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6 janvier 2014

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Haute-Contre
Cet article, originalement publié sur Forumopera dans un
dossier consacré au ténor, est dû à Bernard Schreuders, et reproduit avec l'aimable
permission de la revue et de l'auteur.

L'exception française
"Castrato. Musicien
qui chante le dessus. Hélas !" Dictionnaire de la musique de
Meude-Monpas (1787)
Alors que partout en
Europe, l'opera seria consacre le triomphe des castrats, la France
choisit la voix de ténor pour incarner le héros de ses tragédies en
musique. C'est pour des raisons avant tout politiques et culturelles
que les castrats sont exclus de l'opéra français, ne nous leurrons
pas : les motivations humanitaires ne s'exprimeront que tardivement,
avec les Lumières.
Invités par Mazarin avec d'autres
chanteurs italiens, quelques castrats se sont produits à Paris dans
des ouvrages de Marazolli, Strozzi (La Finta Pazza), Rossi
(L'Orfeo) et Cavalli (Egisto, Xerse, Ercole
amante). Dès 1645, lors de la production de La Finta
Pazza, le public s'émerveille en découvrant les machineries de
Torelli, mais critique déjà le travestissement et la distribution
des rôles. Plus que la voix, c'est la personne même du castrat qui
dérange. Les compositeurs italiens privilégient les voix de soprani
et contralti, voix de castrat ou de femme, plus brillantes et plus
travaillées, et le travestissement s'inscrit dans une dramaturgie
stylisée où le réalisme n'a absolument pas sa place.
L'identification entre l'interprète et le personnage ne repose
absolument pas sur la ressemblance physique. Cependant, la majorité
des Français semblent incapables d'imaginer des conventions
musico-dramatiques différentes de celles en vigueur dans la tragédie
en musique. L'opera seria semble porter atteinte à leur conception
de la sexualité. Cette apparente confusion des sexes les scandalise
: c'est comme si les hommes se sentaient outragés dans leur virilité
et les femmes, ridiculisées.
À la mort de Mazarin, les
chanteurs italiens sont congédiés. Le belcanto n'aura pas sa place
dans la tragédie en musique, conçue par Louis XIV et Lully comme un
art français et un acte politique fondateur. Une soixantaine de
castrats seront importés, en plusieurs vagues, mais pour chanter les
dessus à la Chapelle royale, sous les règnes successifs de Louis
XIV, Louis XV et Louis XVI. Même Napoléon, qui a pourtant éradiqué
la castration en Europe, engagera Crescentini pour sa Chapelle
consulaire. Mais les castrats n'apparaîtront jamais plus sur les
scènes d'opéra. C'est à peine s'ils feront des apparitions
occasionnelles dans les chœurs, notamment dans ceux de La
Naissance d'Osiris, d'Anacréon et de Pygmalion de
Rameau. Antonio Bagniera (1638-1740) est la seule exception : Lully
tire parti de sa voix angélique et de son physique enfantin (1m 20
!) pour le personnage de l'Amour dans Cadmus et Hermione ou
celui d'un faune dans le prologue de Bellérophon. Choristes
et solistes appréciés à la Chapelle royale (même si d'aucuns
aimeraient les voir remplacés par des femmes), les sopranistes
profitent du succès croissant de la musique italienne au
XVIIIe siècle et apparaissent souvent aux Tuileries (Concert-Spirituel) ou dans des concerts privés. Toutefois,
Annibali, Albanese, Potenza -qui remporte un vif succès dans le
Stabat Mater de Pergolèse- Savoi et Amantini ne se produisent
pas à l'Opéra et les vedettes de passage en France, comme Cafarelli
ou Guadagni, doivent se contenter de quelques
récitals.
Le répertoire
Dans
l'opéra français, la voix de ténor grave, appelée taille ou taille
naturelle (mi 2 - sol 3) doit se contenter de rôles secondaires.
Admetus dans Alceste et Thésée dans la tragédie éponyme de
Lully sont les exceptions qui confirment la règle. Louis Cuvillier
(mort en 1752), une des meilleures tailles de son temps, campe
volontiers des personnages de vieilles femmes -il crée le rôle-titre
des Amours de Ragonde de Mouret en 1742- ou
d'impressionnantes allégories (une des Parques dans les superbes
trios d'Hippolyte et Aricie de Rameau). Cuvillier interpréta
également la partie de Momus dans l'opéra-comique de Rameau,
Platée. En fait, le rôle se partage entre la tessiture de
basse-taille (dans le prologue) et la tessiture de taille (le reste
de l'ouvrage), or, pour la reprise, Cuvillier chanta l'intégralité
du rôle, ce qui ne peut que nous inciter à relativiser la pertinence
et la précision du vocabulaire.
Nous sommes même parfois
carrément induits en erreur par une nomenclature "vicieuse" (Framery) ou employée de manière tout à fait anarchique. Alors qu'il
est encore page à la Chapelle royale, Louis Augustin Richer
(1740-1819) débute dès l'âge de onze ans au Concert-Spirituel. Il
s'y produit régulièrement entre 1763 et 1780, notamment dans le
Stabat Mater de Pergolèse. Or, en 1765, Le Mercure de France
le présente en ces termes : " Superbe voix de taille [sic], Richer a
conservé la faculté de chanter le dessus sans l'aigreur du fausset,
sans l'aridité des voix conservées contre l'ordre de la nature. "
Une taille, soit un ténor, qui chante le dessus : avouez qu' il y a
de quoi perdre son français ! Quelle partie chantait-il dans le
Stabat Mater de Pergolèse ? Celle d'alto ou de soprano ? Un
ténor aigu qui chante en voix mixte pourrait tenir la partie d'alto,
mais pas celle de soprano (jusqu'au si b 4 !), sauf à user d'un
fausset particulièrement étendu, mais la chose est, esthétiquement,
impensable en France (V. faussets et hautes-contre
féminines).
