Joseph Bodin de BOISMORTIER (1689-1755)
Les Quatre Saisons
Cycle de quatre cantates à voix seule et avec symphonie,
parues pour la première fois chez Boivin en 1724
Le Printemps
L’Eté
L’Automne
L’Hiver
Sarah Charles, Le Printemps
Enguerrand de Hys, L’Eté
Marc Mauillon, L’Automne
Lili Aymonino, L’Hiver
Koji Yoda, Akane Hagihara, violons
Natalia Timofeeva, viole de gambe
Léa Masson, théorbe
Marta Gawlas, traverso
Chloé de Guillebon, clavecin et direction
1 CD digipack, Château de Versailles Spectacles, coll. la chambre des rois n°14, 2025, 74′
La scène se déroule dans le Tribunal des Muses, brumes de l’Olympe, Chambre correctionnelle des Musiciens ;
Personnages :
Euterpe, Présidente de chambre
Antonio Vivaldi, compositeur italien
Maurice Ravel, un passant
Jean-Joseph Bodin de Boismortier, marchand confiseur
Monsieur Chérubin, greffier stagiaire
Maître Acquitatorre, avocat de Boismortier
Euterpe : Premier prévenu du jour, Monsieur… Vivaldi Antonio, véritable et seul compositeur des Quatre Saisons !
Monsieur Vivaldi, vous êtes accusé en composant les Quatre Saisons d’avoir durablement influencé la musique d’ascenseur et celle de standards téléphoniques, rendant votre œuvre quasi inécoutable à toutes oreilles civilisées, lassées de reprises plates, voire remixées et diffusées avec une qualité audio déplorable. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Antonio Vivaldi [dont nous traduisons ici les propos originellement tenus en dialecte vénitien du bas dix-septième] : C’est vrai, Muse Présidente, que ces quatre petits concerti ont eu de l’estime, ce dont je suis assez fier. Mais notez que ce succès fut bien posthume et que si j’avais touché les droits qui me revenaient dessus, j’aurais pu racheter le Danieli et le Caffe Florian au lieu de passer mon temps à donner des cours à des orphelines désintéressées dans des couvents froids et humides…et je ne vous parle pas des nombreux restaurants s’appropriant mon nom pour donner le titre de cette composition à des pizzas…oh, Madonna mia… !
Euterpe, dépitée : Ce n’est pas tout à fait faux… allez-vous rasseoir Monsieur Vivaldi !
Prévenu n° 2 ; Monsieur Maurice Ravel. Monsieur Maurice Ravel, vous êtes de votre côté poursuivi par pas moins de 832 danseurs et autres petits rats s’étant foulé une cheville en tentant de danser sur votre pièce intitulée… Daphnis & Chloé. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Maurice Ravel : Je ne suis pas le seul responsable, Ô Pourvoyeuse des Destinées. Messieurs Diaghilev, Fokine, Millepied et consort mériteraient aussi de comparaître à cette barre au lieu de rester à la leur. Et puis 832 accusateurs, ce n’est pas énorme au regard des 6248 qui intentent un procès à un dénommé Maurice Béjart pour des faits similaires. Pour un ballet sur une autre de mes œuvres d’ailleurs, un peu lancinante mais structurée à qui j’ai donné le nom d’un petit gilet andalou ramené par ma femme de vacances en Espagne et…
Euterpe, visiblement agacée : Oui…bon, nous reparlerons de votre musique et de votre femme une autre fois, ce n’est pas le sujet du jour. Allez vous rassoir avec Monsieur Vivaldi !
Prévenu n° 3 ; Monsieur Joseph Bodin de Boismortier. Alors vous, Monsieur de Boismortier vous osez composer une œuvre intitulée Les Quatre Saisons ET une œuvre intitulée Daphnis & Chloé ! Vous ne trouvez pas que vos deux congénères ont fait assez de dégâts comme cela ?
