Myrnapolis, 17 Juin 2287
Extrait de Philippe Beaussant, Vous avez dit Baroque, Actes Sud, 1988
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[clear] Philippe Beaussant nous livrait dans son essai Vous avez dit baroque ? publié pour la première fois chez Actes Sud en 1988 une sorte de discussion à la fois cordiale, érudite et amusante sur tout les aspects de la musique baroque : au fil de ses pensées, de ses réflexions et de ses souvenirs, celui qui est aujourd’hui conseiller du Centre de Musique Baroque de Versailles, fustigeait entre autres, et avec élégance, les détracteurs du jeu sur instruments d’époque.
Pourquoi jouer Bach sur des trompettes aussi éclatantes que fausses, des hautbois acides, des traversos de bois sans clefs ? Le Cantor de Leipzig n’aurait-il pas lui-même apprécié nos modernes instruments, soi-disant plus avancés sur le chemin lumineux du progrès technique musical ?
La réponse est peut-être dans cette coupure de presse, découverte dans un cylindre luminescent en tungstène au milieu du Nord Dakota, dont l’orthographe simplifiée du futur a été retranscrite pour ne pas choquer nos habitudes d’académiciens… [NdlR : Philippe Beaussant n’a jamais prétendu quelque chose de pareil, et cet introduction sensationnaliste n’a d’autre but que de vous attirer dans le stupre de ce site peu recommandable]
Myrnapolis, 17 juin 2287
Décidément le festival de Myrnapolis se distingue par ses initiatives soucieuses d’originalité. Mais de « nouveauté » à « mode », il n’y a qu’un pas, que le 14e Festival semble avoir allégrement sauté, en se laissant à son tour contaminer par celle, récente et, nous l’espérons, éphémère, de l »‘authenticité historique » et des « instruments d’époque ». C’est ainsi que vendredi nous avons entendu (si l’on peut dire), dans une approximation pénible d’une justesse douteuse, avec une pauvreté sonore affligeante, un concert de musique ancienne comportant au programme la Sonate pour flûte, alto et harpe de Claude Debussy, Habanera de Maurice Ravel et la Sonate pour hautbois et piano de François Poulenc, jouées sur… « instruments d’époque », par les soins de l’ Association « Musique d’autrefois ». Le moins qu’on puisse dire, est que ces trois représentants de la musique française du XXe siècle méritaient mieux que ce résultat musicalement consternant.
Entrons néanmoins dans le détail, et puisque les tenants de cette véritable escroquerie artistique font à chaque instant preuve d’une insupportable pédanterie, donnons quelques précisions organologiques. Pour la sonate de Debussy, on a pu entendre (avec de nouveau toutes les restrictions mentales quant à l’usage de ce mot) une flûte, dite « système Boehm », spécialement construite d’après le modèle conservé au musée instrumental, qui appartint, nous apprend la plaquette explicative jointe au programme, à l’un des grands virtuoses du XXe siècle, nommé Rampal, et fut construite dans les années 1950-1960. L’alto faisait partie de cette famille, depuis longtemps éteinte, où figurait le violon, également incommode puisque le musicien devait se livrer à une véritable gymnastique en recourbant son poignet sur le manche dont ces instruments primitifs étaient pourvus, tandis que de l’autre main, il frottait les cordes avec un » archet » (petit arc), ustensile qui rappelle curieusement l’outil utilisé par les peuplades primitives pour allumer les mèches d’amadou (un exemplaire préhistorique subsiste au musée d’ethnologie). On voit à quelle pauvreté technique les musiciens du XXe siècle étaient encore confrontés. La harpe se jouait a mains nues, en pinçant de l’ongle une quantité de cordes alignées sur un bâti en forme de triangle. Quant au piano, je n’en reparlerai pas ici, ayant déjà rendu compte (Le Courrier de Myrnapolis, 7 septembre 2286) du concert décevant au cours duquel furent interprétés des Préludes de Chopin sur le piano, spécialement construit par la firme Yelplé d’après un Steinway daté de 1963. Je soulignais alors que le seul enseignement que l’on pouvait tirer de cette contre-performance était que le malheureux Chopin avait dû beaucoup souffrit et désirer de toutes ses forces l’apparition des techniques oIigoacoustiques qui permettent aujourd’hui de rendre compte de son génie précurseur : comment, avec seulement dix doigts et un clavier, avec la sonorité pauvre et mate du piano, Chopin a-t-il pu émouvoir des auditoires pourtant raffinés, diton ? Nous émettions le vœu qu’une telle expérience reste sans lendemain. En apparence, nous n’avons pas été entendus et le Festival s’est compromis en donnant une audience à de telles aberrations.
Un problème se pose tout d’abord. Comment les organisateurs de ces soi-disant concerts peuvent-ils espérer nous toucher, quand ils utilisent, par respect de l' »authenticité historique », un spectre sonore désespérément déplacé dans le grave, et pour cette raison même, des sons pratiquement inaudibles pour une oreille normale ? Je veux parler, naturellement de ce diapason à 440 Hz, qui ne correspond à aucune donnée acoustique ni physiologique, et qui, après avoir été fixé de la manière la plus arbitraire à une certaine époque, n’a pas tardé à s’évader, Dieu merci. Soulignons que cette question du diapason fut le sujet de dispute favori des gens du XXe siècle pour qui c’était devenu une véritable obsession (on sait qu’en allemand, obsession se disait alors Zwang). Pourtant, deux siècles plus tôt, ce qu’on appelait le la se promenait, avec au moins l’avantage de la liberté, entre 392 et 466 Hz, ce qui montre l’inanité de la tentative qui a prétendu le fixer. Qui plus est, les organisateurs du concert ont cherché à reconstituer ce qu’on appelait au XXe siècle le « tempérament égal », aberration grâce à laquelle tous les sons étaient ainsi acoustiquement faux, à l’exception de ce qu’on appelait l »‘octave ». Arrêtons-nous là, et concluons qu’après cette sorte de martyre pour l’oreille moderne, les reconstitutions auxquelles se livrent les soi-disant musiciens partisans de cette archéologie prétentieuse, ne sont et ne peuvent être qu’antimusicales et vont à contre-courant de l’évolution même de l’art et de la technique.
Extrait de Philippe BEAUSSANT, Vous avez dit baroque ?, Actes Sud, re-ed. 1994, pp. 54-57.
Étiquettes : Beaussant Philippe, essai, livre Dernière modification: 22 mai 2020