Rédigé par 6 h 23 min CDs & DVDs, Critiques

Insondable (Ruckers 1612, Le Voyage immobile, Hélène Diot – Paraty)

“Ruckers 1612, Le Voyage immobile”

Toccata Noni Toni, SwWV 296
Pavana Lachrimae, SwWV 328
Ut re mi fa sol la, a 4 voci, SwWV 263
Engelse Fortuyn, SwWV 320
Mein Junges Leben hat ein End, SwWV 324
Pavana Lachrymae (arr. pour clavier par William Byrd), FVB 121
Echo Fantasia, SwWV 261
Pavana-Galliarda, FVB 165-166
Fortune, FVB 65
Fantazia of Foure Parts (extrait de Parthenia)
Die flichtig Nimphae, SwWV 331
Fantasia Cromatica, SwWV 258

Hélène Diot, clavecin Ruckers du musée d’Amiens

1 CD digipack, Paraty, 2025, 62′

Il y a avant tout un instrument. Il est magnifique, et on le joue trop peu ! Il s’agit d’un clavecin de 1612, classé, issu des collections du musée d’Amiens. Ton Koopman en fit ses délices à l’occasion de son intégrale Sweelinck, aux côtés d’autres instruments du Nord et d’un virginal (Philips).

La captation, d’une finesse exemplaire, chaleureuse, proche mais sans bruits mécaniques, permet d’apprécier cet exceptionnel instrument dans un répertoire qui lui convient comme un gant. Il ne fut pas exempt de transformations successives. Certes, c’est un modèle flamand – Ioannes Ruckers exerça de 1578 à 1642 (on apprend ainsi que la rosace et les initiales « HR » sont celles en usage du temps de son père Hans Ruckers, initiales qu’il reprit). Les décors des faces sont tous postérieurs à 1612 ; ils sont superbes en termes d’exécution picturale et l’on regrette d’ailleurs que le livret n’ait pas eu le luxe d’en reproduire davantage les détails.

L’on avouera qu’on ne connaissait pas Hélène Diot, dont il s’agit du premier disque soliste. Pour ce projet de longue haleine, l’interprète a eu recours au crowdfunding. La découverte n’en est que plus belle, pour un opus qu’on sent mûri, pensé et pesé au trébuchet. On louera sans réserve un toucher à la fois délié, souple mais analytique chez Sweelinck. L’art du contrepoint, finement ouvragé, à la clarté délicate, digne d’un entrelac de serrurier, fait honneur aux médiums et à l’aigu de l’instrument. Ainsi, le balancement complexe du thème Fa Sol La à 4 voix (FVB 118), qui se donne et se reprend en une éloquente conversation, constitue un passage particulièrement réussi. De même la SwWV 324 “Mein Junges Lebennhat ein End”  instille une touchante nostalgie qui se prolonge dans la noble et amère Pavana Lachrymae de Dowland, transcrite par Byrd. La générosité ample du toucher et le phrasé pudique, malgré l’abondance d’ornements, confirment une lecture dirigée et intense, d’une ténacité obtuse qui couve sous la cendre derrière sa modestie extérieure. Dans Fortune de Byrd, la ligne mélodique (celle de la chanson originelle) se dégage avec une cristalline limpidité, scintillant en un corps suspendu, étincelant de givre.

On confesse être un peu moins emballés par l’unique incursion chez Gibbons lors de la Fantaisie en quatre parties. D’abord, il y a le choix une registration étrange, à moins que ce ne soit le tempérament utilisé, mais ce Ruckers troque sa transparence acérée pour des sonorités plus orchestrales nacrées, plus résonnantes, moirées mais brouillonnes. Trop de reflets, pas assez de formes. En outre, le balancement entre main droite et main gauche finit par conférer à la pièce une sorte de dynamique claudicante, de déhanchement boiteux malaisant.

Ce Voyage immobile s’achève lentement en bouclant la boucle chez Sweelinck. Est-ce là une révolution qui nous ramène au point de départ ? On goûte une Vluchtige Nymph espiègle, aux aigus à la souriante fraîcheur. Enfin, l’ambitieuse Fantaisia Cromatica SwWV 258 finale, dont certains passages ont sans nul doute influencé Bach, déploie sa profondeur abstraite et sa construction en strates successives. Nostalgique, presque douloureuse du fait de ses chromatismes, le thème hypnotique raconte une souffrance intérieure que l’interprète ne cherche ni à cacher, ni à souligner, avec une touchante sincérité du geste.

La claviériste signale que, sur ce fameux Ruckers, les œuvres prennent selon elle une dimension plus intime, se rapprochent d’autant mieux de l’art des virginalistes. Même si on aurait justement pu imaginer un programme davantage centré sur Sweelinck, compositeur qui lui va comme un gant, si un panachage avec quelques pièces interprétées au virginal n’aurait pas été de refus pour apporter un peu de respiration sonore, le pari de ce premier disque est pleinement réussi, cum laude, et l’on ressort de ce voyage immobile avec l’impression d’avoir effleuré l’insoutenable profondeur de l’être.

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : captation claire et détaillée, naturelle et d’un bel équilibre.

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 9 décembre 2025
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