Boismortier, intimidé : Si je puis me permettre, Madame Muse, pour Daphnis et Chloé, j’étais le premier… et aussi pour les Quatre Saisons d’ailleurs. Et en ce qui concerne les droits d’auteurs, de mon côté… rien, nada, que t’chi ! Sorti de sa création en 1724, mon œuvre n’a pas intéressé grand monde. Un rare enregistrement par l’Ensemble Arion en 1998 (MVCD, 1998), un autre de l’Ensemble Les Festes Vénitiennes la même année (Mémoire Musicale de la Lorraine), c’est bien maigre. Même le reste de mon œuvre n’a pas eu une grande postérité. J’avais pourtant tenté des titres rigolos comme Don Quichotte chez la Duchesse, mais cela n’a en gros intéressé que Hervé Niquet qui a adoré (deux fois d’ailleurs). Du coup j’ai dû renoncer à mon opéra Les Mousquetaires à Moulinsart…dommage, cela aurait eu de la gueule…Je remercie tout de même Hervé Niquet d’avoir gravé une bonne demi-douzaine de mes œuvres, cela fait toujours plaisir, on s’est beaucoup amusés sur mes Ballets de Village.
Euterpe, agacée. Ne digressons pas Monsieur de Boismortier et revenons-en à nos moutons. C’est quoi votre œuvre au juste ? Les Quatre Saisons ; vous n’aviez pas plus original comme sujet ?
Boismortier, piqué : Mais pas du tout, Mélomane Acariâtre. Les Saisons, c’est toujours un bon sujet. Cela touche tout le monde. Regardez le succès de la météo après le journal télévisé, les statues de marbres dans les jardins à la française. Tout le monde aime que l’on parle de la pluie, du beau temps, de la température de l’air et de la floraison des rhododendrons. D’ailleurs, voyez, Monsieur Vivaldi a eu la même idée presque en même temps…
Monsieur Chérubin, greffier stagiaire [par ailleurs jeune homme potelé et à la tenue peu digne d’un tribunal] : Madame la Présidente, je tiens à préciser à ce sujet que Messieurs Joseph Haydn et Igor Tchaïkovski, auteurs de pièce sur les Saisons, sont absents de l’audience, de même que ce feignant de Félix Mendelssohn, auteur d’une modeste Chanson de Printemps. Et cela même s’il se murmure parfois qu’il songe la nuit à écrire sur l’été… [puis, fouillant dans ses papiers] Attendez, pour le printemps on me signale qu’un certain Igor Stravonskay aurait aussi commis une œuvre….
Euterpe, excédée : Assez ! Nous les jugerons plus tard par contumace.
Donc, Monsieur de Boismortier, reprenez, pourquoi ces Saisons ?
Boismortier : Comme je vous l’expliquais, Vénérable Muse, les Saisons, cela parle à tous le monde. C’est donc un sujet tout trouvé pour un compositeur qui, comme moi, cherche à vivre de sa musique en toute indépendance. En plus, quatre saisons, cela permet de faire quatre cantates, pouvant être jouées à chacune des saisons… et tous les ans ! Le tout est de séduire le public et la forme de la cantate était à la mode en ce début de dix-huitième siècle en France. Tenez, avec Le Printemps, je commence de façon guillerette, légère. Sentez ce délicieux aria Venez sous les feuillages, avec ces rehaussements de traverso (Marta Gawlas) évoquant coucou ou rossignol et la voix subtilement piquée et enjôleuse de Sarah Charles, fraîche, juvénile jusque dans ses quelques hésitations. Le Printemps, c’est à la fois la renaissance de la nature et l’éveil des sentiments les plus tendres, Ô Marâtre de l’Olympe ne comptant plus ses printemps. C’est l’évanescence d’un parfum, la frivolité d’un regard ancillaire. Mais le printemps, c’est aussi retrouvailles et galanterie, flirts et polissonneries. Un temps de l’amour que j’exprime un peu plus loin dans le récitatif L’amour ordonne la fête, il triomphe sans efforts…, dans un rondeau évocateur. Mais, Olympienne Tristesse, vous remarquerez que j’ai aussi rappelé les turpitudes de Philomène…
Euterpe, lassée et interrompant Boismortier : Oui, je connais cette histoire, votre compatriote Charpentier nous en a déjà longuement parlé, cela avant d’oser rétorquer que je ferai un très bon modèle pour sa prochaine œuvre… une histoire inspirée de la mythologie qu’il veut intituler Médée !
Si je résume, Monsieur de Boismortier, vous êtes un opportuniste cherchant par votre musique à vous attirer les bonnes grâces du public.
