Rédigé par 16 h 03 min Causeries, Vagabondages

Philip K. Dick et John Dowland : improbable rencontre

On ne placera pas cette nodule dans la rubrique consacrée à la Littérature, la Vraie, la Grande avec un grand L, celle où Monsieur de Saint-Simon côtoie Racine, et où Crébillon passe déjà pour un dramaturge passable à la recherche du spectaculaire. Mais comment résister au plaisir de partager avec vous, ô lecteurs, une rencontre du 3ème type des plus inattendues. Celle qui figure dans un conte dystopique du maître du roman de science-fiction Philip K. Dick.

Flow my tears, fall from your springs!

Philip K. Dick, Couler mes larmes, dit le policier, couverture de l’édition originale (1974) – Source : Wikimedia Commons

“(…) le cochon d’Inde communautaire. Il s’appelle Domenico. 
– En l’honneur de Domenico Scarlatti ?
– Non, d’après le marché Domenico, en bas de la rue.”
(Philip K. Dick, Coulez mes larmes, dit le policier)

On ne placera pas cette nodule dans la rubrique consacrée à la Littérature, la Vraie, la Grande avec un grand L, celle où Monsieur de Saint-Simon côtoie Racine, et où Crébillon passe déjà pour un dramaturge passable à la recherche du spectaculaire. Mais comment résister au plaisir de partager avec vous, ô lecteurs, une rencontre du 3ème type des plus inattendues. Celle qui figure dans un conte dystopique du maître du roman de science-fiction Philip K. Dick.

En 1974, Philip K Dick publie Flow my tears, the policeman said, au superbe titre aussi obscur qu’indigeste. L’année suivante, la traduction en est publiée en France sous sous le titre racoleurs Le Prisme du néant à la Librairie des Champs-Élysées, coll. « Le Masque Science Fiction ». C’est une version abrégée, qui se concentre sur l’action et omet les larges digressions philosophiques sur l’amour et l’humanité, centrale à l’ouvrage. C’est cette mélancolie de l’homme qui se cherche, cette célébrité de la télé qui se retrouve soudain sans identité et dont l’existence est d’un coup niée par ses amantes, amis, connaissances et par la société toute entière qui justifie le recours à Dowland, et un clin d’œil à Scarlatti (un chat nommé Domenico !), alors que d’autres références musicales de pacotille abondent. Ce “Six” (attention spoiler) conquérant, issu de manipulations génétiques visant à créer l’homme parfait, se retrouve ainsi en quête d’identité et de sens.  

Au milieu de l’ouvrage, le général de l’Académie de Police, se penche sur cette affaire peu commune, écoute Dowland, et nous livre sa vision tranchée de l’histoire de la musique : 

Maussade, le général Buckman ouvrit le troisième tiroir de son imposant bureau et introduisit une bobine dans son petit magnétophone. Les airs de Dowland pour quatre voix… Debout, il écouta le chant qu’il préférait à tous ceux du Second Livre de Luth.

“(…) A présent délaissé et abandonné,

Je soupire et je pleure et me pâme et je meurs

Dans ma détresse sans fin, une mortelle douleur.”

Le premier compositeur à avoir écrit de la musique abstraite, songea-t-il en changeant la cassette. C’était maintenant le Lachrimae Antiquae Pavana. De là découlaient les quatuors de Beethoven. Et tout le reste. Sauf Wagner. 

Buckman détestait Wagner et ses semblables, comme Berlioz, qui avaient fait reculer la musique de trois siècles. Jusqu’à ce que Karlheinz Stockhausen l’eût modernisée avec son Gesang der Jüglinge.

 

(Philip K. Dick, Coulez mes larmes, dit le policier, trad. Michel Deutsch revue par Isabelle Delord, Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain, Paris, 1984.)

 

Flow my tears
Profitons de cette accroche pour nous pencher sur cet air si célèbre. Si célèbre que Sting l’a chanté récemment, que Britten s’en inspira, que Sweelinck, Tomkins ou Hume le citèrent. Si célèbre que les versions vocales de référence se bousculent dans les rayonnages, des divers enregistrement d’Alfred Deller (Vanguard, Harmonia Mundi), d’Andreas Scholl (Harmonia Mundi), James Bowman (Virgin), Andrea von Ramm (Archiv), Nigel Rogers (Virgin) ou encore Paul Esswood (Harmonia Mundi).

Flow, my tears, fall from your springs!
Exiled for ever, let me mourn;
Where night’s black bird her sad infamy sings,
There let me live forlorn.

Down vain lights, shine you no more!
No nights are dark enough for those
That in despair their last fortunes deplore.
Light doth but shame disclose.

Never may my woes be relieved,
Since pity is fled;
And tears and sighs and groans my weary days, my weary days
Of all joys have deprived.

From the highest spire of contentment
My fortune is thrown;
And fear and grief and pain for my deserts, for my deserts
Are my hopes, since hope is gone.

Hark! you shadows that in darkness dwell,
Learn to contemn light
Happy, happy they that in hell
Feel not the world’s despite.


(John Dowland (attribué à), paroles de “Flow my tears”, traduction disponible ici)

Bien qu’universellement célèbre comme chanson de luth, les musicologues pensent que l’ayre fut composé à l’origine dans sa version instrumentale, vers 1596. Ils se fondent pour cela sur le sous-titre “Lacrime” de la chanson, et sur l’existence de version manuscrites plus anciennes de la pavane. Pourtant, c’est d’abord la version vocale, pour voix et luth qui est publiée dans le Second Booke of Songs or Ayres de 1600, qui comporte 21 songs. Quatre ans plus tard paraît le recueil Lachrimæ or Seaven Teares Figured in Seaven Passionate Pavans que figure sept pavanes pour cinq violes avec un luth. Chacune d’elles se fonde sur Flow My Tears. Dowland était alors à la cour de Christian IV du Danemark. Le succès fut tel que le compositeur lui-même signa parfois “Jo. Dolandi de Lachrimae” en référence à son “tube” comme on le trouve sur l’un de ses manuscrits.

On notera enfin que Philip K. Dick semble s’emmêler un peu entre la version instrumentale et vocale de l’oeuvre…

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , Dernière modification: 24 novembre 2020
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