
Stéphane Fuget © Ludek Brany (site officiel des Epopées)
Georg Friedrich HAENDEL
Agrippina
dramma per musica en trois actes, sur un livret de Vincenzo Grimani, créé à Venise en 1709
Agrippina, Arianna Vendittelli
Poppea, Ana Vieira Leite
Nerone, Juliette Mey
Ottone, Paul-Antoine Bénos-Djian
Claudio, Luigi De Donato
Narciso, Paul Figuier
Pallante, Riccardo Novaro
Lesbo, Vlad Crosman
Les Épopées
Direction musicale Stéphane Fuget
Festival international d’opéra baroque de Beaune, cour des Hospices, 26 juillet 2025
(rediffusion en direct sur France Musique)
Venise, hiver 1709. Dans le fameux théâtre San Giovanni, le jeune Haendel fait ses délices des ambitions d’Agrippine la Jeune, et du nid de vipères d’un Palatin empli de complots et de poignards. Fille de Germanicus, sœur de Caligula, épouse de Claude et mère de Néron, le personnage fascine : beauté de marbre, sourire d’onyx. Les légendes y ajoutent un éclat étrange : elle aurait été doté d’une canine supplémentaire, signe de puissance selon Pline, comme si la nature elle-même avait gravé son destin. La voilà intriguant contre l’empereur Claude pour mettre son fils sur le trône.
Le cardinal Vincenzo Grimani, librettiste vénitien et diplomate madré, s’empare du personnage pour bâtir un théâtre d’ombres et de miroirs : l’Empire devient un salon où les alliances se nouent au détour d’un air, où les allusions subtiles à la rivalité du cardinal avec son souverain pontife, dans cette Rome du pape Clément XI tout aussi gourmande en intrigues que son Antique prédécesseure. Par rapport à la future période anglaise du compositeur, l’on voit que le librettiste a pu s’autoriser des récitatifs nettement plus fournis sans ennuyer l’auditoire, et parvient ainsi à insuffler un ton personnel entre comédie, satyre et cynisme tout à fait remarquable.
Haendel réutilisa pour cette Agrippina nombres d’anciens joyaux issus de son voyage : cantates romaines, oratorios, airs d’opéras italiens aujourd’hui perdus, et même des inspirations plus anciennes (Reinhard Keiser). Cet art du palimpseste est fait avec un tel goût que jamais l’œuvre ne dénote un manque d’homogénéité, malgré les changements subtils de situations et d’affects. Par exemple, le “Ho un non so che nel cor”, jadis plainte pieuse de La Resurrezione, devient ici un murmure calculateur, sourire feint que le legato caresse pour mieux étouffer la vérité.

La cour de l’Hôtel-Dieu de Beaune (1443) – Source : Wikimedia Commons
Après avoir redonné décapé l’aube du baroque avec un Orfeo très personnel (Château de Versailles Spectacles), après avoir relifté Lully à la chapelle comme à la scène, après son Alcina de l’an dernier, Stéphane Fuget et ses Epopées continuent de s’atteler au Caro Sassone (surnom qui lui sera attribué après le succès des 27 représentations de cette Agrippina) avec le même entrain, et la même volonté de libérer le recours aux ornements. Malheureusement, en dépit d’un très bon plateau, l’écriture plus carrée de Haendel, sa pureté mélodique, son caractère franc et direct s’accommodent assez mal des affèteries du chef. L’on reprochait autrefois à René Jacobs, notamment dans son Rinaldo (Harmonia Mundi) son trop-plein de couleur. Ce n’est rien par rapport à Stéphane Fuget, qui se gorge d’une richesse instrumentale incroyable (superbes instruments obligés mais également au sein de l’orchestre), d’un foisonnement des tempi aux variations permanentes, et assaisonne le tout d’une ornementation de la ligne vocale surabondante, lors et en-dehors des da capos. L’humour noir ou l’ironie sont relativement peu perceptibles dans cette interprétation, mais ce bal d’anti-héros, avides de sang et de pouvoir, se démarque par sa férocité nerveuse. Le marbre poli se fait tranchant, les hautbois décochent des traits acides comme les flèches d’Amour, les double croches des cordes griffent telles des Érinyes, le clavecin ricane sardoniquement et à discrétion. Dès l’ouverture, il y a de la grandeur dans ce geste généreux et bouillonnant, où bruisse dans les cascades de croches, entre les ruptures, un malaise.
L’interprétation est heureusement cimentée par un allant dramatique et théâtral qui contrebalance les effets de “stop-and-go”, mais les auditeurs ne sortiront pas indemnes de cette courses aux rebondissements constants, à l’instabilité chronique et au discours saturé. Même lors des ritournelles introductives, les lignes sont comme disséquées, sous une clarté intense de cyalitique. L’ardeur dramatique est constante, parfois jusqu’à la crispation ; l’orchestre se fait arène, les pupitres se heurtent comme des mercenaires, fragmentant la partition. Les fins de phrases sont souvent expédiées sans grâce, d’un trait rageur ou plein de morgue. Le contraste et le soin apporté aux détails éclipsent alors la forme générale, obscurcissent le discours au profit d’un art du miniaturiste. La simplicité mélodique, l’immédiateté charmeuse de Haendel cèdent la place à une démarche plus ambitieuse, et plus sophistiquée. Il y a du Van Eyck dans cette cour des Hospices…
Arianna Vendittelli campe une Agrippine au timbre pulpeux, à la diction ciselée ; les récitatifs sont animés et nuancés, L’émission est parfois cependant très tendue, fière et droite (“L’alma mia fra le tempeste” face à un hautbois très acide), donnant au personnage un caractère hiératique, presque arrogant. Même dans des airs plus doux et intimes, la soprano peine à s’abandonner : “Tu ben degno” poussif malgré le beau violoncelle obligé.