C'est pour la voix de haute-contre (mi 2 - do
4/ré 4), déjà prisée dans les ballets et les airs de cour dès la fin
du XVIe siècle, que seront écrits la plupart des premiers
rôles masculins, souvent caractérisés par la jeunesse et l'héroïsme.
Dans les ouvrages de Lully, d'abord, les rôles-titres de ses
tragédies : Atys (1676), Bellérophon (1679),
Persée (1682), Phaéton (1683), Amadis (1684),
mais aussi Acis dans sa pastorale Acis et Galatée (1686),
ainsi que les rôles d'Alphée dans Proserpine (1680), Amour
dans Psyché (1678) et Renaud dans Armide (1686).
Principal haute-contre de la maison des Guises,
Marc-Antoine Charpentier a composé de nombreuses pièces parmi les
plus belles et les plus expressives jamais écrites pour cette voix :
à côté des nobles et bouleversants Airs sur les Stances du
Cid (1637), pour haute-contre et basse continue, le rôle
d'Orphée dans son opéra de chambre La descente d'Orphée aux
Enfers (1686-1687), David dans sa tragédie biblique David et
Jonathas (1688) et Jason dans Médée (1693), son
chef-d'œuvre.
Les successeurs de Lully privilégient également
la voix de haute-contre, notamment Desmarest (Enée dans Didon, 1693), Marin Marais (Ceix dans Alcyone, 1706),
André Cardinal Destouches (Agenor dans Callirhoé, 1712), ou
Jean-Marie Leclair (Scylla dans Scylla et Glaucus, 1746).
C'est la voix extraordinaire de Jélyotte (V. Les artistes) qui
inspire à Rameau ses plus grands rôles masculins : les rôles-titres
dans Hippolyte et Aricie (1733), Castor et Pollux (1733/1754), Dardanus (1745) et Zoroastre (1756), mais
aussi Abaris dans Abaris ou les Boréades (1764) alors que de
nombreuses parties sont encore écrites pour haute-contre dans ses
ballets et opéras-ballets : Valère, Don Carlos, Tacmas et Damon dans
Les Indes galantes (1735) ; Momus, Thélème, Lycurgue et
Mercure dans Les Fêtes d'Hébé ou les Talens liriques (1739) ou le rôle-titre de Pygmalion (1748).
Gluck ne s'y trompe pas : pour la création
parisienne d'Orphée et Eurydice (1774), il transpose le
rôle-titre, écrit pour le contralto Guadagni, en tessiture de
haute-contre et le confie à Joseph Legros, qui chantera aussi pour
lui les rôles d'Achille (Iphigénie en Aulide,1774), Renaud
(Armide, 1777), Pylade (Iphigénie en Tauride, 1779) et
Cynire (Echo et Narcisse, 1779).
La haute-contre
tient aussi la deuxième voix dans les chœurs, beaucoup plus
développés dans la musique de scène française que dans l'opéra
italien. On ne peut pas vraiment dire qu'il chante la partie d'alto
car la voix féminine (dessus) est souvent divisée. La partie de
chœur intermédiaire tenue par les hautes-contre évolue dans une
tessiture similaire à celle des rôles solistes, mais son ambitus est
une tierce, voire une quarte plus haut, ce qui donne à penser qu'à
l'époque, la partie de haute-contre de chœur était assumée par de
vrais ténors aigus, mais aussi par des falsettistes évoluant dans le
bas de leur tessiture.
Cette particularité a souvent servi le
propos des compositeurs : en témoignent l'utilisation de chœurs
d'hommes (haute-contre, taille, basse) où la voix supérieure est
très aigüe, donc forcée et nasale, et constitue un artifice des
scènes infernales (Thésée de Lully, acte III ; Hippolyte
et Aricie de Rameau, acte II, etc.), mais aussi l'utilisation
dans le chœur féminin de hautes-contres travesties qui rendent les
chœurs de prêtresses plus solennels.
Il est à noter, enfin,
que cette tradition d'une voix de ténor très aigüe dans les chœurs
d'opéra français a perduré jusqu'au XIXe siècle. En
effet, la plupart des compositeurs français, contrairement à leurs
collègues européens, n'écrivaient pas de partie d'alto dans leurs
chœurs d'opéra, mais deux voix de soprano et deux voix de ténor,
dont la plus aigüe se rapproche, dans sa tessiture, d'une voix de
haute-contre (c'est particulièrement flagrant chez Gounod, Bizet et
surtout Offenbach).
Les artistes
" La voix de ce divin
chanteur [ Jélyotte ] Est tantôt un zéphir, qui vole dans la
plaine, Et tantôt un volcan, qui part, enlève, entraîne, Et
dispute de force avec l'art de l'auteur. " Anecdotes
dramatiques, 1775, article " Indes galantes "
Dans l' "opéra" baroque
français, il n'y a pas de place pour les stars du chant : le
vedettariat des artistes lyriques ne se développera vraiment qu'avec
Rossini, lorsque l'opera seria jettera ses derniers feux. La
tragédie en musique exige avant tout de bons acteurs, et même si
Rameau enrichit la partie vocale, l'esthétique du bel canto heurte
les habitudes du public généralement réfractaire aux ouvrages
italiens. Le chant reste subordonné au drame, au texte (V. Défense
et illustration de la langue française), et le public, qui
s'enthousiasme autant, sinon davantage, pour le spectacle des
machines et pour les ballets, est dérangé par la vocalité débridée
de l'opéra italien.
