l'interprète, à son goût et à son intelligence qui devaient prendre appui sur le
texte pour charger d'affectivité la ligne musicale. Ils montrent ensuite, par un
exemple tiré d'un madrigal, que Monteverdi ne respecte pas toujours la
correspondance des valeurs prosodiques et musicales; ces « infractions » à des
normes établies depuis longtemps pouvaient avoir une grande valeur expressive,
parce qu'elles indiquaient une « couleur » bien précise et étroitement liée au
moment psychologique du texte littéraire.
Un événement nous offre une preuve supplémentaire de ce que nous avançons.
Le 9 mars 1608, un peu plus de deux mois avant la représentation de l'Arianna,
meurt Caterinuccia Martinelli qui devait en être la protagoniste. Sa mort rend
incertaine l'exécution de l'oeuvre parce qu'on ne trouve personne qui puisse
remplacer dignement la « Romanina ». Une chanteuse comme Settimia
Caccini, fille de Giulio, est jugée valable pour le rôle de Vénus mais pas pour
celui d'Ariane. Or, alors qu'il disposait des meilleures cantatrices de son
époque, Monteverdi aura recours à une actrice: Virginia Andreini, surnommée
Florinda. Il est évident que sa voix ne pouvait pas rivaliser en beauté et en
technique avec celle de chanteuses professionnelles, comme il est évident que,
s'il s'était simplement agi d'art scénique, il n'aurait quand même pas sacrifié
à ce point la musique au théâtre. Il est plutôt logique de conclure que, douée
d'une telle voix naturelle, la Florinda suppléait largement les inévitables
déficiences de sa voix par des qualités d'expression. Or, nous savons quelle est
la manière spontanée de chanter des acteurs, et nous savons également de quelles
traditions dramatiques cette actrice lombarde était l'héritière. Nous avons
d'ailleurs un témoin de son style: le général Carlo Rossi qui, informant le Duc
des vicissitudes de l'Arianna, écrit: « Ce soir, Madame a voulu écouter
Florinda qui s'est chargée du rôle le plus difficile: elle le dit d'une
manière tellement étonnante que Madame en a été profondément frappée » (8). Ce
témoignage confirme, lui aussi, notre exposé.
Il convient maintenant d'examiner à nouveau le problème de la voix « claire
» et celui du « vibrato ». Dans la préface au Combat de Tancrède et de
Clorinde, on lit: « la voix du Texte devra être claire, ferme et de bonne
prononciation ». L'allusion à la bonne prononciation n'est qu'un corollaire de
ce que nous avons vu et n'apporte pas d'éléments nouveaux. En revanche, les deux
adjectifs « claire » et « ferme » sont fort intéressants. L'adjectif « clair »
se référant à un cas particulier, ne peut être utilisé pour confirmer
l'hypothèse que nous avons proposée précédemment. Dans ce cas, il nous semble
plutôt que « claire » soit étroitement lié, tant du point de vue expressif que
de celui de l'émission du son, à « ferme » qui le suit et qui revêt à nos yeux
une grande importance. Ce « ferme » atteste l'usage, alors sans doute très
répandu, de deux types d'émission distincts, mais capables de glisser l'un dans
l'autre, sans solution de continuité: « la voix ferme » (non modulée) « voce
ferma » - et « la voix vibrante » - « voce vibrata » -. La pratique actuelle ne
connaît que cette dernière, mais si on lit attentivement Mancini, on note qu'il
manifeste constamment le souci de développer chez ses élèves tant la voix ferme
que la voix vibrante à des fins expressives. Ce souci ne semble pas ressortir
très nettement du texte, si on le parcourt rapidement, ce qui ne veut pas dire
que l'auteur ne lui accordait pas d'importance, mais plutôt que cet usage était
alors une chose tellement évidente qu'elle n'appelait pas un traitement
particulier. S'il est vrai que les « Riflessioni... » sont postérieures de plus
d'un siècle à Monteverdi, il est tout aussi vrai qu'une rupture dans la
tradition vocale ne s'était pas encore produite: le fait que Monteverdi demande
un effet qui sera encore en usage cent ans plus tard, le prouve.
La pratique de la voix ferme et de la voix vibrante doit donc être
rattachée, tant techniquement que psychologiquement, à cet ensemble d'activités
physiologiques qui permettent - comme nous l'avons déjà vu - « d'ajouter... la
voix de la poitrine à celle de la gorge », et d'exécuter le trille. Tout dépend
de la maîtrise qu'a atteinte le chanteur sur son diaphragme et du discernement
avec lequel il en use.
Si nous revenons maintenant à la préface du Combattimento, nous
noterons que Monteverdi se réfère à un personnage spécifique: le Texte.
