Rédigé par 15 h 00 min Concerts, Critiques

Carnet de Festival (3) : Profumo di donna ! Gli Incogniti, Beyer (Ambronay, 2 octobre 2022)

Ambronay © Muse Baroque, 2021

Un festival est aussi fait d’écarts, petits ou grands, voire de pas de côté. On y arrive avec des espérances, on en repart avec quelques découvertes inattendues. Ambronay ne déroge pas à la règle et tout consacré qu’il soit à la musique ancienne et baroque, il invite le spectateur à l’exploration d’horizons plus décalés et contemporains.

Premier et assurément plus grand écart fut le concert donné le samedi en fin d’après-midi de la chanteuse réunionnaise Maya Kamaty, accompagnée de ses deux acolytes, Arthur Links à la guitare et Julien Tekeyan à la batterie. Offrant une électro-pop prenant parfois des accents de rock progressif, Maya Kamaty, fille de Gilbert Pounia, leader du groupe Ziskakan, en reprend les racines puisées aux sources du maloya, cette fusion entre chant, musique et danse propre au créole réunionnais. Peinant dans les premiers morceaux à réveiller un public visiblement habitué ou venu pour d’autres sonorités, Maya Kamaty, d’une énergie et d’une présence scénique indéniable, jouant avec un humour parfaitement maîtrisé de la traduction du créole réunionnais, réussit après quelques titres à emporter l’adhésion de la salle, qui sans doute venue par curiosité, repart finalement légèrement ébouriffée mais conquise de cette belle découverte d’une artiste qui sans préjugés, sait exporter une culture insulaire de l’océan indien jusque dans les plaines de l’Ain.

Autre belle découverte fut la prestation le dimanche matin du Collectif Ubique, proposant au jeune public une relecture du conte de La Petite Sirène, accompagné en cela par quelques instruments baroques, percussions, violon mais aussi théorbe. Les trois artistes (Audrey Daoudal, Vivien Simon et Simon Waddell) parvenant une bonne heure durant à capter l’attention d’un public où les enfants entre sept et dix ans s’avèrent fort nombreux, avec une relecture pleine d’humour et de charme du conte de Hans Christian Andersen, dans lequel il sera bien entendu question d’un amour un brin contrarié, de roses (mais aussi de lilas), de pécheurs, de coups bus entre amis et de quelques tempêtes. Si la diction nous a semblé sur le moment peut être un peu rapide pour un si jeune public, reconnaissons que l’attention de ces derniers de bout en bout nous donne tort, et que la présentation des instruments en fin de spectacle rencontra un vif succès, mention spéciale à l’intriguant luth et à la scie musicale, utilisée pour évoquer le son des baleines et qui subjugua les plus jeunes du public. Un spectacle comme une initiation réussie pour la relève du public de la musique baroque.

Mais quittons la moderne salle municipale dans laquelle était donnée cette représentation pour une dernière fois regagner l’abbatiale, à l’écoute du dernier grand concert de ce 3ème week-end.

“Vénitiennes envies”.
Vivaldi, “Concertos fantastiques”
Gli Incogniti, Direction Amandine Beyer

« Ce que l’on te reproche, cultive-le, c’est toi ». La citation est connue, elle est de Jean Cocteau et tirée de son premier roman, Le Potomak (1924). Mais elle convient comme un gant à ce concert, exécuté tout en énergie joyeuse par Amandine Beyer et des musiciens qui ce soir-là ne pouvaient faire mystère du plaisir communicatif qu’ils avaient à jouer ensemble. Antonio Vivaldi (1678-1741) est bien sur incontournable de la musique vénitienne, de la musique baroque, et plus largement de la musique tout court, jusque dans ses affres, à savoir ses détournements pour sonneries téléphoniques.

De Vivaldi, avouons que nous déplorons quelquefois derrière l’immense talent une pétulance parfois exagérée, l’art des fioritures et autres démonstrations de virtuosité, et le renfort parfois tonitruant de quelques cuivres faisant par instant ressembler la sérénissime lagune à la forêt de Chambord un matin de chasse.

Il y a alors deux manières d’aborder Vivaldi. Le tempérer au risque de l’étouffer ou bien appréhender sa fougue, l’apprivoiser sans en réfréner la pétulance. C’est très audiblement cette seconde option pour laquelle a opté Amandine Beyer en abordant cette série de concertos, le plus souvent pour instruments multiples. Car si Vivaldi a popularisé le concerto pour soliste unique (avec dans ce registre les œuvres majeures laissées pour violon ou pour flûte), il s’aventure dans les œuvres présentées à la composition d’œuvres pour solistes multiples, posant les jalons du futur style symphonique, n’hésitant à pousser l’exercice jusqu’à la démesure, à l’exemple du concerto RV 556, Pour deux hautbois, deux clarinettes, deux flûtes à bec et deux violons. Nous vous le disions, il y a de l’extravagance chez Vivaldi. Gli Incogniti et ses vingt-trois musiciens possède une jeunesse, une vitalité et une symbiose entre les musiciens permettant de largement relever les défis multiples imposés par le Prêtre Roux.

