Rédigé par 23 h 02 min CDs & DVDs, Critiques

Amours très sages (Charlotte Ruby, Le Concerto d’Amour, Des Ténèbres à la Lumière – Continuo Classics)

Voyage des Ténèbres à la Lumière
Le Concerto d’Amour, Sonates et cantates baroques,

Johann Valentin Meder (1649-1719) : Trio-chaconne pour deux dessus et continuo
Antonio Caldera (1670-1736) : Aria Non v’è pena ne l’amore, cantate n°6
Henry du Mont (1610-1684) : Allemande 3 et Symphonie 9
Hector Joseph Fiocco (1703-1741) : Première Lamentation [pour le Jeudi Saint] pour soprano, deux violoncelles concertant et basse continue
Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Trio-Sonate en la mineur pour flûte traversière, viole de gambe et clavecin
Antonio Vivaldi (1678-1741) : Cantate All ombra di sospetto pour soprano, flûte ou violon et basse continue
Théodore Schwartzkopff (1659-1732) : Sonate pour viole, violoncelle et basse continue

Charlotte Ruby, soprano
Isabelle Quellier, pardessus de viole d’amour, viole de gambe
Jean-Pierre Nouhaud, violoncelle d’amour
Marie Nouhaud, violone d’amour
Benoît Fallai, théorbe

 1 CD Continuo Classics, collection Musica Angelica, enr. 2020, 58′

Voici un disque tout entier consacré à l’interprétation sur instruments d’amour, à savoir pardessus de viole d’amour, viole de gambe, violone d’amour et violoncelle d’amour. Ce postulat de départ est pour le moins séduisant, la pratique des instruments d’amour, particulièrement pour les instruments à cordes frottées, connaissant une véritable vogue dans la musique baroque de la fin du dix-septième siècle et surtout dans la première moitié du dix-huitième siècle. 

Antonio Vivaldi composa notamment huit concerti pour viole d’amour et le grand Jean-Sébastien Bach en utilise deux dans l’aria n°19 de sa Passion selon Saint-Jean. Au-delà, de nombreuses œuvres pour cordes furent souvent adaptées et jouées pour instruments à cordes sympathiques, avant que vogue ne lasse et que cette pratique ne tombe en désuétude durant plus d’un siècle, connaissant un regain d’intérêt au début du vingtième siècle, sous la houlette de Henri Casadesus (1879-1947), compositeur, chef d’orchestre, mais surtout un pionnier d’une première exploration du répertoire baroque et des anciennes pratiques instrumentales, se risquant même à composer quelques faux en la matière avec d’autres membres de sa fratrie (Marius Casadesus notamment), mais ceci est un autre sujet.

Rappelons tout de même rapidement le principe. Un instrument dit d’amour, consiste en l’ajout en dessous des cordes parcourues par l’archet de plusieurs autres cordes dites « sympathiques » (non touchées par l’archet), qui entrent en résonnance lors du frottement des cordes supérieures. Ces cordes métalliques, le plus généralement en acier ou en cuivre, entrent en résonnance « per consensum » (par consentement) avec les cordes supérieures, produisant des harmonies multipliées et élargies, un halo sonore très spécifique. Une profondeur sonore, un effet de réverbération lointain ancêtre des expérimentations sonores d’un Phil Spector avec son Wall of Sound dans la musique électronique des années 1960. La comparaison peut paraitre audacieuse, mais n’oublions pas que ce sont les anglais qui poussèrent l’expérience à la limite de la démesure, ajoutant jusqu’à vingt-quatre cordes sympathiques à certaines violes, qui prirent le nom de viola all’inglese.

Fondé en 2010 par Jean-Pierre & Marie Nouhaud, le Concerto d’Amour, ensemble qui nous vient du Limousin s’attache à faire revivre le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècle sur instruments d’amour, au travers d’instruments dont ils ont eux même suivi la facture ou la transformation. Voici leur premier enregistrement regroupant sonates et cantates d’un large spectre de compositeurs issus pour la majorité de la première moitié du siècle des Lumières. Le Lacrymae Consort de Philippe Foulon nous a d’ailleurs gratifié d’enregistrements de référence sur ce type d’instruments, et il faut être indulgent avec cette formation à l’enthousiasme communicatif mais encore verte, et qui s’en tire souvent mieux dans les pièces instrumentales.