Sauf que cela ne tient pas. Regardez votre Eté ! Rien ne va ! L’été c’est la saison des vacances, de la liberté, des lunettes de soleil et des petits verres de rosé, le genre qui plaît à Robert Carsen. Avec vous, on est proche de l’Apocalypse : « L’ardente canicule a tari nos fontaines / Desséché nos bois et nos champs / Les doux Zéphyrs refusent leurs haleines / Tout languit, tout périt dans ces climats brûlants […] Soleil […] ta lumière féconde et pure / donne l’être et la vie à toute la nature / Doit-elle périr par tes coups ? » Quel tableau Monsieur de Boismortier ! Vous prétendez mettre les saisons en musique et vous voilà versant dans un tableau cauchemardesque….
Boismortier, penaud : Oui, c’est vrai, j’y suis peut-être allé un peu fort… D’un autre côté, voyez le comme de l’avant-gardisme. Qui sait, peut-être qu’avec le temps les étés vont-ils devenir plus chauds et que dans deux à trois siècles ils vont ressembler au tableau que j’en dresse… caniculaires, avec des incendies de forêts incontrôlables obligeant Icare à déverser de l’eau sur les forêts, et un royal gouvernement nous incitant à acheter un brumisateur…
[Soudain, une voix tonitruante vient interrompre l’embarras de Boismortier]
Maître Acquitatorre[1], avocat de Boismortier, vitupérant : Madame la Présidente, Muse Tatie Danielle ! Vous ne pouvez ainsi invectiver mon client sur le texte de sa composition, texte dont il n’est aucunement l’auteur. Je rappelle à votre sagacité effritée que l’auteur du texte reste anonyme et que mon client, honnête et respectable musicien, n’a pas à pâtir de vos jugements, par ailleurs assez hâtifs, sur la qualité du livret. S’il fallait faire un procès à tous les musiciens baroques œuvrant sur un livret foutraque aux références mythologiques bancales, nous en aurions au moins jusqu’aux temps d’une complète désertion de l’Olympe.
Aussi, Déesse du Déni de Justice[2], j’eusse aimé que vous souligniez dans l’Eté de Monsieur de Boismortier la capacité de ce dernier, à partir d’un effectif instrumental restreint, à faire surgir l’essence même de la saison. Il eu fallu, Babillarde Vipère, souligner par exemple cet aria Ô toi qui répand l’abondance, plaintif et implorant, où les lignes de cordes (Natalia Timofeeva à la basse de viole) suggèrent si bien la lumière estivale alors que le clavecin, précis mais non envahissant de Chloé de Guillebon évoque la chaleur contraignant à panteler, les rayons du soleil qui dardent. Violons et clavecins enlevés, qui toujours dans cet Eté subliment l’aria Moissonnez ces fertiles plaines, comme le soulignement des sains travaux pastoraux des champs. Ou encore, Dogmatique Prêtresse, l’aria conclusif de la cantate, majestueux et révérencieux, à la viole de gambe aérée et grainée, sublimée par la voix expressive d’Enguerrand de Hys, sur cette métaphore d’un voyage à Cythère que votre cacochymie ne vous a pas dû faire connaitre depuis la Gigantomachie !

François Boucher (1703-1770), Le Printemps, Huile sur Toile 54 x 72 cm, Frick Collection, New-York – Source : Wikimedia Commons
Euterpe, tentant de reprendre la parole : Maître Acquitatorre, votre qualité de défenseur de Monsieur de Boismortier ne vous donne pas le droit d’être sarcastique et irrévérencieuse à mon sujet et justement, j’aimerais aborder le cas des complices de Monsieur de Boismortier dans son forfait…
Maître Acquitatorre, dans un emportement calculé : Taisez-vous, Pourvoyeuse de l’Orthodoxie, je n’ai pas terminé[3] ! Votre honnêteté, si vous connaissiez le sens de ce terme, aurait dû vous obliger à reconnaître qu’en remettant ainsi en lumière ces cantates de Monsieur de Boismortier, Chloé de Guillebon poursuit un travail salvateur sur les pages délaissées de la musique française, de même qu’il vous aurait fallu parler de l’Automne, hymne bacchique aux plaisirs de la fête et du vignoble, porté par Marc Mauillon, à l’exemple de l’introductif Où suis-je ? de quel bruit retentissent les airs, avec ces franches et nerveuses attaques de cordes, sa flûte chaleureuse, ou encore, et que votre goût pour l’eau minérale en souffre, sa précision quand il entonne, d’une parfaite diction Coule dans nos veines / Viens calmer nos peines / Jus délicieux, là encore avec une partition épurée, mais subtile de Monsieur de Boismortier. Et encore un peu plus loin, Muséale Muse, ces lignes qui semblent écrites pour vous : Sans un peu d’ivresse / la vive jeunesse / a bien moins d’ardeur / la lente vieillesse tombe de faiblesse / gémit de langueur.
