Rédigé par 9 h 10 min CDs & DVDs, Critiques

Médico-légal (Bach, Le Clavier bien tempéré, Livre I, Aapo Häkkinen – Aeolus)

Le Clavier bien tempéré, Livre I / Das Wohltemperierte Klavier I

Johann Sebastian BACH (1685-1750)
Intégrale du Premier Livre, BWV 846-869

Aapo Häkkinen, clavecin, clavicorde, orgue

Instruments :
Clavecin Christian Vater (1738), Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
Clavicorde Christoph Friedrich Schmahl (vers 1800)
Orgue Johann Friedrich Wentin (1783), Église Saint-Laurent et Saint-Vincent de Backemoor

2 CDs digipack. Enregistré en 2021 et 2022, Aeolus, 65’19  65’58

Le public français ne connaît que trop peu Aapo Häkkinen. Pourtant, malgré la diversité des maisons de disques pour lesquelles il a gravé ses interprétations, le claviériste nordique est loin d’en être à son coup d’essai. Les mélomanes gardent sans doute en mémoire son Art de la fugue, paru chez Ondine, qui s’imposait par sa force de conviction, servi par un magnifique instrument d’Andreas Ruckers de 1614. On y admirait déjà un toucher extrêmement analytique, parfois un brin abstrait, mais d’une précision chirurgicale, témoignant d’une profondeur de langage et d’un choix organologique toujours percutant.

Ces qualités, on les retrouve dans ce premier volume dédié aux deux cycles du Clavier bien tempéré. Pour cette entreprise, l’artiste a pris le parti de la diversité instrumentale, convoquant tour à tour un clavecin de Christian Vater de 1738 (du Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg), un clavicorde – peut-être un peu trop tardif – de Christoph Friedrich Schmahl vers 1800, et l’orgue Johann Friedrich Wentin (1783) de l’église Saint-Laurent et Saint-Vincent de Backemoor.

Sans revenir sur la genèse de ces œuvres fondatrices, l’écoute du célèbre “Præludium” de la BWV 846 saisit d’emblée par la méticulosité de l’approche et l’équilibre souverain entre les voix. La prise de son, d’une grande finesse, rend pleinement justice à la brillance un peu cuivrée, très caractéristique du Vater. Häkkinen a entrepris ici un travail extrêmement approfondi sur les tempéraments et les échelles chromatiques, dont on trouvera la description savante dans le livret (hélas uniquement en anglais). Il se dégage de cette introduction une sérénité, une profondeur, et cette manière toute personnelle qu’a l’interprète de détacher les notes tout en faisant chanter les graves. C’est une lecture d’une rare élégance, d’un didactisme assumé qui ne recherche pas forcément le « beau » hédoniste, mais l’intelligible.

Cependant, ce parti-pris n’est pas sans heurts. La fugue de la BWV 846 ne sonne pas toujours avec l’évidence attendue : le tempérament choisi provoque des accords un peu bancals – si le musicien nous pardonne l’expression. De surcroît, la main gauche, très fière mais un peu hachée, tend à brouiller le discours, les ornements se perdant parfois dans la résonance brillante de l’instrument. Le résultat est fourmillant, certes, mais parfois confus.

La BWV 847 en ut mineur, en revanche, frémit littéralement. On retrouve là cette capacité d’Aapo Häkkinen à jongler entre l’intellect pur et la fougue, une dualité que l’on admirait déjà dans les quatre volets de son intégrale des concertos pour clavecin de Bach (Aeolus) (référence chaudement recommandée). Sous l’apparente sérénité de l’artiste point une fureur sourde, une « menace fantôme », une rage contenue qui se dénoue soudainement. Cette tension latente donne un sens dramatique à ce qui, sous d’autres doigts, ne serait que simple exercice.

Le choix du clavicorde pour la BWV 848 laisse plus perplexe. On le regretterait presque. Certes, un Ralph Kirkpatrick savait jadis faire des merveilles sur cet instrument, mais il n’empêche que trop souvent, ce clavier intime, presque un jouet, laisse ici une impression de « charmante pauvreté ». Le discours se fait joli mais dégarni, même si la fugue gagne indéniablement en espièglerie joueuse. Le constat est similaire pour la BWV 851, rendue brinquebalante et amusée par la mécanique du Schmahl. Seule la BWV 853 tire peut-être mieux son épingle du jeu, servie par le tempo plus reposé de son prélude.

Mais pour le reste, revenons au clavecin, où Häkkinen déploie une véritable éloquence. Sa manière d’orner, avec une pesanteur volontaire et une insistance presque obtuse, provoquera soit l’admiration, soit l’irritation. Nous choisissons le premier camp. Ainsi, la BWV 855 voit son prélude devenir instable, telle une écume mystérieuse, changeante et imprévisible. La fugue qui suit, avec sa rapidité complexe et ses chromatismes perturbants, accroît cette impression de malaise fascinant.

Ce premier disque se conclut de manière surprenante par la BWV 852 jouée au grand orgue. Ce choix apporte un répit bienvenu après l’éprouvante, bien que riche, audition du clavecin Vater de 1738, instrument exigeant s’il en est. Une respiration salutaire, en attendant la suite à venir sur le second disque.

Il est temps de passer au second disque de cette intégrale. L’a-t-on déjà dit ? Ne maîtrisant pas suffisamment l’anglais technique des excellentes notes de programme du musicologue Wolfgang Kostujak, nous n’avons saisi que par bribes la nature exacte du tempérament choisi par l’interprète, mais qui, à l’écoute, est assurément inégal.

