Rechercher
- Newsletter
-
Qui sommes-nous ?
-
Espace Presse - FAQ
-
Contacts -
Liens
- |
mise à jour 6 janvier 2014
|
Tous les Crépuscules du Monde
© Gallimard En respectueux hommage à Pascal Quignard et à son roman Tous les Matins du Monde - dont l'adaptation cinématographique d'Alain Corneau a été pour beaucoup une révélation - voici un court extrait d'un supposé manuscrit inédit non publié sur Lully. Tous les crépuscules du monde débouchent sur une aurore. L'air était frais, le temps lourd des gouttelettes accumulées dans les nuages. Drapé dans un grand manteau, le Surintendant descendit les quelques marches et s'assit sur une margelle du Parterre d'Eau. La pierre était froide et dure. Il fit émerger sa main des manchettes de dentelles, et trempa l'extrémité de son doigt dans l'eau immobile, faisant naître des cercles. Un garde suisse s'approcha. Il reconnut le musicien tout-puissant et le trouva soudain vieilli. Le soldat s'éloigna vers le confort de sa guérite, laissant Lully regarder l'air absent la perspective vers le Grand Canal. Le Roi n'avait pas même assisté à sa dernière tragédie en musique : Armide. Pourtant, le musicien y avait mis tout son art. Au-delà de la grande Passacaille finale, il avait donné un nouveau souffle à l'orchestre, osé quelques harmonies audacieuses. Surtout, il étais las de ces dieux invincibles et le prétexte littéraire cédait encore plus la place à l'âme humaine, à ses désirs inassouvis et à ses déceptions. "Quinault ferait-il du Racine ?" pensa t-il en souriant. Il retira sa main du bassin. Elle était poisseuse et gelée. Il se leva avec lourdeur, respira lentement. La froidure agressait sa peau, sous l'épaisse couche de fard. Il se dirigea vers les Cent-Marches, et descendit lentement les degrés de droite. A cette heure matinale, l'endroit était désert. Il pensa à sa femme, Madeleine, qu'il avait tant fait souffrir, tout en la couvrant d'égards. Etait-ce sa faute si ces penchants naturels ne lui indiquaient pas ce chemin-là ? Et son beau-père, Michel, si habile professeur, discret, aimable. Il avaient été amis depuis leur rencontre chez la Grande Mademoiselle, le respecté compositeur d'air de cour et de leçons de ténèbres, et le désormais redouté compositeur d'opéra... Opera. Le mot même lui rappela la lumière d'Italie, ses origines modestes. Fils de meunier. Il avait bien prétendu le contraire, argué d'une petite noblesse. Et quoi, n'était-il pas à présent Monsieur de Lully, écuyer, conseiller, secrétaire du Roy ? La charge lui avait coûté quelques écus. Il ne les regrettaient pas. Son père Lorenzo aurait été fier de lui. Oui, il avait été vaniteux, imbu de sa gloire, ivre de la puissance que le Prince lui avait accordé. C'était avant le temps de la vieille dévote à qui la musique profane ne plaisait guère, les machines et les ors encore moins... Pourtant, quel art total il avait créé de toutes pièces : chœurs, danses, ritournelles, airs et récitatifs se fondaient en une sorte de grandiose ensemble dont il était difficile de séparer les parties tant elles étaient intimement liées. Lui, l'Italien qui avait eu tant de mal à se défaire de sa pointe d'accent, avait donné naissance à la musique française. Lully esquissa avec lenteur un pas de danse, devant la pièce d'eau que les Suisses s'étaient acharnés à creuser au cours d'une épique bataille contre les épidémies. Autrefois, il avait été le meilleur danseur de la cour, aux côtés du jeune roi. Il chantonna une chaconne, celle d'Amadis, puis un petit air d'Alceste. "A quoi bon tant de raison dans le bel âge, à quoi bon tant de raison hors de saison". Il aimait les vers de ce brave Quinault, son éternel complice. Léger quand il le fallait, facile à mettre en musique tout en respectant la prosodie, capable de donner la vraie mesure de son talent si on lui laissait la place de l'exprimer... c'est-à-dire rarement. Hélas, une trop longue suite d'alexandrins classiques ne se chantait pas bien. Il se sentit à la fois fier, et las. Le soleil se levait avec timidité. Ses rayons posèrent lentement leur regard nacré sur l'onde, faisant miroiter les vaguelettes, repeignant les façades d'ocre clair, réveillant les statues de marbre ou de bronze. Au loin, des bruits s'amplifiaient. La vie reprenait son cours après le repos bleuté de la nuit. Peut-être ses laquais s'agitaient-ils là-haut. Alors, Lully rajusta sa cape sur son épaule, repris sa canne d'ébène, et se décida à rentrer.
Viet-Linh NGUYEN
|
Affichage recommandé : 1280 x 800 Muse Baroque, le magazine de la musique baroque tous droits réservés, 2003-2014
|