Rechercher Newsletter  - Qui sommes-nous ? - Espace Presse - FAQ - Contacts - Liens -   - Bookmark and Share

 

mise à jour

6 janvier 2014

Editorial

Brèves

Numéro du mois

Agenda

Critiques CDs

Critiques concerts

Interviews

Chroniques 

Tribune

Articles & Essais

Documents

Partitions

Bibliographie

Glossaire

Quizz

 

 

 

"Schauet doch und sehet"

A propos des problèmes de vue de Jean-Sébastien Bach

Elias Gottlaub Haussmann, Portrait de Jean-Sébastien Bach, 1748. - D.R.

 

Terrassés par la lecture des notes de programme de CDs rédigés en police 3,5 Book Antiqua, nous étions tantôt chez notre oculiste, lorsque, dans une salle d'attente bondée et dont la seule ravissante patiente refusait de nous accorder l'aumône d'un regard, nous tombâmes - non de notre fauteuil de style Louis XVI à la tapisserie florale fanée - mais sur un obscur journal Valentin Haüy dont le nom prêtait au sourire. Et puis, plutôt que d'entreprendre un test de Marie-Claire ou un horoscope du Télé Z, nous pensâmes que ce Valentin n'était pas des plus déplaisant. Quelle ne fut pas notre surprise d'y voir figurer un - bref - article de Gilles Cantagrel sur... la cécité de Bach. Et ce fil amenant à une pelote - dont vous trouverez une bibliographie indicative en bas de page - nous avons voulu faire profiter nos lecteurs d'un aperçu de ce charlatan meurtrier qu'était le soi-disant Dr. John Taylor.

horizontal rule

Perte de vue de Bach vers 1749

Bach eu sans doute dès sa jeunesse des problèmes de myopie que C.P.E. Bach et J.-F. Agricola rapportent dans sa Nécrologie. Outre l'épisode d'enfance où il recopie à la lueur de la lune le livre d'œuvres pour clavier que son frère lui refuse :

"Le livre se trouvait dans une armoire simplement fermée de portes grillagées. Comme ses petites mains pouvaient passer par ce grillage et, comme le livre n'était relié que d'une feuille de papier, il put le rouler et le sortir, et il le recopia à la lueur de la lune, car il ne disposait pas même d'une chandelle".

il est explicitement fait mention de

"sa vue, faible de nature, mais qui fut encore affaiblie par le zèle qu'il apportait à son étude et qui lui faisait passer, surtout dans sa jeunesse, des nuits entières".

Bach perd la vue en 1749, probablement du fait d'une cataracte, ce que montre la dégradation de son écriture repérable sur les documents manuscrits, notamment une attestation à son élève Johann Nathanael Bammler. Selon G. Cantagrel, à compter du milieu de l'année, le Cantor ne peut plus écrire la musique et le recueil de chorals pour orgue dit Autographe de Leipzig est ainsi complété par d'autres.

 

 

Attestation de Bach à Bammler du 12 avril 1749

 

La cataracte et son traitement à l'époque

Des interventions en vue de guérir la cataracte ont été tentée depuis l'Antiquité, et deux articles du code d'Hammourabi pourraient laisser penser que des opérations par abaissement étaient déjà pratiquées en Mésopotamie, bien que l'interprétation du terme "nakaptu" demeure controversée.

Article 215 du code d'Hammourabi

"Si un médecin, traitant un homme libre pour une grave affection au moyen du bistouri, réussit à le guérir, ou bien si, en ouvrant le nakaptu au moyen d'un bistouri, il lui guérit son œil, il recevra dix sicles d'argent ".

Article 218

"Si un médecin, traitant un homme libre pour une grave affection au moyen du bistouri, provoque la mort de cet homme, ou bien si, en ouvrant le nakaptu au moyen du bistouri, il lui fait perdre son œil, on coupera la main du médecin ".

Le terme "cataracte" vient de la traduction latine du terme "déluge d'eau", nom par lequel les arabes appelaient cette mauvaise vision. Jusqu'au XIXème siècle, l'opération traditionnelle pratiquée, et qui fut celle que subit Bach, fut celle de l'abaissement du cristallin déjà décrite par le romain Aulus Cornelius Celsus du temps de Néron. Il s'agit de faire basculer dans le corps vitré le cristallin devenu blanc et opaque par le biais de l'introduction - sans anesthésie - d'instruments pointus, le plus souvent une aiguille. L'aiguille à cataracte était décrite comme l' "instrument usité pour opérer la dépression ou le broiement du cristallin devenu opaque. Autrefois, cette aiguille était composée d'une tige déliée et conique d'argent ou d'or, et disposée de manière à pouvoir être vissée, quand ion voulait en faire usage, sur un manche octogone et creux qui lui servait ensuite d'étui" (Louis Jacques Bégin, Dictionnaire des termes de médecine et chirurgie, Paris, 1823). Au Moyen-âge, les Arabes utilisaient des aiguilles creuses pour aspirer les débris de cristallin. Au XVIème siècle, le provençal Pierre Franco (1505-1578), en outre créateur de la taille hypogastrique (et de la cure chirurgicale des hernies avec conservation du testicule) théorise avec soin cette opération, et se trouve souvent décrit comme le père de l'opération moderne de la cataracte, quand bien même il ne fait que continuer la pratique ancestrale de l'abaissement par aiguille.

