“Qui n’aime point le vin, les femmes ni les chants, restera un sot toute sa vie durant”
(Martin Luther)

Hélène Schmitt © Jean-Baptiste Millot / site officiel de l’artiste
Une soirée avec Luther
Propos de table et autres textes
Nicola Matteis (vers 1650-1713), Passagio Rotto
Lettre de Martin Luther à son père
Johann Sebastian Bach, Double de l’Allemande de la 1ère Partita en si mineur BWV 1002
Le meunier et le vigneron, la bière de Torgau, le monde est vaste et grand.
J-S Bach, Double de la Bourrée de la 1ère Partita en si mineur.
Bestiaire, l’Oiseau et son souper, le cygne, le serpent, le don de la parole
J-S Bach, Andante de la 2ème Partita en la mineur BWV 1003, 1ère partie
Unité et puissance de la musique
Georg Philipp Telemann (1681-1767), Siciliano 9ème Fantaisie en si mineur
Des Comédies
King Cybèle
De la peinture de Saint-Christophe
Nicola Matteis, Fantasia, 1ère partie
Les Livres et la Bible
Nicola Matteis, Fantasia, 2ème partie
Fâcheuses pensées
Henry Purcell (1659-1695), Prélude
Melancholia
Reprise Purcell
Florentine Mulsant, Chant, 1ère partie, issue de la Suite pour violon seul, opus 50.
Dietrich Bonhoeffer, Qui suis-je ?
Florentine Mulsant, Chant, suite et fin
Dietrich Bonhoeffer, Voix nocturne
Didier Sandre, récitant
Hélène Schmitt, violon
Eglise Protestante des Billettes, Paris, 23 septembre 2025
D’abord les retrouvailles avec un lieu ! Non que la façade de l’église des Billettes, édifiée selon un projet conçu par Jacques Hardoin-Mansart de Sagonne[1] (1711-1778) entre 1754 et 1758, ait disparu du paysage du bas de la rue des Archives, mais plusieurs campagnes de travaux de restauration ont ces dernières années rendu son usage de lieu de culture et de représentations artistiques plus que confidentiel. C’est donc aussi pour le plaisir du lieu, pour le charme de sa voûte et de ses galeries, pour l’intimité de son cloître[2] que nous pénétrons dans l’église des Billettes, temple luthérien depuis la période révolutionnaire avec quelques intermittences dues aux vicissitudes de l’histoire.
C’est Martin Luther qui convie ce soir, pour un programme tout en hybridation, invitant à un entremêlement entre lectures de textes du théologien allemand, ponctuées par l’exécution de pièces de violon, essentiellement de Bach. Un Jean-Sébastien Bach issu d’un milieu luthérien et souvent qualifié de tel, que ce soit avec une connotation méliorative pour souligner la rigueur de son écriture musicale, l’ascèse de ses compositions, où une pointe de sarcasme quant il s’agit de sous tendre à cet adjectif une idée de rigorisme un peu ennuyeux, alors même que le consistoire de Leipzig lui reprochait justement sa musique trop luxuriante à Saint Thomas !
Cette alliance entre le théologien et le compositeur est apparue comme une évidence ce soir, si bien servie par deux doctes passeurs de mots et de notes. Espérons que ce duo de circonstance, d’un éphémère instantané, pourra se reformer. D’un côté, voici Didier Sandre en récitant, souvent vu dans les productions de la Comédie-Française où sa présence, sa diction, la pénétrance de son regard illuminent bien des mises en scènes, dont dernièrement celle du Soulier de Satin de Paul Claudel (mise en scène de Eric Ruf), donnée salle Richelieu et dans la cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon, où l’acteur se produisit déjà, dans cette même pièce, …en 1987. Et Hélène Schmitt au violon [3] , venant poser son archet sur les notes de Jean-Sébastien Bach. Hélène Schmitt que nous ne présentons plus, dont les enregistrements, intenses, maîtrisés et à l’élégiaque archet ont souvent été loués dans ces pages, encore dernièrement pour sa gravure du Quatrième livre des Sonates pour violon et basse continue de Jean-Marie Leclair (Aeolus), poursuivant une carrière dédiée à Bach, à ses contemporains, mais aussi à la redécouverte des compositeurs pour violon antérieurs à Bach (Biber, Schmelzer notamment, à qui elle consacra plusieurs enregistrements). L’exploration d’un pan de la musique pour violon dont la redécouverte devient ces dernières années un quasi passage obligé pour nombre d’artistes, mais dont il faut bien reconnaître qu’elle fut l’une des précurseurs.