L’auteur de la notice s’en explique. En effet, on entend trop souvent que le « Clavier bien tempéré » signifie le clavier accordé au tempérament égal. Ce début du XVIIIe siècle fut pourtant une époque particulièrement riche et dense en matière de recherche sur les tempéraments, et l’on sait à quel point le système d’accord choisi est crucial quant à la définition des affects. Charpentier, Mattheson, Kirnberger… tant de théoriciens ont disserté sur les différentes humeurs associées à ces tempéraments qui donnent toutes leurs saveurs aux tonalités.

Il est rapporté justement par Friedrich Wilhelm Marpurg, reprenant une anecdote de Johann Philipp Kirnberger, que « Le fameux Jean-Sébastien Bach lui avait confié la tâche d’accorder son clavier, et avait expressément demandé que les tierces soient précises. » La phrase est suffisamment vague pour que ce tempérament aux « tierces justes » soit aussi bien égal qu’inégal, Kirnberger ayant pratiqué les deux. En tout cas, le musicologue affirme clairement que le titre du recueil ne doit pas être nécessairement lu comme une référence explicite au tempérament égal moderne. À l’époque, entre Werckmeister et Bach, « Wohltemperiert » ne signifiait pas exactement tempérament égal.

Cette parenthèse théorique étant fermée, mentionnons également que la version soumise ici — dont les différences avec l’habituelle sont subtiles, car nous n’avons pas réellement distingué de grands écarts — se base sur une partition du Clavier datant d’autour de 1736. Si certaines parties remontent à 1720 ou 1722 pour les plus précoces, Bach continua de travailler sur le corpus entier, y compris jusqu’aux années 1746, vers ses vieux jours. Là encore, le musicologue considère que ce niveau de développement de 1736 constituait l’apogée de ce premier Livre, et que les raffinements ultérieurs ne sont que quelques détails ornementaux ou de contrepoint.

Mais revenons donc à cette seconde moitié du premier livre. Le Prélude BWV 858, dégagé, innocent, chantant, presque champêtre, est un appel à l’entrechat. On y admire l’extraordinaire clarté de la ligne mélodique. On admire également toujours ce magnifique clavecin du Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg (probablement le Gräbner de 1716 ou instrument similaire de la collection), si chantant, avec ses aigus de clochettes et son médium plus sérieux. C’est grave, profond. Les différents registres sont très différenciés. Parfois, l’association des trois est un petit peu bancale, mais il se dégage un charme indéniable de cet instrument qui n’est pas, toutes proportions gardées et styles nationaux à l’esprit, sans rappeler le brinquebalant clavecin de Scott Ross au château d’Assas. Il y a une sorte de fragilité sonore et d’obsolescence téméraire, comme si le clavier allait s’effondrer parfois sous le doigté pourtant mesuré du musicien.

On regrettera tout de même que la Fugue en fa dièse mineur (BWV 859) soit un petit peu trop hachée et laborieuse ; écoutons Christophe Rousset (Aparté) pour une version incroyablement plus tendue. Ce BWV 859 est ici donné sur clavicorde. Si Aapo Häkkinen a bien du mal à rivaliser avec le toucher à la fois sensible et diaphane d’un Ralph Kirkpatrick, ce petit clavicorde Schmahl est tout à fait admirable dans ses sonorités chambristes. On admirera ensuite les rodomontades du Prélude BWV 860, presque orchestrales, extrêmement colorées. On sera en revanche un peu moins convaincu par une BWV 861 noble et grave, qui souffre justement d’une approche à la fois didactique et trop lente, où les déficiences du clavecin se laissent percer à jour. Que ne donnerait-on pas pour un bon Hemsch ou Ruckers, comme celui qu’Helmut Walcha avait utilisé pour son intégrale chez Arkiv ! En revanche, le Prélude de la BWV 862 à la pompe toute française, avec ses rythmes fugués, mélange de grandeur et de virtuosité souriante, est superbement réussi. De même, la fugue à quatre voix qui suit s’est trouvée une grâce naturelle et presque florale. Le Prélude BWV 863 au clavicorde est touchant dans sa modestie et la fugue qui suit d’une intériorité fine. Même compliment pour le « je-ne-sais-quoi » de mesuré et de bon ton des BWV 864 et 865. Notons que l’on retrouve ensuite la BWV 865 en guise de bonus à l’orgue, ce qui permet de comparer les différences d’interprétation, les deux étant particulièrement réussies. Le seul souci de la vision sur orgue étant qu’elle nécessite de grands espaces pour bénéficier pleinement des dynamiques de cet instrument roi.

Parmi les déceptions, citons la BWV 867, pourtant l’une de nos favorites. Son prélude si poétique — ce prélude qu’un Edwin Fischer transformait au piano en fine couche de glace pour funambule — se retrouve ici d’une appréhension métronomique, oscillant entre docte dissertation et lourdeur post-prandiale. Idem pour une BWV 868 assez rigide (au clavicorde).

Heureusement, la BWV 869 finale pour ce premier livre sait renouer avec ce mélange de complexité contrapuntique et de mélodie quasi française, mâtinée de cette inévitable hypnose bachienne. On attend désormais la seconde partie pour poursuivre ce voyage à la fois varié, brillant… et tout aussi inégal que son tempérament.

 

 

Viet-Linh NGUYEN

Technique : Enregistrement clair et détaillé, pas de bruit mécanique, très peu de réverbération.

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 23 décembre 2025
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