« Autopsie d’un tableau » : Bruegel, le Moulin & la Croix
Bruegel, le Moulin & la Croix
Film polono-suédois de Lech Majewski
avec Rutger Hauer, Charlotte Rampling, Michael York
(1h31 – 2011)
Qui n’a jamais rêvé de passer de l’autre côté d’une toile à force de la contempler ? De s’extraire de l’atmosphère feutrée des musées pour retrouver la vie, la violence et la passion qui frémissent sous le pinceau d’un artiste depuis longtemps poussière ? C’est à plus qu’une promenade dans un chef-d’œuvre majeur de Bruegel l’Ancien que nous invite Lech Majewski, qui multiplie les mises en abîme dans ce long-métrage inspiré par l’ouvrage de l’historien de l’art Gibson le Moulin et la Croix autour de ce Portement de Croix novateur, où la scène de la Passion, quoique centrale, se voit reléguée au second plan d’une immense composition où grouillent près de 500 personnages et autant de saynètes. Cette grande toile (124 x 170 cm) de 1564 n’est cependant pas, contrairement à ce qu’on lit trop souvent, la première du genre. Ainsi, un maître anonyme dit le Monogrammiste de Brunswick nous a livré une Montée au Calvaire conservée au Louvre, qui préfigure clairement le Portement bruegelien. Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre long-métrage.
Il est parfois des films qui sortent des sentiers battus de la narratologie pour proposer au spectateur une expérience inédite, une nouvelle façon d’aborder la traditionnelle séance de cinéma. Bruegel, le moulin et la croix est l’un de ces paris-là, qui ose, au risque d’en dérouter certains, nous faire entrer dans un tableau, troublant avec habileté les frontières entre image fixe et image mobile. Le tableau de Bruegel l’Ancien, Le Portement de Croix, l’une des nombreuses œuvres du peintre du Brabant que compte le Kunsthistorische Museum de Vienne, est comme la plupart des œuvres du peintre riche en personnages, mais repose également sur une composition fort complexe dont le film va jouer, exploitant les déplacements spatiaux dans l’œuvre comme une progressive révélation du sens profond du message du peintre, passant ainsi de l’expérience purement esthétique à une interprétation stimulante.
Visuellement, le film est admirable : guidé pas à pas, en un lent et presque silencieux périple qui le mène des champs au moulin, puis au village du tableau, le spectateur peut s’immerger dans un décor dont les couleurs, les détails, les costumes, jusqu’aux attitudes maladroites des paysans rendent parfaitement compte de l’univers de Bruegel, premier peintre à donner une place en peinture au monde populaire des petites gens des campagnes. La fascination esthétique qu’offre le spectacle est renforcée par la chatoyance de la lumière dorée, qui joue sur des décors oscillant entre réalisme et fantastique, et par un silence qui n’est troublé que par les bruits d’une vie quotidienne – grincements du moulin de bois, cris des enfants, cris des bêtes, musique populaire – que le réalisateur imagine en partie, ajoutant au « premier plan » du tableau un arrière plan d’invention qui renforce l’illusion d’une vie « normale », pour mieux l’opposer à la scène vers laquelle se dirige inexorablement le film, le crucifiement du Christ (si, si, vérifiez dans votre Furetière). Car, et c’est le génie du peinte, le cœur du tableau, à la fois ce qui lui donne sens mais aussi, très traditionnellement, ce qui est au croisement de deux diagonales et qui délimite son centre, est bien le Christ portant la croix, en un chemin qui a ceci d’original qu’il ne ressemble en rien au Golgotha désolé des représentations picturales habituelles : ici, le Sauveur n’est qu’un personnage parmi d’autre, effacé par une foule animée et colorée. Le spectateur se fait d’ailleurs prendre à ce piège, laissant son regard se perdre dans la multitude de saynètes pleines d’animation avant de prendre conscience que là n’est pas le plus important… Le film ne fait pas autre chose, et nous mène de scènes de rue en épisodes de violence qui préfigurent le sacrifice divin – les soldats espagnols aux tuniques écarlates excellent en représailles inhumaines contre les hérétiques réformés, en est témoin la roue à droite du tableau -, de scènes de famille au cœur du moulin, qui focalise les regards davantage que le Christ, puis nous rapproche peu à peu d’une Crucifixion qui elle aussi sort du cadre du tableau, ce dernier se limitant au portement de la croix.
D’une contemplation ravie par les couleurs et l’atmosphère si particulière qui se dégage de cet univers unique au rythme lent mais efficace, le spectateur est donc progressivement amené à s’interroger sur une situation politique et religieuse intolérable qui a conduit à torturer de façon inouïe des hommes au nom d’une foi qui proclame la douceur, celle d’un Dieu qui s’est fait homme mais que les hommes ne savent même pas voir, pris qu’ils sont par leur vie, leur soucis, leurs pulsions… De la hauteur démesurée de son moulin, le meunier semble presque Dieu, portant un regard lucide et distancié sur la vie humaine qui se poursuit et « moud son grain » malgré tout, passant littéralement à côté du plus grand des bouleversements spirituels et religieux.
Seules réserves : quelques armes blanches maladroites ou anachroniques (garde du sabre du cavalier en laiton et aux branches XIXe, fers de hallebardes mal découpés…), certaines voix off d’un ton parfois trop didactique ou monocorde, telles celles de la Vierge ou d’un Bruegel très « documentaire Arte » griffonnant sur ces croquis, nous ont semblé nuire à la fluidité d’un voyage passionnant qui peut être apprécié de diverses manières, de la jouissance visuelle à un parcours initiatique, de la forme vers le sens d’un tableau que la dernière scène, par un long travelling arrière, replace, comme pour briser l’illusion, dans la salle du musée de Vienne, parmi d’autres œuvres qui attendent leur tour…
Elsa Ferracci
Étiquettes : Elsa Ferracci Dernière modification: 6 juin 2020