Rédigé par 8 h 39 min CDs & DVDs, Critiques

Compositeur oublié ! (Morel, Fuoco e cenere – Paraty)

Jacques MOREL (vers 1680 – vers 1740)
1er livre de pièces de Violle avec une chaconne en trio (1709)

Ensemble Fuoco E Cenere :
André Henrich, théorbe,
Ronald Martin Alonso, viole de gambe,
Bertrand Cuiller, clavecin,
Patricia Lavail, flûte à bec,
Pamela Bernfeld, violon,

Jay Bernfeld, violon et direction.

Paraty, 2019, 78.18 minutes.

1709, aucun des membres de la rédaction de la Muse n’était encore de ce monde mais osons néanmoins l’affirmer, cette année ne fut guère plus musicale que 2020, toute gangrenée par les restrictions d’organisations de concerts liés à la crise sanitaire du COVID-19. Comme 1871 pour Hugo, 1709 fut pour Louis XIV et ses quelques vingt millions de sujets l’Année Terrible, le royaume se morfondant dans le froid et la famine d’un exceptionnel hiver, avant de s’étriper dans de vains et violents conflits camisards et de voir sa jeunesse et ses finances s’évanouir sur les champs de bataille de la guerre de succession d’Espagne. 1709 semble bien avoir eu l’aura crépusculaire d’une symphonie de Mahler chez Luchino Visconti (ou Thomas Mann, comme vous préférerez).

Confessons aussi que nous ressentîmes une certaine froideur de circonstance à la découverte de ce disque, dont le nom du compositeur, pour le moins obscur, orne une pochette dont la maquette est un repoussoir même pour tout mélomane revenant d’une longue plongée dans la musique aseptisée d’une galerie marchande. Le fait que la photo soit tirée d’un décor d’une production de Dardanus de 1769 n’excuse rien. Quel plaisir pouvait-on ressentir d’un long récital pour viole, instrument déjà sur le déclin en ce début de dix-huitième siècle, écrit par un compositeur au nom aussi inconnu que semblant sorti des registres paroissiaux d’une campagne bourbonnaise ?

Passés quelques accords, nous eûmes un léger frisson, non pas celui provoqué par le froid et ses crispations, mais celui qui parcours l’échine quand la grâce se lie à l’élégance pour créer une harmonie aussi relaxante pour le corps qu’harmonieuse à l’esprit. Bref, conspuant déjà nos a priori, nous étions conquis. Car si l’élégance est affaire de mesure, de rythme et de relief, avouons que Jay Bernfeld et ses acolytes savent rendre perceptibles les subtiles intonations des quatre suites qui composent ce programme. A l’exécution plate de la partition qui assurément aurait  accentué le caractère daté de la composition, se substitue une interprétation toute en nuances, en apprivoisement du rythme et en expressivité. Sans doute fallait-il de la conviction pour vouloir rendre moderne cette partition oubliée, et affirmons ici que le contrat est largement rempli. Les vibrations boisées de la viole de Jay Bernfeld, de même que la complicité qui unit les musiciens de Fuoco e cenere sont au fondement d’un enregistrement propice à l’expression des riches nuances offertes par cet instrument, dont la palette sonore, ample et nuancée s’avère un délice aux oreilles. Les couleurs se déploient et l’on se plait à découvrir chez Jacques Morel l’humour mutin le faisant gracieusement passer  d’une sarabande à une gigue, d’une gavotte à une fugue, avant de confronter des sonorités tantôt italiennes, tantôt allemandes ou anglaises, s’aventurant à l’occasion du côté de Guérande et de Fontainebleau. Une connaissance complice soude les musiciens qui offrent une interprétation à la large palette chromatique qu’une fois encore nous ne pouvons que caractériser par le terme d’élégance, une élégance dont cet enregistrement ne se dépare à aucun moment.

Gerard van Kuijl (1604-1673) Musicerend geselschap (1651). Huile sur toile (101×134 cm).
Collections du Rijksmuseum sous licence CC.