Le trio-chaconne pour deux dessus et continuo de Johann Valentin Meder (1649-1719) ouvre le programme. Originaire des régions germaniques de Thuringe et qui termina sa vie à Riga, l’œuvre de Meder est l’occasion de s’acclimater avec le timbre si particulier des instruments d’amour, dont les longues et amples résonnances produisent une palette chromatique riche qui emplit harmonieusement la chapelle des Comtes de la Marche à Guéret dans laquelle le disque a été enregistré. Les sonorités, plus métalliques et avec un véritable effet de réverbération, offrent indéniablement une accentuation du grain et des vibrations de l’instrument sur une partition par ailleurs gentillette, guillerette, mais assez sage.  Toutefois, ce premier morceau montre aussi les limites de l’instrument et peut-être ce qui fut l’une des causes de son progressif abandon : l’amplitude et la longueur des résonnances de ces instruments brouille les lignes, et la nécessité de laisser le son se diffuser et s’éteindre contraint les interprètes en termes de doigtés ou de tempo, car la multiplication des harmonies et la confrontation des résonnances peut vite s’avérer problématique dès que la partition ose un Allegro trop virtuose. 

Déail du chevalet d’une viole d’amour du facteur Johann Paul Schorn, vers 1715, qui montre bien les 6 cordes et 6 cordes sympathiques – Wikimedia commons (retravaillée)

C’est alors dans les œuvres instrumentales les plus anciennes et à la composition la plus rigoureuse que nous apprécierons le plus la sonorité des instruments, à l’exemple de la Symphonie 9 de Henry du Mont (1610-1684), dont la tonalité majestueuse et solennelle s’avère fort appropriée à cette pratique. A ce titre, la sonate pour viole, violoncelle et basse continue de Théodore Schwartzkopff (1659-1732), moins précise dans sa composition et cela malgré une mélodie habile s’adapte moins à cette pratique, particulièrement dans ses passages multi-instrumentaux dont le relief est entravé.

Le Concerto d’Amour s’aventure également en terre italienne, accompagné pour ces arias de la soprane Charlotte Ruby dont le timbre marqué par une certaine juvénilité accompagne harmonieusement par exemple le Non v’è pena ne l’amore extrait de la sixième cantate de Caldara avec de beaux aigus, mais dont on soulignera tout de même une souplesse et un porjection toute relative, ainsi qu’un spectre relativement restreint ne lui offrant pas toutes les nuances requises pour ce type de répertoire. Soulignons également qu’elle est parfois desservie sur ces airs par une prise de son marquée par une distorsion du relief, sa voix apparaissant bien trop sur le devant par rapport aux instruments. Constat se confirmant quand l’ensemble aborde Vivaldi, respectueux mais trop sage dans l’interprétation de la cantate All ombra di sospetto qui aurait demandé plus de fantaisie et de caractère dans cette partition fort élégante et malicieuse du maître italien, d’autant que la partition instrumentale est sur cette œuvre fort réduite et ne met pas en valeur les spécificités instrumentales de l’ensemble.

Charlotte Ruby se montre plus à l’aise chez le Belge Fiocco (1703-1741), dans la célèbre Première lamentation pour le Jeudi Saint pour soprano, deux violoncelles concertants et basse continue autrefois si sublimement rendue par Catherine Greuillet dans l’enregistrement pionnier de 1996 (Syrius). Ici les effusions de ce genre lyrique et poignant, où Fiocco mêle styles français et italiens, sont honnêtement transcrites, même si la palette chromatique du dessus comme de l’accompagnement demeure insuffisamment ciselée, et peine à s’extraire d’un halo sensuel, sans s’élever dans la nostalgie poétique de l’éminemment expressif largo du “Sederunt in terra” par exemple.

Au sein d’un programme finalement assez éclectique, s’aventurant dans les œuvres de compositeurs issus de toute l’Europe et aux styles les plus divers, au risque parfois de nous perdre quelque peu, c’est finalement chez Georg Philipp Telemann (1681-1767) que nous apprécierons le plus la sonorité si particulière des instruments d’amour, dont la sonorité s’allie fort bien à sa sonate pour trio en la mineur pour flûte traversière, viole de gambe et clavecin, à l’Adagio particulièrement émouvant. Beaucoup de lumière, et peu de ténèbres donc pour cette curiosité, par un ensemble aussi sympathique que ses cordes et qui nous l’espérons saura bientôt s’épanouir.

 

                                                                                                          Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : soprano trop fortement mise en avant, déséquilibrant quelque peu l’image sonore.

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 7 mai 2023
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