Dumesnil (mort vers 1715) fut sans
doute la plus célèbre haute-contre du Grand Siècle. Remarqué par
Lully alors qu'il n'était encore que marmiton chez l'intendant de
Montauban, il débuta à l'Académie royale en créant le rôle de Triton
dans Isis (1677). Son répertoire inclut de nombreuses
créations du Florentin, d'Amadis à Acis en passant par Médor dans
Roland, mais aussi des œuvres de Charpentier (Jason dans
Médée), de Campra (Octavio dans L'Europe Galante),
d'André Cardinal Destouches (Amadis dans Amadis de Grèce), de
Pascal Collasse (Pélée dans Thétis et Pélée) et Marin Marais
(Bacchus dans Arianne et Bacchus). Partenaire habituel de
Marthe [Marie] Le Rochois, qui créa les grandes héroïnes de la
tragédie en musique, d'Armide à Médée, Dumesnil était décrit comme
une " haute-taille des plus hautes " (Parfaict,
1741).
Antoine Boutelou (env. 1665-1740), particulièrement
doué pour les emplois comiques, a fait carrière sous les règnes de
Louis XIV et Louis XV, apparaissant entre autres dans des reprises
du Bourgeois Gentilhomme du tandem Molière-Lully (1707/1729)
et dans Les Elémens de Lalande et Destouches (1721). De sa
voix, Jean de Laborde écrivait que " le son en était si plein, si
beau et si touchant qu'on ne pouvait l'entendre sans en avoir l'âme
affectée " (Essai sur la musique ancienne et moderne, 1780),
celle du Roi Soleil était bouleversée au point qu'il ne pouvait
retenir ses larmes.
Avant d'être une grande haute-contre,
Pierre de Jélyotte (1713-1797) fut surtout LE chanteur français le
plus célèbre de son époque. Le trio exceptionnel qu'il formait avec
le dessus Marie Fel et la basse-taille Claude Chassé fut pour
beaucoup dans le succès que devaient rencontrer les ouvrages de
Rameau. Jélyotte fit des débuts remarqués à l'opéra dans
Dardanus (1739), un drame que le compositeur remettra sur le
métier cinq ans plus tard en destinant au rôle-titre un lamento ("
Lieux funestes… ") que Marc Minkowski n'hésite pas à considérer
comme le " plus bel air de haute-contre jamais écrit ". C'est
probablement une des scènes de désespoir les plus sombres et les
plus émouvantes de toute l'histoire de l'opéra. Certes, le rôle de
Castor (Castor et Pollux, 1737), lui aussi révisé en 1754, ou
la redoutable ariette de Zaïs (1748) : " Règne, Amour ", nous
donnent une idée de l'aisance et de la souplesse de la voix (fa #2-
ré 4) et ses contemporains décrivent un timbre argentin et ne
tarissent pas d'éloges sur la noblesse de son jeu, mais nous sommes
malheureusement condamnés à imaginer, à rêver la singularité des
accents, des inflexions qui ont inspiré Rameau. C'est dans une œuvre
aujourd'hui méconnue, mais qu'il chanta dans son dialecte natal, la
pastorale occitane Daphnis et Alcimadure de Mondonville
(1754-5), que Jélyotte connut sans doute son plus grand succès. Il
interprétait également des motets et chansons de sa composition qui,
pour la plupart, ont disparu.
Recruté par Francoeur et Rebel,
Joseph Legros (1739-1793) fit ses débuts à l'Académie royale en
1764, dans Titon et l'Aurore de Mondonville et ne quittera
cette maison qu'à sa retraite, en 1784. Legros s'est lui aussi
illustré dans les tragédies de Rameau et a participé à plus d'une
trentaine de créations : les principaux opéras en français de Gluck,
Roland (Medor, 1778), Atys (rôle-titre, 1780) et
Iphigénie en Tauride (Pylade, 1781) de Piccini, Renaud de Sacchini (1783) constituant sa dernière prise de rôle. Il
chantait également au Concert-Spirituel, qu'il dirigea entre 1777 et
1790, offrant au public de nombreux airs italiens dont il devenait
friand -lui-même s'était facilement adapté au style italianisant de
Philidor (Sandomir dans Ermelinde, 1767)-, mais aussi des
œuvres de Haydn et Mozart.
Une tessiture
problématique
"Les femmes semblent avoir
décidé, on ne sait pourquoi, que la haute-contre doit être l'amant
favorisé, elles disent que c'est la voix du cœur : des sons mâles
et forts alarment sans doute leur délicatesse. " Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, article "
basse-taille " L'interprétation du
répertoire de haute-contre pose aujourd'hui de réelles difficultés :
les tessitures sont parfois très élevées -c'est notamment le cas de
David dans David et Jonathas de Charpentier et surtout de
plusieurs rôles créés par Jélyotte (Castor, Platée, Pygmalion,
Zoroastre) ou Legros (l'Orphée de Gluck abonde en si 3, do et
ré 4)- et requièrent des voix de ténor naturellement très aiguës,
souples et agiles, et en même temps suffisamment puissantes, sonores
pour ne pas être couvertes dans les passages accompagnés par les
chœurs ou l'orchestre tout en demeurant
compréhensibles.