Didier Sandre © Brigitte Enguérand / Comédie Française
Par où commencer dans la narration d’une soirée qui étagera savamment textes théologiques ou correspondance intimes et passages musicaux, posés non comme des interludes, mais comme des respirations, des invitations à la réflexion ? Didier Sandre est un narrateur, un lecteur, un récitant dont on ne se lasse pas. Une voix, oui, mais pas seulement. Un art un peu à l’ancienne, une précision dans le rythme, une noblesse dans la diction qui rendent sa lecture naturelle, audible, jamais ennuyeuse. Il y a dans sa manière de nous conter les mots de Luther à la fois le goût et l’intelligence de la phrase venant d’être prononcée et l’attention déjà portée à celle qui va suivre, comme un lien, un fil, une suite dans la pensée. On redécouvre Martin Luther dont nous apprécierons au fil des passages lus, le naturel de la pensée, son évidence, comme dans cette Lettre à son père, familière et intime, mais aussi réflexion reflétant une pensée très structurée sur l’engagement et la contrainte. Un corpus de textes, issus de différentes œuvres du théologien protestant où s’exprime une plume simple, directe, une pensée à la fois construite et accessible, et une réflexion morale d’où découle une ascèse personnelle, une éthique universelle. Une pensée sachant aussi se lover dans la parabole, l’exemple parlant, comme dans Le meunier et le vigneron, ou La bière de Torgau. Une franchise, une pensée vive comme un trait d’arbalète non dénuée d’humour qui donnera envie à chacun d’explorer plus en avant les écrits du théologien, qui sait au passage se faire plus théorique, et tout aussi pertinent dans son Utilité et puissance de la musique.
Parlons-en de musique, de celles qui accompagnes ces textes. Déjà pour dire que la voute dix-huitième de l’église des Billettes rend superbement hommage à la voix de Didier Sandre, mais avec encore plus de majesté au violon d’Hélène Schmitt. Nous retrouvons sur ces quelques œuvres la longueur d’archet, l’intensité déployée, la capacité à caresser son instrument, l’audace allant sur la crête d’une note. Pas de démonstration de fougue ce soir, de pyrotechnie virtuose, les œuvres ne s’y prêtent pas (Schmelzer restera au placard et seule la Sicilienne tirée de la 9ème Fantaisie en si mineur est l’occasion de quelques mesurées démonstration d’alacrité). Reste la puissante intériorité, les affects précis et ordonnés des trois extraits exécutés de la 1ère et de la 2ème Partitas de Jean-Sébastien Bach, si familiers à la musicienne qu’elle nous en restitue l’essence de l’expressivité, une intériorité au timbre grainé de toute beauté. Une expressivité de l’instrument qui se retrouve également dans les quelques détours que s’autorise la violoniste vers d’autres compositeurs, que ce soit Matteis pour un introductif Passagio Rotto et une Fantasia plus tardive, compositeur à qui elle consacra un album entier (Ayrs for the violin, chez Alpha) ou encore, après un petit détour par un Prélude de Purcell, chez la bien plus contemporaine Florentine Mulsant (née en 1962) qui dédia plusieurs de ses œuvres à la violoniste.
Ce fut une soirée comme un vagabondage entre textes et musiques, une invitation à l’élévation spirituelle, à la contemplation et à la réflexion par deux interprètes investis.
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] Petit-Fils de Jules Hardoin-Mansart (1646-1708), lui-même petit-neveu de François Mansart (1598-1666). Les curieux de l’architecture et de l’urbanisme parisien s’intéresseront par ailleurs aux différentes étapes, par bien des aspects rocambolesques, de l’édification de l’église actuelle.
[2] Seul cloître médiéval existant encore à Paris intra-muros, et jouxtant l’édifice actuel.
[3] Nous invitons également nos lecteurs à se replonger dans l’entretien qu’elle nous avait accordé en 2012, en toute simplicité et presque au débotté, lors du festival d’Arques-la-Bataille.
Étiquettes : Georg Philipp Telemann, Jean-Sébastien Bach, Matteis, Mulsant Florentine, Pierre-Damien Houville, Purcell, Sandre Didier, Schmitt Hélène Dernière modification: 6 octobre 2025