"Si j'étais place devant le choix de renoncer soit à l'exercice de cette partie, soit tout le reste de la chirurgie que m'a donné Dieu, je préfèrerais renoncer au reste, tant je connais  l'opération de la cataracte comme étant une œuvre extraordinaire ne présentant guère de difficultés presque sans douleur et d'une grande importance" (Pierre Franco).

Schéma de l'oeil © CHU de Poitiers

Ce n'est qu'en 1708 que, suite aux travaux de Pierre Brisseau er Antoine Maitre-Jean, l'Académie de médecine accepte l'explication selon laquelle la cataracte est due à l'opacification du cristallin (et non une ombre ou une membrane gâchant la vue). A compter de 1750, Jacques Daviel pratique l'accouchement du cristallin, c'est-à-dire son extraction. Le seul traitement actuel permettant réellement de guérir de la cataracte est une opération chirurgicale consistant à retirer le cristallin mais à le remplacer par un implant intra-oculaire artificiel.

 

L'opération du "docteur" Taylor et ses conséquences funestes

"My Taylor is rich" © Wikimedia Commons

"But to proceed, I have seen a vast variety of singular animals, such as dromedaries, camels, &c and particularly at Leipsick, where a celebrated master of music, who had already arrived to his 88th year, received his sight by my hands; it is with this very man that the famous Handel was first educated, and with whom I once thought to have had the same success, having all circumstances in his favour, motions of the pupil, light, &c but upon drawing the curtain, we found the bottom defective, from a paralytic disorder."

 

("Je dirai pour continuer que j'ai vu une grande foule d'animaux étonnants tels que des dromadaires et des chameaux, en particulier à Leipzig, où je rendis la vue à un musicien célèbre qui avait déjà atteint sa 88ème année [Bach n'avait que 64 ans]. C'est cet homme avec lequel fut tout d'abord élevé le célèbre Haendel. J'espérai obtenir le même succès avec ce dernier, car toutes les circonstances étaient favorables, comme la mobilité de la pupille, action de la lumière, &c. Un examen plus approfondi révéla cependant qu'un coup de sang avait détruit l'œil") Traduction et note G. Cantagrel.

TAYLOR, J., The History of the Travels and Adventures of the Chevalier John Taylor, Ophthalmiater. Written by Himself, London, 1761

Pour en revenir à Leipzig et à Bach, le destin voulut que se présenta à Leipzig le "chevalier" John Taylor, "Ophthalmiater Royal", usurpant aussi allégrement ses titres que ses qualifications et se vantant chirurgien oculiste personnel du Roi d'Angleterre, du Pape et d'autres têtes couronnées. Célèbres pour ses frasques féminines autant que pour son incompétence, John Taylor, après avoir accéléré la cécité de Haendel, s'attaqua à Bach, prononçant des conférences publiques à travers l'Europe vendant ses talents à la descente de son carrosse orné d'images de yeux et de la devise "qui dat videre dat vivere"... Samuel Johnson disait qu'il était "an instance of how far impudence will carry ignorance" ("un exemple du point où l'impudence peut porter l'ignorance").

Toutefois, il semblerait quand même que celui que nous aimerions vilipender gaiement du nom de dangereux charlatan ait aussi été un savant, quoiqu'il nous peine de l'admettre. En effet, après des études en Angleterre, Taylor suivit des cours de Hermann Boerhaave aux Pays-Bas, et l'art de l'abaissement du cristallin auprès du Français Jean-Louis Petit. Il décrit aussi parmi les premiers le kératocône, maladie dégénérative qui se traduit par une perte de la sphéricité de la cornée qui prend la forme d'un cône, et se montre pionnier dans l'approche du strabisme. Le portrait de Taylor, de même que son décès vers 1772 (ou 1770 à Rome selon Burney), demeure donc pétri de contradictions et bien mystérieux.

Opération de la cataracte, extrait de Johann Philipp Schnitzlein, Dissertation (1750)

Bach fut opéré à deux reprises par Taylor, d'abord entre le 28 et le 31 mars 1750, puis entre le 5 et le 7 avril. Selon la pratique de l'époque, Bach fut sans doute assis et maintenu par un assistant en l'absence d'anesthésie. Taylor utilisait une spatula afin d'appuyer sur la paupière supérieure afin de presser les nerfs et de parvenir à réduire a douleur au prix de dommages aux nerfs. Taylor préférait aussi opérer principalement l'œil gauche au détriment du droit car... il était droitier. En outre, il couvrait les incisions pratiquées par des bandages, ce qui augmentait le risque d'infections. Les patients avaient le droit de les retirer 5 à 6 jours après l'opération, une fois le "docteur" hors de portée.