Défense et illustration de
la langue française
" La liquidité de la voix,
signe d'une âme languie, avait été une fois pour toutes
identifiée au stupre de Néron, dont les plaisirs modifiaient
l'élocution. " Père de Cressoles, Vocationes
Autumnales
Tragédie en musique :
l'expression est transparente, elle ancre l' "opéra français" dans
le théâtre, qui connaît alors son apogée. Il est impossible de
comprendre l'esthétique française sans tenir compte de cette
dimension fondamentale. La France entend rivaliser avec l'opéra
italien en offrant au monde un véritable théâtre musical dans lequel
la musique et le chant sont au service du texte, ce qui doit en
assurer la supériorité. L'intelligibilité du texte est donc
primordiale et le chant fleuri, voluptueux, brillant des Italiens
est contraire au bon goût.
De la Renaissance à la Révolution,
le chant français s'inspire d'un seul modèle : le théâtre parlé.
Lecerf de la Viéville ne se trompe probablement pas lorsqu'il
affirme que le récitatif lullyste s'inspire de la déclamation de la
Champmêlé, célèbre actrice : les interprètes des premières tragédies
de Lully travaillent la déclamation lyrique, mais ne sont pas
entraînés par des professeurs de chant. Celui-ci est considéré comme
une variante de la parole et les deux formes d'expression sont
envisagées sous l'angle de la déclamation. Les ouvrages destinés aux
chanteurs traitent essentiellement de règles rhétoriques, visent la
perfection de l'intonation et modèlent la vitesse de la déclamation
sur le débit de la déclamation théâtrale. En fait, les arts du chant
sont plutôt des traités de diction que des manuels de technique
vocale.
L'âge classique est une période capitale dans
l'histoire de la langue. Une armée de théoriciens, de grammairiens
et de linguistes avant l'heure en réglementent l'usage : ils fixent
la prononciation, l'orthographe et le mythe du génie de la langue
française que la nouvelle Académie fondée par Richelieu gardera
jalousement. " En France, la tradition de la diction théâtrale est
une norme qui offre le modèle opératoire à la langue. […] la langue
française parlée qui servira de base au chant est liée à un dressage
social et physiologique de la diction. " Autant dire que
l'intelligibilité du texte est capitale.
La langue est
précisément le premier obstacle que pose l'interprétation du
répertoire français. Au XVIIe siècle, les diphtongues et
de nombreuses consonnes implosives et finales disparaissent et
l'articulation revêt un caractère de plus en plus antérieur, la
transition de consonne à voyelle est nette, sans diffusion entre les
sons. C'est l'apparition du mode tendu, croissant et antérieur,
caractéristique du français et qui se prête difficilement au chant.
Au fur et à mesure que la voix s'élève dans l'aigu et gagne en
puissance, le chant menace la compréhension du texte, notamment des
voyelles nasales. Ce n'est pas un hasard si la tessiture des rôles
écrits à l'âge classique est généralement réduite, plus proche de la
voix parlée. A fortiori, une voix opératique précarise davantage
encore la diction. Sous l'influence de l'opéra italien, Rameau
écrira pour des voix plus longues, plus puissantes, souples et
brillantes. Il disposait, nous l'avons vu, d'interprètes d'exception
(Fel, Jélyotte et Chassé), de chanteurs à part entière et non
d'acteurs. Aujourd'hui, certains chanteurs sont confrontés à un vrai
dilemme : s'ils chantent assez fort pour que leur voix passe
l'orchestre ou se détache des chœurs, les spectateurs risquent de ne
plus comprendre les paroles ; en revanche, s'ils privilégient la
prononciation, leur voix risque d'être couverte par les autres
musiciens. Il est encore plus difficile de concilier la diction et
la beauté du chant dans une tessiture aigüe ; c'est tout le défi qui
se pose aujourd'hui aux hautes-contre.
Des voix
forcées
Il est possible de trouver des ténors
ultra-légers et souples, notamment les high tenors britanniques
(Roger Covey-Crump, Simon Berridge…), qui décrochent facilement en
voix de tête et passent très bien au disque dans certaines œuvres
(par exemple Charles Daniels ou Rodrigo del Pozzo dans les motets
solistes de Mondonville). Par contre, même en rétablissant le
diapason, plus bas, en usage aux XVIIe et
XVIIIe siècles, en utilisant des instruments d'époque (ou
des copies) et en respectant les effectifs originaux, ces chanteurs
n'auraient pas l'étoffe vocale, la puissance requise pour incarner
les rôles héroïques de certaines tragédies. On recourt le plus
souvent à des ténors qui maîtrisent la technique de la voix mixte et
le style déclamatoire très particulier en vigueur dans l' "opéra"
français. Bien sûr, chaque rôle est à considérer
individuellement.
Jean-Paul Fouchécourt, doué d'une
voix naturellement très légère, s'est spécialisé dans les emplois de
haute-contre et a développé cette voix mixte, combinaison habile des
registres de poitrine et de fausset, en prenant exemple sur le ténor
mozartien Léopold Simoneau. Parmi les artistes qui se sont illustrés
avec succès dans ce répertoire exigeant, citons : Michael
Goldthorpe, Guy de Mey (Atys), Bruce Brewer (Platée), John Elwes
(Pygmalion, Zaïs, Zoroastre), Howard Crook (Atys, Castor, Renaud),
Gilles Ragon (inoubliable Platée), Mark Padmore (très bel Hippolyte)
et Paul Agnew, une des plus belles hautes-contre actuelles.