Ce qui implique qu'il demande à ce rôle quelque chose de différent de ce qu'il
demande aux autres. L'examen du poème nous montre déjà qu'au Texte est
réservé un discours plus tendu et plus continu que les phrases vibrantes par
lesquelles s'expriment les deux protagonistes. L'analyse musicale nous montre
une fois encore que Monteverdi réussit à « vibrer sur la même longueur d'ondes »
que le poète en l'amplifiant jusqu'à des hauteurs dont seul son génie était
capable. Si « la voix du Texte doit être claire et ferme », il faut en déduire
que les autres devront être différentes. Le rôle de Clorinda revenant
nécessairement à une femme et la tessiture d'ensemble de Tancrède étant plus
basse que celle du Texte d'environ une tierce (19) on doit admettre que dans les
intentions de Monteverdi, les personnages devaient être caractérisés par des
couleurs vocales différentes (on pense spontanément à la lecture de la Passion
où la partie du récitant est traditionnellement confiée au ténor). Mais cette
différence tient moins à la nature de la voix (ténor barytonnant pour Tancrède
et ténor plus « clair » pour le Texte - c'est également ainsi que l'on
pourrait comprendre le mot « clair ») qu'à la « fermeté » de la voix du Texte
qui permet de faire ressortir le « vibrato » implicite des deux autres
personnages. Ce qui convient parfaitement aux caractéristiques psychologiques
des différents rôles; ce rapport devait d'ailleurs apparaître comme tellement
évident qu'il n'exigeait pas de développement particulier.
Il faut noter qu'ici encore Monteverdi innove et anticipe l'avenir, par
delà même ses successeurs. En effet, le 19ème couplera définitivement les voix
et les rôles. Ainsi, par exemple, le ténor représentera l'amoureux, le contralto
la vieille, etc... Mais ainsi conçu, ce couplage en restera à un stade très
rudimentaire, au point que nous avons vu - pour citer l'exemple le plus éclatant
- Rosine, protagoniste du Barbier, naître mezzo et devenir soprano léger.
Chez Monteverdi, c'est moins le choix des voix qui détermine le personnage, que
la technique vocale: le chant extériorisé (« gridar fuori ») de Tancrède et de
Clorinde avec leur vibrato, et le chant intériorisé (« gridar dentro ») du
Texte qui, chroniqueur mais témoin oculaire direct de la tragédie en cours,
exprime ses sentiments avec une force incisive rendue plus pénétrante justement
par la fermeté de sa voix; et le seul moment où Monteverdi permette
exceptionnellement au Texte de « faire vocalises et trilles » - « la
strophe qui commence par Notte » confirme par contraste ce que nous venons de
voir.
L'art du chant était différent à l’église. La nécessité de remplir par le
son les églises était traditionnellement respectée en chantant « à pleine voix »
plutôt que grâce à « la multitude des chanteurs ». Nous ne devons pas en effet
nous laisser tromper par des termes comme « multitude », « foule » qui n'avaient
qu'une valeur de contraste, par opposition au petit nombre de chanteurs que l'on
utilisait dans les « chambres ». Les « trente et quelques chanteurs » de la
Chapelle Ducale de Saint-Marc représentent un effectif qu'aujourd'hui un choeur
paroissial atteint sans peine, et pourtant une telle « multitude » était
exceptionnelle par rapport à celle des Chapelles courantes. De toute façon,
trente chanteurs auraient fort à faire pour remplir Saint-Marc de leurs voix,
surtout s'ils sont divisés en plusieurs chœurs.
On utilisait donc depuis longtemps deux manières de chanter. Nous avons vu
ce qu'en dit Vicentino. Écoutons maintenant Zarlino: « Que les chanteurs aient
présent à l'esprit que l'on chante d'une certaine manière dans les églises et
dans les chapelles publiques et d'une autre dans les chambres privées dans les
églises on chante à pleine voix: mais toujours en suivant les principes que j'ai
donnés plus haut » (c'est-à-dire « sans forcer sa voix, et en faisant en sorte
qu'elle ne couvre pas celle des autres chanteurs et qu'elle permette de bien les
entendre ») (20).
Vraisemblablement ce terme « à pleine voix » était conventionnel pour
désigner ce type de chant, dans la mesure où il se retrouve tel quel chez des
auteurs d'époques différentes. Il faut voir maintenant à quoi il correspondait.
La pose de la voix étant inchangée, c'est-à-dire « naturelle », celle-ci ne
pouvait dans l'expression d'un forte que devenir « pleine », sans jamais
cependant être « forcée », car dans ce cas elle encourait la colère de tous les
théoriciens de la terre. Nous avons probablement un exemple de ce type de chant
avec ces belles voix naturelles qui, n'ayant jamais été gâtées par l'art
lyrique, chantent à pleine voix mais sans crier et sans tenter de dépasser leur
ambitus.
La couleur « à pleine voix » a inévitablement des possibilités moindres de
se plier à des nuances expressives, mais on sait que, s'agissant de musique
liturgique, les passions terrestres devraient faire silence pendant son
exécution. Même si la musique sacrée de Monteverdi paraît inspirée par le Fils
plus que par l'Esprit Saint.
