Mozart, L’Enlèvement au Sérail
Orchestre National Montpellier Languedoc Roussillon, dir. Balázs Kocsár
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[clear]Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
L’Enlèvement au Sérail
Singspiel en trois actes, KV 384
Livret allemand de Johann Gottlieb Stéphanie, d’après la pièce de Christoph Friedrich Bretzner. Créé au Burgtheater de Vienne le 16 juillet 1782
Cornelia Göetz (Konstanze), Wesley Rogers (Belmonte), Trine Wilsberg (Blonde), Jeff Martin (Pedrillo), Jan Stava (Osmin), Markus Merz (Pacha Selim)
Orchestre National Montpellier Languedoc Roussillon
Direction : Balázs Kocsár
Chœurs de l’Opéra National Montpellier Languedoc Roussillon
Direction des chœurs : Noëlle Gèny
Mise en scène : Alfredo Arias
Décors : Roberto Platé
Costumes : Adeline André
Lumières : Jacques Rouveyrollis
Co-production Opéra National Montpellier Languedoc Roussilon/ Opéra Royal de Wallonie à Liège/ Angers Nantes Opéra
Représentation du dimanche 10 février 2013 à l’Opéra Comédie de Montpellier
[clear]Les circonstances de la création de l’Enlèvement au Sérail coïncident avec deux étapes importantes de la vie du jeune Mozart, qui va en quelques mois à la fois rompre avec l’archevêque de Salzbourg, et prendre la décision d’épouser Konstanze Weber. Ayant rejoint sur ordre son protecteur qui séjournait à la cour de Vienne au printemps 1781, Mozart devient rapidement la vedette musicale du moment de la capitale autrichienne.
Le Burgtheater, qui y représente des Singspiel (version allemande de l’opéra comique français : les opéras entièrement chantés sont l’apanage du théâtre impérial !), lui commande un opéra tiré d’une pièce de Bretzner. Mozart et son librettiste Stéphanie y apportèrent de nombreux remaniements, en particulier afin de mieux adapter l’intrigue à l’architecture lyrique (le fameux quatuor qui conclut le second acte de l’opéra était à l’origine un quintette placé au début du troisième acte). L’orientalisme lié à l’Empire ottoman était à la mode en Europe en cette seconde moitié du XVIIème siècle (on ne peut se retenir de citer la Caravane du Caire de Grétry, presque contemporaine puisqu’elle date de 1784). Mais il prenait une résonnance particulière à Vienne, où le souvenir du siège de 1683 (qui donna lieu à l’invention des fameux croissants par un patissier facétieux de la ville…) était encore bien présent.
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[clear]Le succès de l’œuvre fut immédiat, puisqu’elle connut seize reprises au cours de la même année, et de nombreuses productions à l’étranger. Elle constitua pour Mozart un véritable tremplin, qui lui permit d’assoir sa renommée internationale. Au plan musical cette oeuvre porte en elle les éléments qui furent poussés à la perfection lors de la collaboration avec Da Ponte : le rôle prééminent du ténor dans l’intrigue amoureuse (au détriment des altos chers aux opéras baroques), l’ouverture musicale soignée qui précède les grands airs, l’accompagnement délicat des instants de doute ou de trahison amoureuse supposée (comme dans le quatuor, appelé à une belle postérité d’ensembles : finales de l’acte deux des Noces et de l’acte un de Don Giovanni, pour ne citer qu’eux) pour créer des ensembles musicaux dynamiques là où l’opéra baroque italien laissait les récitatifs régner en maître.
La mise en scène d’Alfredo Arias est habile et riche en trouvailles transposant fidèlement les méandres de l’intrigue, avec notamment le recours à un voile de scène translucide qui permet tour à tour d’évoquer la mer, de projeter l’arrivée des bateaux, ou de suggérer l’enfermement de Konstanze dans le palais du Pacha. Le décor est constitué d’une représentation renversée de palais baroque, dont le mur des fenêtres est placé en hauteur parallèlement à la scène, et auxquelles répondent sur la scène trois bassins d’eau aux mêmes contours suggérant un jardin mauresque, les entrées latérales placées verticalement servant occasionnellement de tribunes pour les interprètes. Le plafond du palais, ciel peint encadré de dorures, transforme le fond de scène une sorte d’écrin pour la représentation. Les costumes d’Adeline André constituent en revanche une franche déception pour les amateurs d’orientalisme : point de couleurs chamarrées, de plumes ou de bijoux étincelants, mais des blouses blanches, noires ou légèrement colorées, dans tous les cas un peu insipides par rapport à la turquerie originelle.[clear]
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Balázs Kocsár tire un bon parti d’un Orchestre de Montpellier en formation appropriée aux exigences de la partition, même si l’on ne peut s’empêcher de regretter l’absence d’instruments baroques et le recours à un anachronique piano plutôt qu’au clavecin ou au pianoforte. Mais les percussions caractéristiques de cette « turquerie » sont bien rythmées dès l’ouverture, et la ligne orchestrale fluide, attentive aux nuances, et bien en phase avec celle des différents interprètes. Le fameux « choeur des Janissaires » est bien réussi, avec des Choeurs de Montpellier aux accents martiaux. Notons aussi un bon enchaînement des airs et des dialogues, indispensable pour assurer la continuité sonore de ce Singspiel.