La première opération fut conforme à la pratique de l'abaissement du cristallin telle que décrite plus haut et sur la gravure de Schnitzlein, mais ne s'avéra pas suffisante en dépit d'une amélioration (il faut cependant prendre cette assertion avec prudence, car la "guérison" de Bach - relayée par les journaux locaux tels le Vossische Zeitung ou le Berlinische Privil. Zeitung  - peut n'être que le fruit des talents de communicant de Taylor). La seconde rendit Bach totalement aveugle et souffrant. On ne sait pas si les deux yeux furent opérés séparément ou non, quel traitement fut prescrit (laxatifs, mercure, collyres de sang de pigeon, sucre pulvérisé, sel...) et quelles complications survinrent (glaucome, hémorragies, détachement de la rétine...) menant le Cantor au trépas.  Enfin, Bach est censé avoir retrouvé la vision 10 jours avant son décès, ce que les praticiens mettent en doute, arguant une possible hallucination visuelle (cf. l'excellent article de RH Zegers cité en bibliographie).

Laissons donc le triste et dernier mot à son fils qui nous conte la fin tragique de ce grand compositeur :

"Mû en partie par le désir de servir Dieu et son prochain des forces toujours vives de son âme et de son corps, en partie par les conseils de certains de ses amis qui avaient grande confiance en un médecin des yeux qui venait alors d'arriver à Leipzig, il [Bach] voulut remédier à cette maladie [des yeux] par une opération. Non seulement il ne recouvra pas la vue, mais son corps, par ailleurs encore si sain, fut complètement perdu par là-même,, par certains médicament néfastes qui furent ajoutés et diverses autres choses, si bien que la maladie ne le quitta presque jamais ensuite pendant six mois entiers. Dix jours avant sa mort, l'état de ses yeux sembla soudain s'améliorer, si bien qu'au matin, il put voir très bien et supporter la lumière. Quelques heure plus tard, cependant, il fut frappé d'un coup de sang, suivi d'une forte fièvre à la suite de laquelle il s'en fut paisiblement, malgré tous les soins possibles de deux des médecins les plus habiles de Leipzig, le 28 août 1750, à neuf heure un quart du soir, dans la soixante-neuvième année de son âge".

C.P.E. Bach et J.-F. Agricola, Nécrologie de Johann Sebastian Bach (trad. G. Cantagrel)

Viet-Linh Nguyen

Bibliographie

(Les pdf fournis sont ceux d'articles difficiles à se procurer et sont mis à disposition uniquement dans un but informatif. Ils peuvent être immédiatement retirés sur demande de leurs auteurs.)

Blanchard DL., George Handel and his blindness, Doc Ophthalmol. 1999;99(3):247-58.

Breitenfeld T., The eyes and brain of Johann Sebastian Bach., Arch Ophthalmol. 2006 Oct;124(10):1510.

Cantagrel G.,La Cécité de Bach, Actualités Valentin Haüy, n°84, 4ème trimestre 2006

Cantagrel G., Bach en son temps, Fayard, 1982.

Dolezalová V., George Friedrich Handel and his blindness, 23 February 1685 to 14 April 1759, Cesk Slov Oftalmol. 2001 May;57(3):214-6. Czech.

Dolezalová V., Johann Sebastian Bach and his blindness on the 250th anniversary of the artist's death, Cesk Slov Oftalmol. 2001 Jan;57(1):68-71. Czech.

Feibel RM.,The eyes of Handel, Arch Ophthalmol. 2006 Dec;124(12):1801.

Frosch WA., The "case" of George Frideric Handel, N Engl J Med. 1989 Sep 14;321(11):765-9.

Hirschberg J., Handbuch der Augenheilkunde: Graefe-Saemisch: Geschichte der Augenheilkunde, Vol XIV. Leipzig, Germany: Verlag von Wilhelm Engelmann; 1911. Deutsch.

Jackson DM., Bach, Handel, and the Chevalier Taylor, Med Hist. 1968 Oct;12(4):385-93. (pdf disponible ici)

Lindeboom GA., Johann Sebastian Bach's eye operation and his surgeon Sir John Taylor, Ned Tijdschr Geneeskd. 1985 Dec 21;129(51):2458-62. Dutch.

Malina J., The care of Bach and Handel with a knight-errant, Lege Artis Med. 1998 Dec;8(12):916-9. Hungarian.

Ober WB., Bach, Handel, and "Chevalier" John Taylor, M.D., ophthalmiater, N Y State J Med. 1969 Jun 15;69(12):1797-807.

Syndicat National des Ophtalmologistes de France, L'Ophtalmologie de la Mésopotamie ancienne www.snof.org/histoire/sumer.html

Syndicat National des Ophtalmologistes de France, Histoire de l'Opération de la cataracte www.snof.org/histoire/histcat.html

Zegers RH., The eyes of Johann Sebastian Bach, Arch Ophthalmol. 2005 Oct;123(10):1427-30. http://archopht.ama-assn.org/cgi/content/full/123/10/1427 (pdf disponible ici)

Zegers R., The eyes, brain, and bones of Johann Sebastian Bach, Arch Ophthalmol. 2007 Apr;125(4):581.

 

 

 

Affichage recommandé : 1280 x 800

Muse Baroque, le magazine de la musique baroque

tous droits réservés, 2003-2014