[Nous informons nos lecteurs que des contraintes rédactionnelles nous obligent ici à effectuer des coupes dans la relation de la plaidoirie de Maître Acquitatorre, peu réputé pour la brièveté de ses interventions. Mais reprenons…]
…Chez Monsieur de Boismortier, et porté par la voix de Lili Aymonino, l’Hiver est mélancolie, attente, dans une cantate qui se fait plus ample, plus symphonique, mais aussi plus italienne et vocalisante comme sur Les vents brisent leurs chaînes, où la voix monte admirablement vers une tension chromatique du plus bel effet et où un peu plus loin Borée s’invite, dans une partition évoluant vers plus de complexité, plus architecturée, comme si cette quatrième cantate avait vocation à constituer une œuvre en elle-même.
Alors oui, Elégance du pilou-pilou au coin du feu de décembre, vous auriez dû louer l’équilibre, la légèreté et l’inventivité de ces quatre cantates de Monsieur de Boismortier que Chloé de Guillebon et l’Orchestre de l’Opéra Royal ont le bon goût de porter à nos oreilles frémissantes. D’ailleurs, je n’achève pas[4], je m’arrête devant l’Histoire. Elle jugera votre jugement et le sien sera celui des siècles !
Boismortier : Merci Maître. [puis se retournant vers Euterpe]. Et donc Madame la Présidente, je deviens quoi ?
Euterpe, terrassée par la verve de Maître Acquitatorre et tentant de réparer ses prothèses auditives, grillées lors de la plaidoirie : Vous êtes acquitté Monsieur de Boismortier. Je ne garantie pas que vos Saisons fassent un tube au point d’être remixées par David Guetta, mais je ne tiens surtout pas à subir une autre plaidoirie de votre avocat. La séance est levée !
La foule massée dans le Tribunal des Muses se dispersa. Maître Acquitatorre répondit aux questions des journalistes présents sur les marches du Palais de l’Olympe, tout en fumant une cigarette[5]. Les musiciens étaient venus en nombre au procès et se réjouissaient de la clémence, bien qu’un peu contrainte, d’Euterpe sur les sujets climatiques dans la musique. Soudain le tonnerre gronda, l’orage venait d’éclater. Richard Strauss, venu assister au procès sursauta, ce que ne fit pas Beethoven qui dû attendre qu’un éclair zébra le ciel pour se rendre compte de ce qui se passait. Tous deux levèrent les yeux vers le ciel, pensifs. Strauss partait en vacances dans les alpes, Beethoven à la campagne…
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : captation claire et équilibrée.
[1] Maître Acquitatorre, surnommé le « Zeus du Prétoire », d’origine italienne, était un ténor bien connu du Tribunal des Muses, habitué à plaider dans les affaires impliquant des musiciens. Il se dit que la liaison sentimentale qu’il entretenait avec une cantatrice québécoise, elle-même chantant fort bien l’automne (surtout la période fin octobre, début novembre) n’était pas tout à fait étrangère à cet engagement.
[2] Maître Acquitatorre, grand plaideur, n’était toutefois pas reconnu pour ses talents de diplomate, et ses fréquentes saillies à l’égard de la magistrature lui valaient quelques inimitiés persistantes dans le milieu.
[3] Ce qui est vrai…car Maître Acquitatorre n’a jamais terminé.
[4] On vous l’avait dit…Maître Acquitatorre ne termine jamais. Même si présentement il s’autorisa à emprunter une bonne formule à l’un de ses confrères, Raymond de Sèze, prononcée lors d’un procès mal engagé qu’il perdit.
[5] Oui, Maître Acquitatorre était un gros fumeur.
Étiquettes : Aymonino Lili, Bodin de Boismortier, Charles Sarah, Château de Versailles Spectacles, de Guillebon Chloé, de Hys Enguerrand, Mauillon Marc, Muse : argent, Orchestre de l'Opéra Royal, Pierre-Damien Houville Dernière modification: 26 août 2025