François-Nicolas Geslot et Cyril Auvity figurent parmi les artistes
les plus prometteurs de leur génération. Le jury du Concours
International de Chant Baroque de Chimay (septembre 2001), présidé
par William Christie, vient de révéler un talentueux jeune ténor
américain : Jeffrey B. Thompson (23 ans), déjà très à l'aise dans la
tessiture de haute-contre (rayonnant "Objet qui règne dans mon âme"
des Fêtes d'Hébé de Rameau). Parmi les vétérans, il serait
injuste de ne pas mentionner Jean-Claude Orliac, André Malabrera et
Zeger Vandersteene ainsi que le Platée légendaire de Michel Sénéchal
(Aix, 1956 !). L'Abaris de Philippe Langridge ou le récent Dardanus
de John Mark Ainsley démontrent que ce répertoire n'est pas
l'apanage de spécialistes. Richard Croft, superbe ténor
haendélien,
chantera cette saison le rôle-titre de l'Orphée de Gluck sous
la direction de Marc Minkowski. Quelques falsettistes se sont aussi
aventurés en terres françaises (René Jacobs et même James Bowman),
trois d'entre eux s'attaquant même avec plus (Henri Ledroit, Gérard
Lesne) ou moins (Paul Esswood) de bonheur au rôle-titre de David
et Jonathas.
En réalité, les critiques dont les
hautes-contre furent la cible, surtout au XVIIIe siècle,
prouvent que les interprètes rencontraient déjà des difficultés avec
cette tessiture. Même si Rousseau a le goût de l'exagération et de
la polémique, son opinion n'est pas isolée lorsqu'il affirme que "
la Haute-Contre en voix d'homme n'est point naturelle ; il faut la
forcer pour la porter à ce diapason ; quoiqu'on fasse elle a
toujours de l'aigreur et rarement de la justesse. " (Dictionnaire
de la musique, 1768) Framery observe également que " plusieurs,
pour parvenir aux sons les plus aigus sont obligés de forcer leurs
moyens naturels en se resserrant le gosier ; mais ils perdent ainsi
en agréments ce qu'ils gagnent en étendue, car ces sons étranglés
manquent de douceur et de pureté. " (Encyclopédie méthodique,
1791). Certaines hautes-contre auraient donc tendance à forcer la
voix, à essayer de monter le plus haut possible en registre de
poitrine, plutôt que de passer en fausset.
En lisant ces
critiques, il est difficile de ne pas songer à l'urlo francese, le
chant français, tel qu'on le brocardait en Europe. Habitués aux
suavités du chant italien, les étrangers sont horrifiés par les cris
des chanteurs français. " Chanter, terme honteusement profané en
France, écrivait Grimm, et appliqué à une façon de pousser avec
effort les sons hors du gosier et de les fracasser sur les dents
avec un mouvement de menton convulsif ; c'est qu'on appelle chez
nous crier. " (Lettre sur Omphale). Dans sa Lulliade,
Calzabigi explique que " celui qui hurle le plus, l'emporte : ainsi
en est-il de l'opéra en France. De nos Caffarelli, Giziello,
Marchesini, etc., ils ont l'habitude de dire qu'ils "jouent de la
flûte" avec leurs voix ; je crois vraiment qu'ils ne les entendent
pas. J'observai plusieurs fois à ce spectacle qu'ils appellent "
concert spirituel ", quand Cafarelli, la Mingotti, la Frasi, etc. y
chantaient, que ceux qui par hasard étaient assis très près du
chanteur, ne donnaient pas signe de mécontentement, mais au
contraire de satisfaction ; à mesure que les places s'éloignaient,
ils appréciaient de moins en moins et au fond de la salle ils
auraient volontiers sifflé ou lancé des tomates. "
Bien
sûr La lulliade a des accents pamphlétaires et la Lettre
sur Omphale amorce la " Querelle des Bouffons ", mais de
nombreux témoignages convergent dans le même sens. Dans ses
mémoires, le sopraniste Filippo Balatri rapporte comment, lors d'un
séjour à Lyon, les rires de l'assemblée l'interrompirent alors qu'il
avait à peine commencé son air. Interloqué, il se fit expliquer que
le public n'était pas habitué à entendre des " ahah " : les passages
élaborés sont pour les violons, les mots pour la voix. Un passage de
huit notes suffit largement aux meilleurs chanteurs. En fait, les "
ahah " du castrat n'étaient que la vocalise initiale de l'aria !
Balatri demande à entendre le chant français, une jeune fille se met
au clavecin. Après avoir subi des hurlements " qu'on aurait pu
entendre de Lyon jusqu'à Londres ", Balatri propose de chanter à son
tour dans le style français. Bien qu'il exagère à l'envi les
stridences du chant français, sa prestation, loin d'être ressentie
comme une plaisanterie, suscite l'admiration du public ! Moins d'un
siècle plus tard Mozart réitère le même constat,
désolant.
Les Français ne sont évidemment pas sourds,
contrairement à ce que conclut Calzabigi, mais leur chant est plus
guttural, issu de la déclamation théâtrale, aux antipodes de la
vocalité italienne. Il faudra attendre le XIXe pour
qu'apparaisse une véritable école de chant française. En 1819, un
journaliste allemand, encore habitué à cette " mode de l'aboiement
", s'étonne de découvrir une artiste française au chant harmonieux
et très musical : " Les sons émis par cette femme ressemblaient
encore jusqu'à présent à ce que les Allemands ou les Italiens
s'accordent depuis des siècles à nommer chant ; mais en France,
particulièrement au grand opéra, cela passe pour un gazouillement
d'oiseau insignifiant. " (Allgemeine musikalische Zeitung de
Leipzig, 28 avril 1819).