Saluons d’autant plus l’initiative, qu’enregistrer de nos jours tout à programme dédié à la viole de gambe confère l’assurance de rester bien loin de remplir le théâtre d’Orange ou les arènes de Vérone, Jacques Morel n’ayant pas la popularité de Verdi. L’absence quasi complète d’éléments biographiques sur ledit compositeur montre que pour nombre de ses serviteurs, l’exercice de la composition rime avec précarité et que la gloire, encore moins qu’éphémère, est souvent absente. Faut-il voir un breton en Jacques Morel, qui à des nombreuses reprises s’inspire des rythmes de la musique traditionnelle de cette région (une suite bretonne, une guérandoise) ? Peut-être, mais cela reste une supposition par essence infondée. Toute hypothèse sera permise au curieux, même de voir en Jacques Morel, un Emile Ajar musical du début du dix-huitième siècle. Plus certainement, la première trace de Jacques Morel apparaît en 1706, quand il offre une petite curiosité, une version musicale avec traduction française du Te Deum, dédicacée au Duc Louis Marie d’Aumont, Pair de France, Premier Gentilhomme de la Chambre et Roy et Gouverneur de Boulogne. Faut-il y voir un hommage de circonstance ou la marque d’une protection financière plus durable ? Nous savons qu’il est encore actif en 1730, au moment du renouvellement de son privilège royal. Autre indice possible, le présent 1er livre est publié par Christophe Ballard, imprimeur musical du roi et proche de Marin Marais, dont Jacques Morel pourrait être l’élève, et à qui il rend un hommage appuyé dans la préface de son livre « Monsieur, j’ai eu le précieux avantage d’estre vostre Ecolier… ». Marin Marais avait en effet participé à créer un engouement certain pour la viole de gambe et avant la parution de Jacques Morel, deux livres de Marais et un volume signé de Louis de Caix d’Hervelois avaient rencontré un réel succès. Celui de Jacques Morel plu sans doute au public parisien au moment de sa parution.

Jay Bernfeld, originaire de New-York et ayant connu une belle carrière d’instrumentiste (notamment aux côtés de l’ensemble Hesperion XX de Jordi Savall) explore comme directeur de l’ensemble Fuoco E Cenere le répertoire de la viole de gambe jusque dans ses marges. En rendant ainsi hommage à Jacques Morel, après un enregistrement consacré à Marin Marais en 2017, il propose une autre facette du répertoire de cet instrument. Les suites de Morel sont plus resserrées que celles de Marais, exprimant peut être le souhait d’être jouées à la suite, les différents morceaux trouvant harmonie dans l’ordre strict de leur présentation. Soulignons également que leur prélude, souvent dans un style improvisé, suivi des mouvements de danses typiques des suites françaises de cette période, le tout dans un dispositif resserré et fluide marque l’empreinte stylistique du compositeur, qui n’oubliera pas cependant de rendre hommage à Louis XIV, comme avec la Boutade de Sainct Germain (lieu de naissance du Roi) ou avec ce Rondeau Dauphin, hommage à un fils qui le lui survivra pas.

Le programme se conclut avec une chaconne pour le moins enlevée, que l’on qualifiera au choix de salvatrice, exubérante, ou foisonnante, tranchant avec l’élégance tempérée, maitrisée et intemporelle du reste du programme. De notre côté, cette brusque rupture de rythme est apparue un peu déplacée, et finalement bien moins intéressante que ces suites pour viole.

Au final, des œuvres de Jacques Morel peut-être moins facilement abordable que pléthore de compositeurs italiens ou allemands, mais dont l’apprivoisement à la chaleur d’un feu de bois en ce début d’hiver ravira les oreilles les plus curieuses. Avec ce disque Jay Bernfeld et le Fuoco E Cenere proposent une curiosité de premier ordre et la découverte d’un compositeur dont l’oubli n’a d’égal que le raffinement.

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , Dernière modification: 17 décembre 2020
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