Rédigé par 6 h 47 min CDs & DVDs, Critiques

Notes inégales (Bach, Sonates pour violon et clavecin, Gringolts, Corti – Arcana)

Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Sonates pour violon et clavecin BWV 1014 à BWV1018

Andrew McIntosh (né en 1985)
Tertia deficiens

Ilya Gringolts, violon Ferdinando Gagliano (Naples, 1770)
Francesco Corti, clavecin Andrea Restelli (Milan, 1998) d’après Christian Vater (Hanovre, 1738)

1 digipack double, enr. du 11 au 16 novembre 2024 en la Marthalenkirsche de Zurich (Suisse), Arcana / Outhere, 106′.

Perplexité face à cet opus double si prometteur ! Au clavier, il y a Francesco Corti, chef énergique et théâtral, clavieriste brillant chez Scarlatti. Au violon, il y a Ilya Gingolts, musicien virtuose et sensible, qui nous livra un superbe Locatelli (Arcana), élève de Itzhak Perlman. Les six célèbres sonates sont regroupées étrangement, au premier CD les numéros pairs, dans le second les impairs.

La première sonate qui ouvre le premier CD est donc la sonate numéro 2 en la majeur (si vous suivez). On goûte immédiatement un archet intense, grainé, au son puissant. Sophistiquée, ourlée, d’une confondante aisance, l’interprétation d’Ilya Gringolts sur cet instrument dû à Ferdinando Gagliano de Naples, fabriqué vers 1770, est tout bonnement extraordinaire de précision et d’assertivité. Toutefois, on se dit qu’il y manque de la douceur, pour un mouvement intitulé Dolce. Hors le violoniste ne se départira que peu d’une certaine rugosité, nervosité contenue, et distance tout au long des six sonates. C’est un archet qui voulait Biber et le Rosaire et qui se retrouve dans un Bach chantant et mélodique, presque à contre-nature. Les mouvements rapides sont souvent plus convaincants. Que d’Allegros et que d’allégresse dans les Allegros. Idem pour le clavecin de Francesco Corti, non pas complice mais mais partenaire à part entière, à jeu égal. C’est un clavecin qui brille, c’est un clavecin qui saute. On a déjà souligné à de nombreuses reprises combien l’écriture de ces sonates était particulière, en ce qu’il s’agit bien d’une écriture en trio, et non d’un simple clavier relégué à la basse continue. Corti insuffle une luminosité jouissive, espiègle, qui contredit parfois un violon plus froid mais torturé. Mais le tandem n’est pas forcément bien réglé : l’Allegro assai cavale un peu.

Après la n°2, on passe à la n°4. BWV 1017, en do mineur. Le Largo déçoit. Pulsations trop rapides, clavecin cliquetant. l’archet hédoniste mais un brin narcissique. Quand on pense à des interprétations plus introverties, Lucie Van Van Dael (Naxos) ou plus musicales (Mario Brunello au violoncelle piccolo, également chez Arcana), on se dit que ce Bach-ci est un peu changeant…

Justement, on tend l’oreille : quelle virtuosité dans le premier allegro de la sonate numéro 4 en do mineur ! Quelle facilité, quelle courtoisie aussi. Idem pour cette 2nd allegro. Il lorgne presque sur Scarlatti de par son fantasque clavecin, mais l’archet est un peu court. 6ème Sonate, en sol majeur, le premier allegro paraît pressé, les artistes courent comme des funambules au fil cassant. Le Largo, sensible et élégant, n’est pas assez alangui. Le très bel Allegro, le second, est joué au clavecin seul. Il privilégie hélas nettement la virtuosité sur le sentiment. L’Allegro final, en revanche, a un je ne sais quoi de rêveur et de profond à la fois, malgré la rapidité du mouvement. On saluera l’inclusion de deux mouvements alternatifs, car la BWV1019 fut plusieurs fois remaniée par le compositeur, un magnifique Adagio (dit BWV 1019.1) interprété avec un subtil jeu de luth au clavecin. D’une sinuosité très poétique qu’on aurait aimé voir infuser davantage l’enregistrement, on saluera également le Cantabile ma un poco adagio (BWV 1019.2) d’une très grande noblesse, d’un naturel, d’une séduction instantanée.

Deuxième CD. On attaque les sonates impaires. Mais avant cela une surprise, une grande surprise, elle est de taille. Qu’est-ce que c’est que cette  “Tertia Deficiens” du compositeur contemporain Andrew McIntosh, né en 1985 ? Il nous l’explique. Cette fausse tierce, notée comme une seconde augmentée, mais qui sonne à l’écoute comme une tierce mineure très petite, d’où la “tierce déficiente”, apparaît avec un tempérament mésotonique au quart de coma. Ce dernier commençait déjà à passer de mode à l’époque de Bach qui prenait le clavier bien tempéré. La pièce résonne comme un cri dans le vide. On aime ce violon seul. Ca vibre, ça secoue, le clavecin sonne presque comme une guimbarde, on est ailleurs, très loin, dans des montagnes, peut-être en Asie Mineure. Mais passons cet instant de grâce, et revenons à nos terres baroques. La première Sonate en si mineur révèle ses notes familières, égrainées avec grande douceur, une pudeur de chambre à coucher. L’archet vient s’enrouler comme dans un sommeil. l’Allegro, droit, fier, jubilatoire, relâchant très légèrement les articulations sur la fin des courbes musicales, accélérant soudain. Cela dure peu : 2 minutes 49 secondes, mais que de nuances dans ce geste. On aurait préféré un Andante plus doux, plus lent aussi, et avec un clavecin moins présent. Mais Francesco Corti ne sait pas se faire oublier. L’Allegro final est plutôt un presto, voire un prestissimo. C’est les montagnes russes, ça monte, ça descend, passons, passons, nous enffonçons, passons, passons (comme disait Charon chez Lully).

La 3e Sonate en mi majeur manque son Adagio introductif. On voulait les neiges enneigées du Kilimandjaro, une générosité au-delà des horizons, on se retrouve avec un geste tarabiscoté. L’Allegro danse, enfin le premier Allegro danse. L’Adagio ma non tanto est une grande réussite. Son sfumato évocateur, les accords plaqués, le violon qui semble hésitant, la fragilité touchante émeuvent.

De la cinquième sonate en fa mineur, on retiendra le très long mouvement initial, sans indication de tempo. Les deux interprètes s’y livrent avec une profondeur, une sincérité remarquables dans un un clair-obscur qui avance à tâtons. Le reste de la sonate déçoit presque. Premier Allegro roboratif, Adagio où le violon manque de tension. Là où on attendait des pas inquiétants, crescendo par palier, la brume se dissipe très vite et sans mystère. Et puis il y a ce Vivace final taillé au scalpel, mais un peu absent, déjà au passé.

Voilà un enregistrement assurément intéressant, inégal, assez changeant dans ses affects, dans ses humeurs, dans ses tempéraments, presque incohérent entre les sonates. Mais il y a de la vie et comme un sentiment de risque et de captation sur le vif dans ce double opus étonnant, parsemé de fulgurances comme d’absences.

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : captation un peu sèche, et clavecin assez prééminent.

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 4 novembre 2025
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