Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764)
Dardanus, Tragédie lyrique en cinq actes sur un livret de Charles-Antoine le Clerc de la Bruère
Bernard Richter : Dardanus
Gaëlle Arquez : Iphise
Benoît Arnould : Anténor
Joao Fernandes : Isménor
Alain Buet : Teucer
Sabine Devieilhe : Vénus, une Phrygienne
Romain Champion : Arcas
Ensemble Pygmalion
Direction Raphaël Pichon
Alpha-Classics/Château de Versailles, 2015, 145′
Des multiples manières d’aborder le Dardanus de Jean-Philippe Rameau, l’une, bien que de prime abord fort peu mélomane, consiste à s’intéresser aux inspirations du livret. Devrions-nous gloser de celui-ci, fort obscure et sombrant souvent dans un casimirien gloubi-boulga de références mythologiques gréco-romaines, un trait d’union qui accolé à ces deux termes est invariablement synonyme de confusion, voulant confondre deux termes gagnant à l’écartèlement.
Pourtant, sur les rivages de Troade, en longeant le bien nommé détroit des Dardanelles entre Egée et Marmara, au nord-est de la troyenne colline d’Hissarlik, se trouvent les vestiges de l’antique Dardanie, fondation de Dardanos, fils de Zeus et de la Pléiade Electre, qui venant de Samothrace aurait en ces lieux fondé sa patrie en sédentarisant les peuples du mont Ida de Phrygie. Seul un imposant tumulus ouvert à tous les vents vient de nos jours rappeler les lointaines origines d’une actuelle station balnéaire sans charme. Homère, Platon et Denys d’Halicarnasse se firent passeurs des exploits confus de Dardanus, légendes dans lesquelles ira vaguement piocher Charles-Antoine Leclerc de La Bruère (1714-1754), les mâtinant de références appuyées aux Métamorphoses d’Ovide pour leurs donner plus de caractère.
L’histoire de Dardanus pourrait nous emmener encore plus loin, un royaume de Dardanie ayant existé dans les Balkans, coincé entre l’actuel Kosovo, une partie de la Serbie et de la République de Macédoine du Nord, et qui tombera aux mains des romains en 28 avant notre ère, laissant quelques racines linguistiques comme ce Darda, « poire » en albanais moderne. Le Dardanus de Troade, insulaire de Thassos puisait-il ses origines de ses montagneuses contrées ? Sans doute, mais rares sont les sources et tel n’est pas notre sujet.
Charles-Antoine Leclerc de la Bruère ne s’embarrasse pas des possibles fondements historiques de son livret et en transpose l’action à Cythère, île des amours ayant inspiré Couperin (Le Carillon de Cythère, pièce pour Clavecin de 1722) et le peintre Watteau avec son célébrissime Pèlerinage à l’île de Cythère (1717). Romanisation oblige, pour coller à Ovide, Dardanus devient fils de Jupiter et non fils de Zeus. Il croisera, le plus souvent de manière fort peu vraisemblable, voire carrément absconse, nombre de personnages allégoriques, à tel point que suite aux premières représentations de 1739, Rameau décidera de profondément remanier son œuvre, restructurant complètement les trois derniers actes, notamment pour faire disparaître le passage dans lequel Dardanus sommeillait paisiblement à côté d’un menaçant monstre, scène dont la musique n’avait pu jeter un voile sur le ridicule.
Méandres forcement sinueux que ceux qui fondent l’inspiration du livret, ses librettistes n’ayant jamais été le point fort de Rameau, peut-être Hyppolite et Aricie excepté (grâce à l’Abbé Pellegrin et surtout à Racine). Au moins avons-nous goûté au plaisir, que nous espérons partagé, d’une plongée dans la géographie mythologique du Proche Orient antique.