Le rôle de Konstanze est redoutable au plan vocal. Cornelia Göetz s’en acquitte avec brio. D’emblée pour son premier air (« Ach, ich liebte ») elle nous livre sa voix cristalline teintée d’une pointe de chagrin, à l’articulation délicate, qui se joue des aigus du final. Le timbre se fait plus cuivré pour exprimer à l’abri du voile de scène qui suggère la réclusion l’infinie tristesse du « Traurigkeit », largement applaudi. Mais c’est évidemment dans le « Martern aller Arten » que culmine le rôle : les aigus s’enchaînent avec aisance mais sans forfanterie sur une expression scénique de fureur qui leur ôte tout caractère artificiel, déclenchant des applaudissements à tout rompre avant l’entracte, inhabituellement mais intelligemment positionné au moment où l’intrigue bascule.[clear]
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Face à cette Konstanze de haut vol, Wesley Rogers s’affirme comme un Belmonte tout aussi prometteur. Il ouvre le Singspiel de sa projection généreuse par les ornements élégiaques du « Hier soll ich dich denn sehen ». Son sentiment s’épanche avec délicatesse dans le « O wie ängstlich, o wie feurig ! », d’un timbre bien rond dans les inflexions comme dans les ornements, tandis que son rêve de retrouvailles prend vie avec l’apparition fantomatique de Konstanze, habile trouvaille de la mise en scène qui donne du relief au « War es ein Traum ? » final. Soulignons encore à un « Ich baue ganz auf deine Stärke », aux ornements voluptueux, à l’acte III.
Les seconds rôles que sont Blonde et Pedrillo ne sont pas en reste. Anglaise rebelle et espiègle, Trine Wilsberg est une sorte de Despina avant la lettre. A son apparition tardive au début du second acte (« Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln »), elle transperce de ses aigus acérés Osmin (qui accuse le coup à chaque note !). La pointe d’acidité de sa voix égaie un « Welche Wonne, welche Lust » enlevé, lorsque son bien-aimé lui apprend le projet de fuite. De son côté Jeff Martin joue habilement le fanfaron effrayé de sa propre audace dans un savoureux « Frisch zum Kampfe ! Frisch zum Streite ! ». Dans un tout autre registre, sa romance « In Mohrenland » (qui donne le signal de l’enlèvement) est également très réussie.
Dans le rôle emporté d’Osmin, la basse Jan Stava a parfois un peu de mal à ajuster le voulme de sa voix et la précision de ses articulations. Il se retrouve alors en retrait par rapport à l’orchestre (« Erst geköft, dann gehangen »), ou à ses partenaires (trio « Marsch, marsch ! », avec Pedrillo et Belmonte). Plus à l’aise dans le grand air « Solche hergelauf’ne Laffen », ou dans le duo « Vivat Bacchus » (avec Pedrillo), il y révèle de belles notes graves et des ornements bien ajustés. Il convient aussi de souligner son talent comique, qui appelle à de nombreuses reprises les applaudissements nourris du public.
La chronique ne serait pas complète sans que l’on dise un mot des ensembles. Malgré les quelques réserves ci-dessus concernant Osmin, ceux-ci sont particulièrement équilibrés et réussis. Le duo Osmin/ Blonde du second acte entraîne irrésistiblement le spectateur vers le rire, de même que celui de la beuverie entre Osmin et Pedrillo. Le fameux quatuor du second acte constitue un régal, grâce à l’intelligence de l’orchestre, à l’équilibre quasiment parfait des voix et à l’expressivité des chanteurs, qui culmine dans le chœur final (« Es lebe die Liebe ! »). Mentionnons aussi le très émouvant duo entre Belmonte et Konstanze avant le final du troisième acte.
Enfin, rôle non chanté mais loin d’être muet, le Pacha Sélim est incarné par un Markus Merz très expressif, balloté entre colère et pudeur retenue. Il traduit de près l’invraisemblable évolution des sentiments de son personnage, tour à tour grand seigneur distant pour accueillir Belmonte, amant respectueux et tenu à distance par Konstanze, ennemi déchaîné du père de Belmonte et prêt à assouvir sa vengeance sur ce dernier, enfin saint apaisé lorsqu’il délivre son pardon à la surprise générale (en habit noir, et accroupi à la manière d’un moine oriental…). Bravo à lui pour cette belle performance théâtrale, et au plateau tout entier pour cette représentation très réussie !
Bruno Maury
Site officiel de l’Opéra de Montpellier
Étiquettes : Bruno Maury, Montpellier, Mozart, opéra Dernière modification: 10 juin 2014