Echoes of the Grand canal, music from Tiepolo’s Venice
(Echos du Grand Canal, musique de la Venise de Tiepolo)
Giovanni Benedetto Platti (1697-1763)
Concerto pour clavecin en fa majeur.
Sonate pour violon, violoncelle et continuum de basse, en sol mineur.
Sigismund Martin Gajarek (vers 1689-1723)
Cantate Armida disperata
Antonio Vivaldi (1678-1741)
Sonate en Do Majeur, RV 60
In Furore iutissimate irae, RV 626
Johann Adolph Hasse (1699-1783)
Alta nubes illustrata
Ensemble Diderot, Johannes Pramsohler (violon et direction), Diana Haller (mezzo-soprano), Philippe Grisvard (clavecin)
Audax Records, 2019. 78′
Le vénitien Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770) ne se contenta pas d’orner de fresques les plafonds qui lui étaient confiés, on peut affirmer qu’il ouvrit les murs. Une fresque de Tiepolo, c’est effet le vertige d’un espace qui tend vers l’infini, de cieux tout en illusions dans lesquels se déclinent de larges palettes chromatiques et un art consommé de la perspective et du trompe l’œil dilatant l’espace, embrassant les volumes au point de laisser le spectateur contemporain au bord du tournis. Et si son goût du rose fut remarqué et parfois glosé, Tiepolo imposa son talent et son style bien au delà de la République de Venise, travaillant dans toute l’Europe, suscitant nombre de continuateurs et méritant que l’on réévalue sa contribution à un style rocaille passé de mode, peu objet d’admiration artistique, quand il n’est pas dénigré pour la multitude de ses boursouflures et le maniérisme de ses compositions.
Remettre en lumières un peintre qui la maîtrisa si bien, tel fut l’objectif de la Staatsgalerie de Stuttgart, qui lui consacra une grande exposition entre octobre 2019 et février 2020, juste avant que l’Europe ne se confine. Le présent enregistrement vient en appui de celle-ci, et servi également d’illustration musicale à l’audioguide accompagnant le visiteur. Ôtons de suite une possible confusion, il ne s’agit pas avec ces œuvres de dresser des parallèles avec la peinture de Tiepolo, dans une mise en regard à la manire de la collection Ut pictura d’Alpha. Pour cela, osons presque le dire de manière provocante, Wagner honni de ses pages serait sans doute plus approprié pour les contours esquissés et les masses colorées du peintre. Poursuivant son Grand Tour européen, l’Ensemble Diderot nous invite à nous replonger dans les sons d’une époque, de retrouver les œuvres musicales que Tiepolo a pu entendre, qui peut-être l’inspirèrent au cours des commandes qu’il eut à honorer de Venise à Bergame, et de Wurtzbourg à Madrid.
Dans Apollon et les continents, fresque qu’il réalise en 1752-1753 aidé de ses deux fils au dessus du grand escalier de la Résidence de Wurtzbourg nouvellement achevée, Tiepolo nous offre une véritable allégorie théâtrale de l’humanité. Apollon, dieu des arts, descend du ciel avec derrière lui le soleil levant qui colore nuages, dieux et humains du rose si caractéristique du peintre. De chaque côtés, des représentations allégoriques des continents fourmillant de détails. L’œil attentif y remarquera une représentation de Balthasar Neumann, architecte de la Résidence, de Tiepolo lui-même et dans un coin trois musiciens, parmi lesquels il est souvent suggéré que pourrait se tenir le violoniste Giovanni Benedetto Platti (1697-1763).
Le présent disque propose deux œuvres de ce compositeur, vénitien ou padouan selon les sources, ayant fait l’essentiel de sa carrière dans les régions allemandes. Un concerto pour clavecin en Fa majeur, dont nous noterons que c’est le premier enregistrement, et une sonate pour violon, violoncelle et basse continue. Du premier nous louerons la légèreté et la dextérité jamais mise en défaut du jeu aérien de Philippe Grisvard, si habile à rendre émouvant un adagio tout en mélancolie, orné d’un vrai pathos, et dans lequel les cordes apportent une amplitude salvatrice. Confessons que l’allégro du premier mouvement et le presto du troisième nous ont laissé plus sur notre faim, quelques jolis solos de clavecin ne suffisant pas à sortir ces mouvements du commun des compositions de l’époque.