Il reste alors la musique. A 56 ans, après avoir mûri longuement son versant de compositeur de tragédie lyrique (il a attendu ses cinquante ans pour composer Hyppolyte et Aricie en 1733), sait mettre en œuvre ses préceptes sur l’harmonie, mettant en valeur ses solistes dans des dialogues emprunts de tensions dramatiques auxquels viennent faire écho des chœurs puissants et quelques emballements orchestraux trop brefs, encore rehaussés de roulements de tambours promptes à faire vaciller les cœurs les plus accrochés. C’est beau, dramatique et puissant, cela se prête aux mises en scène les plus élégantes, mais l’on ne pourra s’empêcher de penser que derrières les morceaux de bravoure qui firent de l’œuvre un succès (enfin… surtout la version de 1744), Rameau n’échappe certes pas à quelques talentueuses facilités de composition, ou pour le dire sans ambages, qu’il offre au public ce que ce dernier attend, au risques de quelques flatteries et sans parvenir à établir la profondeur des affects et des climats du précurseur lulliste.
Passons ! Ces quelques atours qui sembleront à certains superflus semblent de nos jours participer d’un renouveau de l’œuvre que nous ne pouvons que saluer et permettent ainsi à l’opéra baroque de rimer de nouveau avec richesse de la mise en scène, ce qu’a montré il y a quelques années le talentueux Michel Fau, avec Raphaël Pichon à la baguette, mais dans une distribution en partie différente de celle présentée dans cet enregistrement, gravé en public les 14 et 16 février 2012 à l’Opéra Royal du Château de Versailles. Retour donc, presque une décennie après, sur un enregistrement qui n’avait pas laissé la critique de marbre, tiraillée entre le dithyrambe exalté et la réserve la plus prononcée.
Seulement cinq enregistrements viennent composer la discographie du Dardanus de Rameau, dominée dans les mémoires par la version de concert pleine de fougue et d’allant de Marc Minkowski en 1998 (Archiv), faisant rejaillir toute la théâtralité baroque du livret et l’exacerbation des sentiments des différents protagonistes.
A la tête de l’Ensemble Pygmalion Raphaël Pichon nous décoche une version sans doute initialement pensée pour la mise en scène, qui pourra donc par certains aspects apparaître plus tempérée, plus neutre, plus à même de se couler dans les effets visuels de la mise en scène. L’allégorie mythologique que constitue le prologue, dans une logique toute lullyste, est l’occasion de premières leçons de séductions de la part de Rameau. Déploiement des chœurs des Plaisirs, marche des différentes nations exécutée avec une belle amplitude, précision rythmique des tambours. L’allégorique ode mythologique des sentiments est rendue à merveille et Vénus, impeccable Sabine Devieilhe, diction précise, timbre d’une réelle clarté et respiration maîtrisée, qui s’impose d’emblée comme l’une des belles réussites de la distribution, rendant palpable toute l’intensité dramatique de sa partition, particulièrement dans « Quand l’aiguillon fougueux… » Rameau, lui, alternant les rythmes et les formes (airs vifs, rondeau, danses) émerveille déjà par la maturité totalement maîtrisée de son art.
S’ensuit un premier acte entièrement centré autour du personnage d’Iphise, éprise de Dardanus qu’elle croît indifférent et se lamentant (Cesse cruel amour…) au milieu des réjouissances festives de l’assemblée. Confessons que Gaëlle Arquez, qui prête sa voix à Iphise, juste et précise, nous est apparue un peu conventionnelle, ne parvenant pas totalement à exprimer en ce premier acte la complexe palette des sentiments de son personnage et laissant nos oreilles lui préférer, dans un tout autre registre, Alain Buet, dont la chaude mais large voix de baryton lui permet de camper un admirable Teucer, impressionnant père d’Iphise lui destinant comme époux Anténor suite à la victoire qu’il est certain de remporter son contre son ennemi Dardanus. Si les amours mythologiques se doivent d’être contrariés par l’autorité paternelle, Teucer s’en avère être un parfait idéaltype, magistral dans « Ma Fille, enfin le ciel seconde mon courroux », s’imposant à l’assemblée de tout le charisme de sa voix.