Maintenant, faut-il nécessairement
incriminer la médiocrité du chant français lorsque nous découvrons
que bon nombre de hautes-contre forçaient leur voix ? En examinant
la tessiture extrêmement tendue dans laquelle évolue la partie de
haute-contre des grands motets lorrains d'Henry Desmarest, nous
pouvons imaginer les difficultés auxquelles étaient confrontés les
chanteurs de l'époque. D'ailleurs, le Studio de Musique Ancienne de
Montréal, qui a enregistré ces œuvres en première mondiale, n'a pu
réunir suffisamment de ténors aguerris pour affronter cette partie
de haute-contre et leur a joint des falsettistes ! Les créateurs de
ces motets n'étaient pas forcément plus à l'aise. Toutes les
hautes-contre ne chantaient pas avec aisance dans une tessiture
suraiguë, à l'instar de Jélyotte ou Legros. En fait, l'évolution de
l'écriture musicale au cours du XVIIIe siècle ne s'est
pas accompagnée d'une amélioration rapide et sensible du niveau des
chanteurs. Quelques artistes particulièrement doués ne doivent pas
nous faire oublier que des générations d'acteurs-chanteurs, à la
technique rudimentaire, plus soucieux de déclamation que de beau
chant, se sont succédé sur les scènes françaises. Il est permis de
se demander dans quelle mesure les exigences des compositeurs ne
manquaient de pas réalisme. Castil-Blaze dénonce avec vigueur ce
qu'il considère comme une tendance typiquement française : " Ce
n'est qu'en France que l'on a la manie de porter les voix au-delà de
leur diapason. Je voudrais, au contraire, les resserrer dans leur
bornes les plus étroites, pour n'en obtenir que des sons purs et
nourris. La nature, l'art et le goût ont dicté des lois à ce sujet,
on ne devrait jamais s'en écarter. " (De l'opéra en France,
1820). Mais lorsqu'il aspire à " des sons purs et nourris ",
l'auteur n'adresse-t-il pas, allusivement, une critique au mélange
des sons de poitrine et de fausset, à cet artifice que constitue la
voix mixte ? Une dizaine d'années plus tard, Gilbert Duprez mettra
un terme au clair-obscur baroque et lancera la mode du contre-ut de
poitrine, éclatant et " viril ".
La voix
mixte
Faute d'une voix naturellement longue et facile,
les meilleures hautes-contre devaient maîtriser le fameux passage
des registres grâce à la voix mixte. Rétrospectivement, les
témoignages concernant la voix de Nourrit le donnent à penser (V.
plus bas). Par contre, si elle ne possède pas cette technique, la
haute-contre préfère encore forcer sa voix, quitte à hurler, plutôt
que d'exposer son fausset, un timbre détestable aux oreilles
françaises (V. Faussets et hautes-contre féminines). Lecerf de la
Viéville reflète le goût majoritaire en France lorsqu'il interroge
ironiquement François Raguenet, conquis par les voix " nettes et
touchantes " des " incommodés " (Parallèle des Italiens et des
Français, 1702) : " Mais ne sembleroit-il pas que nous avons sur
nos Théâtres que des voix grosses et mâles ? Lorsqu'il faut remplir
les rôles d'Amans préférés, n'avons-nous ni hautes-contre ni
tailles, dont les voix sont aussi douces, aussi fléxibles [sic] et
aussi hautes qu'elles le doivent être, pour dire tendrement les
douceurs ? D'abord il est naturel et vraisemblable que tous les
hommes aient la voix mâle. Ainsi, quand les voix des Amoureux, des
premiers rôles, sont si perçantes et si en faucet [castrats], outre
que cela devient aigre aux oreilles et incommode pour les airs en
parties : cela a encore le défaut d'être trop féminin, trop
Damoiseau. " (Comparaison de la Musique Italienne et de la
Musique Françoise, 1705-6, je souligne la phrase-clé). Et pour
avoir l'air mâle, la haute-contre doit absolument éviter que le
passage en fausset s'entende.
Jélyotte et Legros étaient-ils
passés maîtres dans l'art de fusionner les registres ou la Nature
leur avait-elle offert un organe exceptionnel ? Joseph de Lalande
nous a laissé un témoignage précieux, mais délicat à interpréter
:
" J'ai dit que le tenore des Italiens étoit la
haute-contre des François ; du moins les tenori n'en différeroient
presque pas s'ils voulaient chanter sans faire les singes des
castrats, par la quantité de roulades et de broderies, qui
défigurent l'ouvrage des compositeurs. Le tenore va de ut à sol en
pleine voix, et jusqu'à re en falzetto [sic] ou fausset ; mais cela
n'est pas sans exception ; Babbi montoit jusqu'à ut en pleine voix,
de même que Caribaldi, jusqu'à l'âge de quarante-huit ans.
Amorevoli, qui étoit un peu plus ancien, alloit jusqu'à re. A Paris,
Geliot avoit la même étendue que Amorevoli, et Legros avait celle
des deux premiers ; ces qualités de voix, dans tous les pays, sont
très-rares ; Lainez va jusqu'au la forcé, Dufrenoy jusqu'au sol
forcé ; tous ceux qui ont succédé à Legros, sont obligés de crier
pour arriver au ton de la haute-contre, excepté Rousseau ; mais il a
le timbre plus petit. " (Voyage en Italie,
1786).
Trois choses semblent sûres : d'abord, Jélyotte et
Legros ne forçaient pas ; d'autre part, les hautes-contre ne
chantaient pas en fausset, elles n'isolaient pas ce registre ;
enfin, il se confirme que les successeurs de Jélyotte et Legros
éprouvaient de sérieuses difficultés à chanter dans la même
tessiture. Une lecture au pied de la lettre nous amène également à
conclure que les deux meilleures hautes-contre de leur temps
chantaient les notes les plus aigües avec leur registre de poitrine
(" en pleine voix " ). Mais si, en parlant de " pleine voix ",
Lalande traduisait ses impressions plutôt que la réalité ? S'il
était trompé par une voix naturellement homogène, égale et sonore du
grave à l'aigu, qu'il croit produite en registre de poitrine ? Nous
pourrions alors supposer, avec René Jacobs et Stéphane Van Dyck, que
Jélyotte et Legros maîtrisaient à la perfection la technique de la
voix mixte.