Brève mais forte intéressante s’avère être la sonate en trio en sol mineur. Rudolf Franz Erwein, comte de Schönborn fut le frère du Prince-évêque de Wurtzbourg et violoncelliste de talent. C’est lui qui demanda à Platti de composer de nombreuses œuvres pour son instrument, dont les partitions sont venues s’ajouter à l’imposante bibliothèque de partitions encore conservée de nos jours au sein de la Résidence. Celle-ci se remarque dès la première écoute par le bel équilibre se dégageant entre les moments dévolus à chaque instrument, tranchant en cela avec une habitude voulant que le violon occupe la première place. Et c’est encore le mouvement le plus lent que réussi le mieux le compositeur, Johannes Pramsohler donnant au Largo une belle expressivité, les lignes mélodiques du violon et du violoncelle s’entrecroisant dans la plus belle des harmonies.
Notons enfin que Platti œuvra de nombreuses années à la cour de Wurtzbourg, où il eu certainement l’occasion de rencontrer Tiepolo dans la mesure où les sources nous le mentionne présent entre 1722 et son décès en 1763.
La Venise de Tiepolo, cité de tous les excès, avait ses fastes et bien évidemment aussi ses aspects plus obscurs. Parmi ceux-ci les orphelinats où étaient abandonnées enfants illégitimes, orphelins et nourrissons des familles les plus pauvres, pour la plupart de petites filles, auxquelles ces Ospedali offraient protection et éducation, morale et musicale, ainsi que la perspective d’une future situation par un bon mariage. Les concerts des orchestres et chœurs de ces Ospadali étaient une tradition de la Sérénissime et Tiepolo rencontre à l’Ospedaletto son épouse, demi-orpheline, dans le lieux même où il exécute son œuvre la plus ancienne, Le sacrifice d’Isaac. Plusieurs décennies après c’est à l’Ospedale della Piéta qu’il peint Le Couronnement de la Vierge. C’est dans cette même institution qu’officia Antonio Vivaldi de 1713 à 1740 avant de quitter la ville. L’occasion pour lui de composer plusieurs œuvres pour les orphelines et d’une autre correspondance entre la vie de Tiepolo et la musique dans la programmation de cet enregistrement.
C’est ainsi que nous est proposée une intéressante Sonate en trio en Do majeur dont l’apparente simplicité des premiers accords n’a d’égale que leur beauté et suffisent à rendre reconnaissable leur auteur. Les deux violons tournoient et se répondent dans un allegro virevoltant en avant d’une basse qui elle impose une sérénité à l’ensemble. Mais une fois encore notre émerveillement ira vers l’Adagio du troisième mouvement, principalement constitué d’un bel unisson entre les deux violons, qui savent de concert s’allier, progresser et nous enchanter. Comme souvent chez Vivaldi, une partition d’une fausse simplicité pour violoniste aguerri.
Mais qu’il nous soit permis enfin de mentionner le plus grand plaisir de cette programmation, à savoir la voix de la mezzo-soprano d’origine croate Diana Haller, dont le talent éclate sur les partitions proposées et en particulier le pourtant très célèbre, familier et pyrotechnique In furore iustissimae, motet romain de Vivaldi datant de 1723. Sur cette œuvre écrite, probablement pour un sopraniste, Diana Haller subjugue, nous ravissant par la pureté de son timbre et sa capacité à se jouer des changements de rythmes effrénés, sur une partition riche en dissonances, passant de l’extrême vivacité de sons martelés à l’expression humble de la miséricorde (Miserationum Pater piisime ). A la virtuosité se joint une implication physique sans retenue qui saura pour notre plus grand plaisir ne pas sombrer dans le débordement, et subtilement verser dans l’expression du drame sans être larmoyante. Révélée il y a déjà quelques années, notamment sur les scènes de Stuttgart, Diana Haller démontre avec cet enregistrement qu’elle est une voix à suivre. Sur une partition si souvent gravée, Diana Haller arrive encore à étonner, à émouvoir et tout n’est qu’extase jusqu’à l’Alleluia final, aux variations époustouflantes.