L’acte II s’ouvre par une violente et magistrale toccata durant laquelle l’orchestre déploie une puissance maîtrisée, prélude à l’arrivée du magicien Isménor (João Fernandes), ayant pouvoir sur les enfers. Ce n’est que dans la deuxième scène de cet acte que Dardanus entre en scène, pour avouer au magicien l’amour qu’il porte à Iphise. Le ténor suisse Bernard Richter prête sa voix à Dardanus, choix qui s’avère judicieux s’agissant d’exprimer la fragilité amoureuse du prétendant, mais que nous aurions souhaité voir exprimer un peu plus vertement son caractère, semblant parfois rester extérieur à l’action, même si cette deuxième scène de l’acte lui réserve un beau dialogue avec Isménor (Vous la vîtes soumise au pouvoir de mes armes…), soulignant là encore la séduction de composition dont Rameau ne se dépare pas durant toute l’œuvre. Le compositeur, qui après ces subtiles dialogues fait de nouveau rugir l’orchestre et les chœurs des magiciens au moment où Isménor donne à Dardanus sa baguette de magicien, lui permettant ainsi de se révéler caché à Iphise. Les dialogues entre Iphise et Dardanus conversant sous les traits d’Isménor sous assurément le point d’orgue de la pièce, à l’exemple de la belle émotion dramatique se dégageant de « Dieux ! Qu’exigez-vous de mon zèle ? »
Après un troisième acte assez restreint se concluant par un très bel air de danse entre une phrygienne (oui, nous sommes à Cythère, mais elle a dû prendre le ferry !) et les chœurs dans lequel on appréciera la cohérence de l’ensemble des musiciens, l’acte IV offre un nouveau sommet à l’œuvre, avec le connu air de Dardanus en prison (Lieux funestes…), émouvante plainte à l’accompagnement orchestral aussi varié que maîtrisé, et permettant un beau déploiement d’émotions, équilibre parfait entre le chant et l’accompagnement. L’un des airs les plus connus de Rameau, certes, mais que Raphaël Pichon aborde de manière fort cohérente, sans chercher à l’exposer en avant plus que de raison.
Le cinquième acte, forcement resserré sur les deux principaux protagonistes, Iphise et Dardanus, et au dénouement de leurs amours contrariés, réserve encore quelques beaux passages, surtout dévolus à Iphise et dans lesquels l’incarnation de Gaëlle Arquez gagne en complexité, en expression des sentiments, et finalement nous émeut plus, osant dévoiler une personnalité un peu bridée dans le premier acte. Une relation des amours que Rameau vient, opportunément, conclure par quelques airs enlevés réunissant Teucer, Iphise et Dardanus (Mais quels concerts se font entendre ?) et nous gratifiant, suite à air du chœur des Plaisirs, d’une brillante chaconne finale.
Raphael Pichon et l’Ensemble Pygmalion se sortent donc avec les honneurs d’une partition de Rameau séduisante, mais pour laquelle nous n’arrivons pas à nous départir de l’impression que notre talentueux compositeur, en pleine maîtrise de son art, use parfois opportunément de quelques effets grandiloquents afin de satisfaire l’émotivité de son public. L’interprétation gagne en maîtrise et en tempérance ce qu’elle perd en spontanéité et en fantaisie. De ce côté, elle a justement servi en 2015 une mise en scène qui n’a pas hésité à bousculer quelque peu le public, mais à l’écoute de l’enregistrement, reconnaissons que tout satisfaits que nous sommes, parfois aurions-nous aimés un peu plus d’exubérance, voire de sauvagerie.
Pierre-Damien HOUVILLE
Prise de son : claire dans son ensemble, même si les impondérables d’un enregistrement en public nous font regretter que le relief de l’ensemble ne soit pas plus accentué.
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