Les témoignages concernant la voix et la
technique d'Adolphe Nourrit (1802-1839) tendent à conforter cette
lecture. Le ténor dramatique Gilbert Duprez (1806-1896), qui
connaissait bien Nourrit, écrivait que " sa voix tenait de ce qu'on
appelait jadis la haute-contre, s'étendant très haut dans un
registre mixte. " (Souvenirs d'un chanteur, 1880). Rossini
lui avait écrit les rôles de Neocles (Le Siège de Corinthe),
du Comte Ory, d'Amenophis (Moise et Pharaon) et d'Arnold
(Guillaume Tell). Entre 1826 et 1836, Nourrit élargit son
répertoire avec Masaniello (La Muette de Portici d'Auber),
Robert et Raoul (Robert le Diable et Les Huguenots de
Meyerbeer) et Eleazar (La juive d'Halévy). Nous imaginons mal
un tenorino venir à bout de ces rôles dramatiques, affronter la
dynamique et la densité de l'orchestre rossinien ! À la fin de sa
vie, Nourrit essaya d'adopter la technique de la " voix sombrée "
ainsi nommée et développée par Duprez : mal lui en prit. " En
gagnant certaines qualités … j'en avais perdu d'autres essentielles
… J'espérais toujours qu'avec le temps je pourrais retrouver ces
nuances fines qui étaient le propre de mon talent, et cette variété
d'inflexions auxquelles j'avais dû renoncer pour me conformer aux
exigences du chant italien comme on l'entend aujourd'hui… Mon
ancienne voix n'était plus à ma disposition… ma voix mixte et ma
voix de tête avaient disparu. " (Lettre à Eugène Duverger, Naples,
13 octobre 1838, je souligne cette précision capitale). Nourrit fut
donc un des derniers représentants de cette voix de haute-contre,
jugée, selon Castil-Blaze, " claire et flûtée " par les nouvelles
générations et peu apte à exprimer les
passions.
La confusion entre haute-contre et
contre-ténor
Quand Alfred Deller a ressuscité le
contre-ténor en tant que soliste, sa voix a bien sûr fasciné, mais
aussi profondément troublé ses contemporains et suscité pas mal de
confusions et d'erreurs. Deller était un falsettiste : un baryton
qui, pour l'essentiel, utilisait son registre de fausset. Il
renouait avec la tradition, longtemps vivace en Angleterre, des countertenors. Le mot trouve son origine dans la partie de la
polyphonie apparue au XVe siècle à côté du tenor, mais
évoluant dans une tessiture plus aigüe : le contratenor altus.
Countertenor désignait donc cette partie nommée contralto en
italien, alt(us) en allemand et haute-contre en français. C'est
pourquoi, au XXe siècle, le mot countertenor a été
traduit par haute-contre . Mais s'ils désignent tous deux la partie
d'alto, en revanche, ils ne recouvrent pas exactement la même
tessiture et ne sont donc pas forcément interprétés par le même type
de voix. C'est évidemment ici que les choses se
corsent.
En réalité, l'ambitus du countertenor est
assez extensible et le mot désigne deux catégories vocales : tout
d'abord un ténor élevé (high tenor), comparable à la haute-contre,
que l'on pourrait qualifier de " contre-ténor grave ", qui dépasse
d'environ une tierce la tessiture du ténor. De William Turner
(1651-1759), dont la voix naturelle atteint le diapason du
countertenor, Burney dit " qu'il s'agit d'une circonstance si rare
que s'il travaille sa voix, celui qui la possède est sûr de trouver
un emploi. " Damascène et Bowcher (Boucher), lequel monte jusqu'au
do 4, sont des countertenors d'origine française, vraisemblablement
des hautes-contre. Mais le countertenor désigne aussi le
falsettiste, que l'on pourrait qualifier de " contre-ténor aigu ",
et dont la voix peut s'étendre jusqu'au fa 4 (David dans l'oratorio
Saül de Haendel, certains contre-ténors évoluent aujourd'hui
dans la tessiture du mezzo - David Daniels ou Flavio Oliver), mais
qui n'exclut pas l'usage du registre de poitrine pour les notes les
plus graves. Walter Powell remplaçait le castrat contralto Senesino
dans les productions de Haendel (Athalie ou Deborah).
Basse à la Chapelle royale, Purcell était aussi countertenor et
chanta l'air Tis Natures's voice (Ode à sainte Cécile) lors
de la fête de sainte Cécile en 1692. Haute-contre et countertenor ne
sont donc pas des synonymes parfaits. En somme, une haute-contre
était un countertenor, mais un countertenor n'était pas forcément
une haute-contre.