Le fil est plus ténu qui relie Tiepolo au méconnu Sigismund Martin Gajarek (1689-1723) et avançons que nous atteignons là l’une des limites du concept d’une telle programmation. Précisons donc juste que Tiepolo eut à plusieurs reprises l’occasion de peindre des sujets empruntés à l’épopée des croisades et inspirés la plupart du temps par La Jérusalem Délivrée du Tasse, narrant notamment l’épisode des amours entre Armide et Renaud. C’est notamment le cas au sein d’un cycle de fresques pour la Villa Valmarana de Palladio à Vicenza. Cet épisode sera source de très nombreuses compositions musicales autrement plus célèbres que cette cantate Armida disperta, composée en 1721 probablement écrite par le compositeur dalmate lors d’un voyage d’études à Venise et qui constitue l’une des rares œuvres de ce compositeur nous étant parvenue. Armide, abandonnée par Renaud, se lamente, puis s’indigne, avant de succomber à l’idée de la vengeance. Toute une palette de sentiments intimes auxquels donne vie une Diana Haller qui ne cesse de nous étonner, expressive, multipliant les coloratures, d’une voix qui jamais ne souffre d’approximations sur une cantate qui se trouve pour la première fois enregistrée et met en lumière un compositeur très loin d’être dénué de talent.
Le programme se conclut par le motet Alta nubes illustrata de Joahann Adolph Hasse (1699-1783). Le lien entre Hasse et la vie de Tiepolo apparaît là encore plus symbolique, se résumant à la fréquentation de Venise où Hasse épousa la cantatrice Faustina Bordoni et à une carrière remarquable dans les contrées allemandes, en particulier à la cour de Saxe à Dresde. Étroitesse du lien qui ne doit pas nous empêcher de dire tout le bien que nous pensons de cette œuvre, une fois encore l’occasion pour Diana Haller de faire exposition de sa fougue, de sa maîtrise des changements d’octaves et de la clarté de son phrasé. Tout est enchantement, joie de vivre et débordement d’émotions. La chanteuse y déploie sa virtuosité dans un aria initial plein d’allant, avant un récitatif plus intériorisé laissant transparaître une introspection que la voix de Diana Haller restitue à merveille. Le long air qui fait suite, subtilement accompagné par de discrètes cordes déploiera une large palette chromatique, une voix toute en nuances, parfois murmures et parfois soupirs, parfois forte et déterminée, toujours juste, jusque dans l’Alléluia final, nouvelle démonstration de l’étendue du registre maîtrisé par la chanteuse.
Il y a donc beaucoup de bien à dire de cet enregistrement et en premier lieu de la qualité de ses interprètes, d’un ensemble Diderot qui ne cesse disque après disque de nous ravir par la pertinence de ses choix interprétatifs et d’une Diana Haller qui confirme un peu plus avec ce disque qu’elle est l’une des plus elles voix contemporaines. Mais nous ne pouvons pas non plus taire que les nombreux moments de grâce de ce disque sont dilués au sein d’une programmation par trop hétéroclite. Un manque de cohérence musicale dans le choix des œuvres choisies qui résulte indubitablement du concept même du disque et de sa vocation d’illustration d’exposition. Le fil qui relie entre elle les œuvres présentées apparaît souvent fin, même si cela n’enlève rien à leur qualité intrinsèque. Un disque à picorer donc, pour le plaisir.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : Audax records, Ensemble Diderot, Grisvard Philippe, Hasse, Pierre-Damien Houville, Vivaldi Dernière modification: 8 novembre 2020