Roger Freitas, Portrait of a castrato
Patricia Howard, The Modern Castrato
Roger Freitas, Portrait of a castrato, Politics, Patronage, and Music in the Life of Atto Melani, Cambridge University Press, 2009, réed. 2014.
Patricia Howard, The Modern Castrato, Gaetano Guadagni and the coming of a new operatic age, Oxford University Press, 2014.
Il semble que la fascination exercée par les castrats, mode sur laquelle surfent des contre-ténors tels que Philippe Jaroussky, ait largement dépassé les frontières de l’hexagone. Deux récents ouvrages en anglais se penchent en effet sur la vie d’Atto Melani (1626-1714) et de Gaetano Guadagni (1728-1792), castrats italiens ayant participé pour l’un à l’âge d’or, pour l’autre au renouvellement de l’opéra baroque. La redécouverte de la vie de ces deux importants artistes permet une meilleure compréhension du contexte social et politique dans lequel évoluèrent les castrats, véritable phénomène musical des XVIIème et XVIIIème siècle.
Atto Melani, né dans une famille bourgeoise de Pistoia en Toscane, est le premier de quatre frères à être castré pour préserver la pureté de sa voix. A l’âge de 15 ans, il est au service du grand-duc de Toscane Mattias de Médicis, avant d’être envoyé à la Cour d’Anne d’Autriche où, sous la protection du cardinal Mazarin, il est au coeur des complots et des évènements politiques. Moins actif comme chanteur durant la deuxième partie de sa vie, il restera dans les mémoires pour son activité de diplomate et d’espion bien qu’ayant chanté pendant une vingtaine d’années pour les cours royales européennes. Son biographe américain Roger Freitas, qui publié ici son premier ouvrage, s’est appuyé sur l’abondante correspondance de l’artiste, dont une partie a été préservée. Son portrait montre une personnalité ambitieuse, cherchant à s’affranchir de sa dépendance à ses mécènes et à s’élever dans la société. [clear]
Un siècle plus tard, Gaetano Guadagni a pour sa part marqué l’histoire de l’opéra pour son rôle d’Orphée dans l’Orfeo ed Euridice de Gluck. Né à Lodi, dans le sud-est de Milan, en 1728, il rejoint le choeur du Santo de Padoue à 18 ans, puis une compagnie d’opera buffa qui se produit en Angleterre. C’est à Londres qu’il fait la connaissance d’Haendel en 1749 ; celui-ci lui écrit plusieurs rôles pour des oratorios, notamment celui de Didymus dans Theodora qui lance véritablement sa carrière. S’ensuit une période très active où le castrat enchaîne les représentations à travers l’Europe : Dublin, Paris, Lisbonne, puis Stuttgart et Vienne avec des séjours réguliers dans son pays natal. Il travaille avec les compositeurs Traetta, Jommelli et Bertoni. Identifié comme un chanteur avec des capacités vocales et d’acteur inhabituelles, influencé par de grands comédiens de l’époque, il inspire Gluck qui souhaite sortir des conventions de l’opéra seria et lui crée un rôle sur-mesure adapté aux forces et faiblesses de sa voix faite pour les airs romantiques. Affaibli par une attaque qui lui enlève l’usage de la parole vers 55 ans, Guadagni reste pourtant en capacité de chanter jusque dans les dernières années de sa vie.
La principale innovation de ces ouvrages est donc bien qu’ils s’intéressent à ces deux chanteurs non pour leurs qualités de composition – puisque ni Melani ni Guadagni n’a beaucoup composé – mais pour leur personnalité d’artiste et la vie aventureuse qu’ils ont connue (ils voyagent chacun beaucoup ce qui n’est pas si commun à cette époque et rencontrent les plus grands). L’ouvrage de Roger Freitas, en particulier, d’une écriture vivante et facile à lire, est d’un genre assez peu répandu qui permet, tout en restant historiquement juste et précis, d’être apprécié et compris par des non-musicologues.
Au risque de passer pour quelqu’un de léger, Freitas aborde ainsi sans tabous la question de la sexualité des castrats, jusqu’ici peu traitée dans la littérature en dehors de quelques ouvrages scientifiques. Les témoignages d’époque sont malheureusement rares et parfois peu fiables. Au XVIIème siècle, les castrats apparaissent comme des hommes efféminés, dont la voix aigüe et le visage rond et imberbe rappellent les attraits féminins. Considérés comme plus purs que les femmes, ces « garçons » ont des relations avec des nobles, souvent leurs protecteurs. Ainsi, il est à peu près certain qu’Atto Melani a eu une liaison avec son mécène le duc de Mantoue, mais on peut également s’interroger sur le genre de relations qu’il a entretenues avec le cardinal Mazarin. Il semble que les nièces de Mazarin, Hortense et Marie Mancini, aient été le réel objet de toutes les attentions du castrat, qui leur dédia d’ailleurs des cantates et s’attira ainsi les foudres du mari d’Hortense (celui-ci parvint à le chasser de la Cour à la suite de la mort du cardinal en 1661). Car, si les castrats étaient infertiles, cela ne signifie en rien qu’ils n’avaient pas de désir et ne pouvaient avoir de relations sexuelles avec des femmes. Leur voix incomparable, tout comme leur aspect juvénile, leur valaient d’ailleurs du succès auprès des femmes et parfois même la jalousie des hommes. Selon le chercheur américain, ces relations connues entre des castrats et des femmes ont une implication sur l’évolution du rôle des castrats dans l’opéra, ceux-ci incarnant souvent des hommes sous l’influence de femmes puissantes et dangereuses.
Si chacun des ouvrages est présenté de façon chronologique pour une meilleure compréhension, les différentes étapes de la vie des castrats bénéficient d’éclairages sur des thématiques propres à ces types de chanteurs. Les deux auteurs s’interrogent notamment sur les raisons de la castration de jeunes garçons, qui sont difficilement compréhensibles de nos jours étant donné la cruauté de cet acte. On comprend au travers des pages que les castrats étant très recherchés aux XVIIème et XVIIIème siècle, le succès de l’un d’entre eux assurait l’avenir de toute une famille. Melani comme Guadagni, qui avaient plusieurs frères et soeurs chanteurs, ont joué de leurs relations pour leur faire avoir des contrats, assurant le rôle de chefs de famille. Ils disposaient à la fin de leur vie d’un revenu plus que confortable en plus d’un statut dans la société (Melani fut nommé citoyen noble de la cité de Bologne par le Pape Clement X et Guadagni cavalier de Saint-Marc à Venise). Cette ascension sociale dépendait d’abord des mécènes, c’est-à-dire des plus puissants de l’époque, mais on voit bien que la carrière de Guadagni fut également liée aux compositeurs talentueux qu’il a su inspiré. Evoluant à la Cour de France où les castrats étaient relégués à des rôles secondaires, Melani avait peu de chances d’avoir autant de succès que son compatriote eut un siècle plus tard, dans une période de renouvellement de l’opéra où les castrats eurent toute leur place.
Marion Doublet
Étiquettes : Christoph Willibald Gluck, livre, Marion Doublet, Mazarin Dernière modification: 14 juin 2020