Bien que le terme countertenor ait été
traduit en français par contre-ténor (kontratenor en allemand,
controtenore en italien et contratenor en espagnol), ce néologisme
n'a pas empêché l'usage anarchique du mot haute-contre pour désigner
la plupart des émules d'Alfred Deller : de purs falsettistes comme
James Bowman, Paul Eswwood, Charles Brett ou des falsettistes qui
utilisent également leur registre de poitrine pour les notes graves
(René Jacobs, Jeffrey Gall, Derek Lee Ragin, etc.). En fait, les
termes haute-contre et contre-ténor sont employés indifféremment
pour désigner les falsettistes et les ténors hautes-contre. La
réapparition du falsettiste a tellement troublé mélomanes et
musiciens que Roland Mancini, dans un Larousse de la Musique,
explique correctement la différence entre un falsettiste et une
haute-contre, mais cite le même Alfred Deller comme parfait exemple
de l'une et l'autre voix ! D'autres ont enseigné que le terme
haute-contre désignait le falsettiste -croyant sans doute que
Rousseau évoquait le fausset lorsqu'il évoquait une voix forcée- et
le contre-ténor une voix de ténor, naturelle et très
aigüe…
Aujourd'hui encore, l'erreur est fréquente et
certains chanteurs entretiennent la confusion : Gérard Lesne, après
s'être fait appeler contralto, se nomme haute-contre et justifie
ainsi le choix de son répertoire (récemment des œuvres de
Charpentier) alors qu'il est un baryton falsettiste, contraint, dans
le répertoire de haute-contre, à multiplier les changements de
registre. Précisons encore qu'à l'instar du mot contre-ténor, le mot
haute-contre est aussi employé abusivement pour désigner les
sopranistes. Ceux-ci n'ont bien sûr rien à voir avec les ténors
hautes-contres : il s'agit, la plupart du temps, de falsettistes
dont le fausset est exceptionnellement étendu et se déploie dans la
tessiture du soprano et, beaucoup plus rarement, de sopranos qui
n'ont pas -ou presque pas- mué (par exemple suite à un déficit
hormonal nommé syndrome de Morcier-Kallman) ; en aucun cas, il ne
s'agit de castrats, ceux-ci ont fort heureusement disparu
!
Faussets et hautes-contres
féminines
L'emploi précoce du mot falsettiste, calque
moderne de l'italien, aurait évité bien des problèmes, à commencer
par des erreurs de distribution. En revanche, la confusion était
impossible aux XVIIe et XVIIIe siècles : les
falsettistes sont très peu prisés en France. Bénigne de Bacilly
[Remarques curieuses sur l'art de bien chanter (1679)] relate
que " ceux qui ont la voix naturelle méprisent les voix de fausset,
comme fausses et glapissantes ; et ceux-cy tiennent que la fin du
chant paroist bien plus dans une voix de taille naturelle, qui pour
l'ordinaire n'a pas tant d'éclat, bien qu'elle ait de justesse ".
L'auteur confirme certains griefs : " les voix de fausset […] ont de
l'aigreur et manquent souvent de justesse, à moins que d'estre si
bien cultivées qu'elles semblent estre passées en nature ", mais,
fait rare, concède aux falsettistes certains avantages : " […] si
l'on y faisoit bien réflexion, on remarqueroit qu'ils doivent tout
ce qu'ils ont de particulier dans la manière de chanter à leur voix
ainsi élevée en fausset, qui fait paroistre certains ports de voix,
certains intervalles, et autres charmes du chant tout autrement que
dans la voix de taille. " Toutefois, malgré son goût pour
l'exagération, Rousseau se fait l'écho d'une opinion majoritaire
lorsqu'il écrit que le fausset est " le plus désagréable de tous les
timbres de la voix humaine " (Dictionnaire de musique,
1768).
Appelés faussets ou dessus muets/és, les
falsettistes ne chantent guère que le dessus (soprano) à la Chapelle
Royale, où ils soutiennent les voix des pages : " Sous le règne de
Louis XIV et Louis XV, on leur a adjoint quelquefois des personnes
qui chantaient le fausset, mais très peu. Cela est un très mauvaise
usage et les Italiens valent mieux parce que les voix de fausset ne
sont ni agréables ni si durables que les leurs. " . Les Italiens en
question sont bien sûr les castrats, que les Italiens qualifient
paradoxalement de " falsettistes naturels " par opposition aux "
falsettistes artificiels ", les falsettistes ou contre-ténors. Nous
avons sans doute du mal à comprendre qu'on puisse mélanger ainsi des
voix de garçons, de falsettistes et de castrats au sein d'un même
pupitre, mais la notion de " pureté de timbre " n'existait pas à
l'époque. Autant dire que les falsettistes ne se produisaient jamais
à l'opéra où le registre de fausset n'était employé que de manière
exceptionnelle, dans un but comique, pour contrefaire la voix de
femme.
Si un falsettiste ne pouvait pas être confondu
avec une haute-contre, en revanche, certaines chanteuses portaient
ce nom. Charpentier destinait ses Leçons de Ténèbres aux religieuses
de l'Abbaye-aux-Bois : " Mère Ste Cécile, dessus, Mère Camille,
bas-dessus, et Mère Desnos, haute-contre ", sans doute un vrai
contralto. De même, en Angleterre, Mrs Turner-Robinson, créatrice du
rôle de Daniel dans l'oratorio Belshazzar de Haendel (1745),
est appelée countertenor, ce qui prouve que ces termes désignaient
avant tout une tessiture plutôt qu'un type de voix bien précis.
Jérôme-Joseph de Momigny, théoricien et compositeur belge, rapporte
une anecdote fort curieuse (Encyclopédie méthodique de Framery et
Guinguené, Paris, Panckoucke, 1791) : " Il existe quelques
hautes-contre en voix de femme qui n'ont pas la rondeur des
bas-dessus [mezzo], mais une force bien supérieure, avec un timbre
qui est celui de la vraie haute-contre [sic]. J'ai connu une dame
religieuse qui, avec une telle voix, en couvrait facilement trente
autres, et se faisait entendre à une distance extraordinaire. "
Voilà qui laisse rêveur…
Bernard
Schreuders
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