Arianna Vendittelli – D.R. site officiel de l’artiste
En Néron, Juliette Mey fait montre d’un timbre qui se démarque trop peu d’Agrippine dans les récitatifs, dans les airs, la tessiture du rôle est un peu trop haute pour elle. La voix s’en retrouve tendue dans les aigus, dotée d’une dureté un peu rêche, qui ne disconvient pas forcément au portrait d’un tyran. Si le “Con saggio tuo consiglio” manque de souplesse et de naturel, l’arioso “Qual piacere a un cor pietoso” n’est pas vocalement beau, mais l’aisance de la ligne, le sens des nuances, le propos rêveur convainquent et laissent entrevoir une caractérisation psychologique profonde. De même, le “Come nube che fugge dal vento”, où Néron se cabre comme un poulain impatient et capricieux, est rendu avec brio.
Ana Vieira Leite incarne une noble Poppea. Dans son “Vaghe perle, eletti fiori” ou “Spera, alma mia”, la soprano fait onduler sa voix, offrant une main caressante, sans surjouer la sensualité. On aurait pu préférer un timbre plus rond et plus charnu, et il est troublant de trouver dans cette Poppée des accents de tendre princesse racinienne, mais le personnage séduit par une sorte de candeur souriante, inattendue, qui sait se faire plus ferme dans ses rebuffades face à l’infortuné Ottone (“Per punir chi m’ha ingannata” mordant et un peu trop scandé, et perturbé par des effluves des cadences clavecinistiques).
Paul-Antoine Bénos-Djian est un très excellent Ottone, déployant un chant au grain soyeux, teinté d’une pudeur héroïque, d’une virtuosité spontanée, qui rend son personnage à la fois touchant et jouissif (“Lusinghiera mia speranza” solaire, “Ti vò giusta e non pietosa” touchant malgré l’envahissant continuo).
Luigi De Donato, loin du pleutre bégayant des romans Robert Graves, redonne de la superbe à Claude par ses graves résonnants en colosse dansant. Paul Figuier se délecte de Narcisse, serpent de velours d’une élégance classieuse. Les articulations sont remarquables, l’ironie pétillante, la précision de l’émission, la clarté du timbre emportent l’adhésion. Son “Volo pronto, e lieto il core” est pastoral et souriant à souhait. Si l’extrême aigu est pincé, le chanteur sait le lisser avec soin. Enfin l’on passera prestement sur le Pallante de Riccardo Novaro pilier martial quoique nasal, un peu grasseyant et aux contours mal dégrossis (“La mia sorte fortunata”) ou sur le malicieux Lesbo de Vlad Crosman.
Cette Agrippina vive et inventive, fortement contrastée, d’une opulence rare, constitue l’un des cas d’école où les parties valent mieux que le tout. Et si l’ensemble manque incontestablement de naturel, ne refuse pas les spectaculaires effets et les lignes appuyées, il bénéficie d’un casting sérieux, d’un enthousiasme revigorant au service d’une esthétique très personnelle du chef. A prendre ou à assassiner.
Viet-Linh Nguyen
En savoir plus :
- L’enregistrement audio en replay sur le site de France Musique : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/magie-baroque-alcina-opera-de-haendel-au-festival-de-beaune-2024-avec-stephane-fuget-les-epopees-1415613
 
				
                            
                        
                        
                        
                        
                        
            
            