Dirigeant ses musiciens d’un œil assuré Amandine Beyer impose d’emblée le style du concerto RV 556, sans doute composé pour l’église vénitienne de Saint-Laurent qui chaque année invitait un violoniste virtuose à se produire. En cette année, 1716, année de sa composition, c’est Johann-Georg Pisendel (1685-1755), affilié à la cour de Dresde, qui était invité à faire la démonstration de son talent. Avec un premier mouvement à la majesté débridée auquel succède un largo e cantabile dans lequel la violoniste démontre l’agilité aérienne de son archer, faisant la démonstration à la fois de sa virtuosité et d’une capacité à capter l’essence de Vivaldi, ce qu’il a de profondément sensuel et mélancolique, d’universellement touchant, la marque d’un compositeur vers lequel on ne cesse de revenir.

Après un concerto pour deux hautbois (RV 536) parfaitement exécuté, c’est au tour du concerto Il Proteo o sia Il mondo rovescio (RV 572) d’envahir le public. Ecrit pour deux flûtes, deux hautbois, violon, violoncelle et clavecin, cette œuvre, pour le moins protéiforme, se place sous l’égide du dieu marin Protée, aux nombreuses métamorphoses, et s’avère une démonstration de la virtuosité chorale de l’orchestre, capable de se muer en un seul corps dans une belle synergie. C’est assurément dans ce type de composition que se révèle un orchestre capable d’interpréter des compositions pour des effectifs de musiciens pas si courants dans la musique du XVIIIème siècle.

Du concerto pour violon et hautbois RV 576 portant la dédicace per Sua Altezza Reale di Sassonia (soit pour Auguste II Le Fort, Prince Electeur de Saxe de 1694 à 1733), nous noterons qu’il est un important marqueur du succès de la musique de Antonio Vivaldi à la cour de Dresde et soulignerons que la présente exécution dans l’abbatiale d’Ambronay permet à l’orchestre de révéler sa parfaite maîtrise du relief entre les instruments, la fluidité de l’ensemble et la capacité à présenter des accroches aussi franches que synchronisées, faisant de ce concerto l’un des sommets du concert.

Cette fois dans une partition laissant plus s’exprimer ses talents de soliste, Amandine Beyer éblouira le public de l’abbaye dans le concerto RV 571, pour violon, deux hautbois, deux cors et basson, d’abord par la très belle tension se dégageant de l’allégro initial, puis un largo-adagio de toute beauté, à la fois léger et imprégné.

Mais l’autre grand moment du concert fut certainement l’exécution du concerto RV 432 pour flûte, où Manuel Granatiero au traverso fait des merveilles. Son son, boisé et enlevé, fluide et délié, confine à l’extase, tout particulièrement dans le Grava sopra il libro, qui constitue le second mouvement d’une partition fragmentaire. Une prestation saluée en fin de concert par un rappel amplement mérité.

Volubiles, les compositions de Vivaldi étonnent autant qu’elles enchantent, frappant par la liberté de leur inspiration, rompant avec bien des codes institués et montrant un Vivaldi novateur et par bien des aspects, libertaire. C’est tout à l’honneur de Amandine Beyer et de ses musiciens que de le servir, de l’apprivoiser, et d’éviter que cette volubilité ne se transforme en babillages. Se produisant pour la première fois à Ambronay l’orchestre y rencontre d’emblée son public, révélant une facette encore nouvelle d’un compositeur trop souvent galvaudé. Ces concertos pour solistes multiples, rares et flamboyants, nous enchantent. Après la fin du concert, rejoignant ses musiciens au réfectoire de l’abbaye, Amandine Beyer sera chaleureusement applaudie par ses musiciens, heureux. La reconnaissance d’une grande cheffe, savoir fédérer les énergies.

Dehors, la nuit tombe sur Ambronay et se referme ce troisième week-end musical, où, qu’elles soient compositrices ou interprètes, nous avons croisé bien des noms féminins, mais nous étions depuis longtemps convaincus que le talent n’a pas de sexe.

Fin du carnet de festival de cette édition ! 

  Pierre-Damien HOUVILLE

 

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Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 9 octobre 2022
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