Les auteurs rappellent ensuite le souci qu'avait Monteverdi de ne pas
fatiguer les voix. Ils notent que l'on trouve parfois dans ses madrigaux
l'indication « à pleine voix »: elle implique un type de chant volontairement
moins expressif et nuancé. Les auteurs dessinent ensuite les perspectives qui
s'ouvrent à la science dans ce domaine de l'art du chant et décrivent certaines
expériences effectuées au Centre d'Études de la Voix Parlée et Chantée du
Département Phonétique de la clinique ORL de l'Université de Turin et de la
Camerata Polyphonique de Turin.
Traduit par Gilles de VAN.

NOTES
(1) S'agissant d'une
communication faite à un congrès international de spécialistes - Claudio
Monteverdi et son temps, Venise, Mantoue Crémone 3-7 mai 1968 - certains
développements ont été résumés et certaines notes « savantes » éliminées.
(N.d.l.R.).
(2) Le contraste est
moins perceptible quand les instruments sont modernes, et l'emploi limité des
instruments anciens est probablement une des causes à contribuent à cacher cette
évidence à l'oreille du grand public. Ainsi un piano supporte très bien une
voix, quelle que soit sa puissance, et le timbre créé par pose moderne de la
voix « perce » moins au milieu des sonorités brillantes de notre orchestre que
des sonorités ouatées d'un orchestre ancien.
(3) La Rassegna
musicale, 1951, pp. 33-38. Pour la correspondance, cf. G.F. Malipiero,
Claudio Monteverdi, Milan, Treves 1930.
(4) ll nous semble que
l'on pourrait trouver un point de comparaison avec les cordes de la guitare qui
douces et flexibles dans la guitare classique, deviennent épaisses et rigides
dans la guitare de jazz afin donner, quand elles sont sollicitées, forcément
avec une plus grande énergie, un son plus robuste même s’il est moins agréable.
5) Déjà Vicentino se
préoccupe sagement « des limites et des règles qu'il faut observer quand on
écrit les différentes parties du chant polyphonique »: « les règles et limites,
en ce qui concerne les différent voix des polyphonies, sont établies pour la
commodité des chanteurs, afin que toute voix courante puisse commodément
chanter sa partie ; cette commodité doit s'appliquer tant aux bonnes voix qu'aux
voix point trop vigoureuses et puissantes... et l'on ne doit jamais ajouter une
ligne supplémentaire aux cinq lignes, ni a dessus ni en-dessous, de même que
l'on ne doit jamais changer de clef, à aucun moment de l'oeuvre, car cela
reviendrait à ajouter une ligne aux cinq lignes, la partie serait ou trop haute
ou trop basse pour le chanteur; le compositeur doit donc s'en tenir strictement
à la portée ». L'antica musica ridotta alla m derna prattica, Roma 1555.
(6) G.F. Malipiero,
op. cit. p. 165.
(7) Le terme de
chambre (camera) s'oppose à église ou à chapelle et désigne tout lieu privé -
salon, salle musique, théâtre - où était exécutée la musique profane (n.d.T.).
(8) Istitutioni
harmoniche réel. à Venise 1573 p. 240.
(9) Op. Cit. (10) Cf.
G.B. Mancini, Riflessioni pratiche sul canto figurato, 3ème éd. Milan
1777 p. 119.
(11) G.F. Malipiero,
op. cit. p. 265. (12) G.F. Malipiero op. cit. p. 252.
(13) Discorso della
musica antica e della moderna, 1581. Zanni était un personnage de la
Commedia de Arte (n.d.T.).
(14) Sopplimenti
musicali, Venise, 1588, p. 316. (15) G.F. Malipiero op. cit. p. 260.
(16) Un siècle plus
tard, Mancini insiste encore sur cette caractéristique de la voix: « ... le
premier (défaut) est celui d'émettre la voix, sans se soucier de l'ouverture de
la bouche, et donc de la mal ouvrir de sort que la voix ne soit ni claire, ni
sonore, ni belle ». « Si l'union de ces deux éléments est réalisée avec la
perfection souhaitable, la voix ne pourra être que claire et
harmonieuse... » (op. cit. pp. 105 et 114). Il nous faut arriver au ténor
Domenico Donzelli (1790-1873) pour entendre la voix s'assombrir.
(17) Les chanteurs
wagnériens y réussissent. Mais pour expliquer ce fait, il serait nécessaire
d'entrer dans des détails phonétiques et comparatifs sur les deux langues qui
finiraient de toute façon par confirmer notre affirmation.
(18) Lettre du 14 mars
1608 in D. de Paoli, C. Monteverdi Milan (1945).
(19) Les deux rôles
sont écrits en clef de ténor.
(20) Istitutioni
harmoniche, p. 240.