Rédigé par 22 h 00 min CDs & DVDs, Critiques

« Sweet England »

A une époque où le timbre de contre-ténor faisait l’objet de moqueries ou au mieux d’une attention curieuse et polie, Alfred Deller ressuscita les bonnes vieilles ballades élisabéthaines, dont l’influence sur la musique anglaise continue jusqu’à aujourd’hui à se faire sentir.

The Three Ravens

Chansons populaires élisabéthaines

 

Alfred Deller (contre-ténor), Desmond Dupre (guitare et luth)
Vanguard Classics, enr. 1955 et 1956.

Extrait : « Lord Randall »

[clear]A une époque où le timbre de contre-ténor faisait l’objet de moqueries ou au mieux d’une attention curieuse et polie, Alfred Deller ressuscita les bonnes vieilles ballades élisabéthaines, dont l’influence sur la musique anglaise continue jusqu’à aujourd’hui à se faire sentir. Son impeccable déclamation, le contraste assumé entre son registre médian puissant et sa voix de tête parfois proche d’un cri étouffé, cette tessiture étrange et quelque peu androgyne troublèrent les auditeurs, rendirent la critique perplexe, enfoncèrent d’un coup de bélier trois siècles de parti-pris interprétatif. Et au fur et à mesure de ce voyage dans le temps, délicatement accompagné au luth ou à la guitare par Desmond Dupré, Alfred Deller dépeint un monde oublié à travers autant de vignettes simples et sans prétention.

Dès les premières mesures du tendrement mélancolique « The Three Ravens » on ne peut qu’admirer la maîtrise du souffle, la rotondité du phrasé, l’élégance racée des aigus. Le « Cuckoo » gracieux et vif laisse transparaître une pointe d’ironie tandis que « How should I your true love know » est proche du soupir désespéré. Nimbant chaque chanson d’un climat propre, toujours enchanteur et discret, le grand Alfred Deller utilise subtilement mezza di voce et retards, accentue les chromatismes jusqu’à la douleur (« The Oak and the Ash »), varie son interprétation de telle manière que les chansons strophiques ou en rondo ne paraissent jamais répétitives en dépit de l’absence d’ornementations. Certes, tous les mélomanes n’apprécieront pas forcément ce timbre si particulier, ces abrupts passages de registres, cette voix de tête belle et forcée. Oui, cette école – à laquelle René Jacobs appartient également – est désormais dépassée. Mais retrouvera t-on un jour la tragique beauté de ce « Barbara Allen » murmuré comme une confidence, la vivacité espiègle de « The Tailer and the Mouse », l’archaïsme presque médiéval de ce « Greensleeves » (dans sa version de nouvelle année, car il existe plusieurs paroles), les contrastes de « The Wraggle Taggle Gipsies » ? Dans les 5 minutes de « Lord Rendall » sont réunies toute la tristesse du monde, et cet air vous convaincra que la regretté Alfred Deller était un géant. Si un mot seul peut résumer son art, en particulier chez Purcell et les airs anglais, alors ce sera la poésie, cette poésie un rien sombre et résignée de laquelle émerge parfois des étincelles de malice, jetée comme un manteau magnifique et humide dans les brumes d’Elseneur et de son royaume pourri, alors que le Prince déclame son « What a piece of work is a man »…

Viet-Linh Nguyen

Technique : très bon enregistrement mono d’époque remasterisé. Aucune saturation, des aigus dynamiques mais un peu plats, un brin de souffle

 

Étiquettes : , Dernière modification: 25 novembre 2020
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