
Requiem for an Emperor
Nicolas Gombert (vers 1495-vers 1560)
O malheureuse journée
Luis de Narvaes (actif entre 1526 et 1549)
Mille regres (La Cancion del Emperador)
Pierre de Manchicourt (vers 1510-1564)
Missa de Requiem
Thomas Crecquillon (vers 1505-vers 1557)
Le Monde est tel
Cornelius Canis (vers 1506-1561)
Mariez-moi mon père
Nicolas Gombert
Ayme qui vouldra
Antoine de Févin (vers 1470-vers 1511)
Fors seulement
Jean Richafort (vers 1480-vers 1547)
Cuidez vous que Dieu nous faille
Cornelius Canis
Si par souffrir
Thomas Crecquillon
Il me suffit de tous mes maulx
Nicolas Gombert
Mort et fortune
Nicolas Payen (vers 1512-vers 1559)
Nunc dimittis
Emanuel Adriaenssen (vers 1554-1604)
Slaepen gaen
Ensemble Utopia :
Michaela Riener, mezzo-soprano
Bart Uvyn, contre-ténor
Adriaan De Koster, ténor
Lieven Termont, baryton
Guillaume Olry, basse
Jan Van Outryve, luth
1 CD digipack Ramée / Outhere 2025, 68’
La musique serait-elle le liant d’un empire morcelé ? L’assertion est pour le moins hâtive quand il s’agit de sonder l’empire de Charles Quint, à moins de considérer que la musique irrigue les moindres strates d’un empire, où comme le veut l’adage, le soleil ne se couche jamais. Laissons toute leur place à la géopolitique et aux alliances matrimoniales qui plus que tout autres choses ont procédé à la conduite de l’Empire, mais avançons cependant que l’empire considéré, sous son versant musical se révèle un angle d’approche ô combien instructif.
C’est ce que nous invite à faire l’Ensemble Utopia dans son dernier enregistrement, consacré aux compositeurs de l’école franco-flamande et à ses interactions, nombreuses, avec la cour d’Espagne madrilène de l’époque de Charles Quint (1500-1558). Un répertoire de la fin de la Renaissance, plus ancien que celui que nous abordons habituellement, mais dont la variété et l’éclectisme des inspirations mérite assurément une petite incartade temporelle.
Fondé en 2015 et originaire d’Anvers, Utopia s’attache depuis maintenant une décennie à faire revivre les plus belles pages du répertoire vocal de la musique de la fin de la Renaissance, et plus particulièrement du XVIème siècle, avec une prédilection pour le répertoire flamand qu’il s’attache à explorer à la lumière des nombreuses influences culturelles connues par la région en cette époque, les villes flamandes, des régions françaises aux Pays-Bas en passant bien évidemment par les cités de l’actuelle Belgique se caractérisant par un brassage assez remarquable des styles et des compositeurs en matière de composition musicale.
Souverain d’un empire bicéphale s’étendant des Flandres à la péninsule ibérique (sans compter les possessions espagnoles des Amériques) et auquel la Couronne de France fait ombrage, coupant en deux ses possessions européennes, Charles Quint est empereur d’une chimère toujours mouvante, perpétuellement craquelée par ses tiraillements internes et obligeant le souverain à une errance nomadique tout au long de son règne pour souder ses possessions, avant qu’il ne s’éteigne, prématurément usé et dans une relative discrétion au monastère de Yuste, région reculée de l’Estramadure, en 1558, trois ans après abdiqué ses possessions flamandes, deux après son renoncement à la couronne d’Espagne.
Tranchant avec la discrétion de son trépas, la disparition de Charles Quint fait l’objet dans les mois et même les années succédant à l’évènement, de nombreux hommages et offices religieux en sa mémoire. C’est notamment à ce cadre qu’il faut rattacher le Requiem de Pierre de Manchicourt (vers 1510-vers 1564) constituant l’œuvre principale présentée sur cet enregistrement. Une messe des morts à cinq voix, sans doute composée avant le décès de son dédicataire, comme souvent dans les usages de l’époque, et dont l’oubli actuel est à mettre en parallèle de la renommée dont il jouit dans les années ayant suivi sa composition, agissant comme un véritable modèle pour les musiciens du temps de Philippe II. Cinq voix, une pour chacune des membres de l’Ensemble Utopia, pour une superbe interprétation pour laquelle la modestie des effectifs agit comme une épure, alliant simplicité et transparence des parties. Car c’est bien ce qui fait la force et la beauté de l’engagement musical de l’Ensemble Utopia, que cette remarquable capacité à étager les différentes lignes mélodiques avec une clarté jamais prise en défaut, comme un souffle souverain. Les musiciens poussent loin cet art d’entrelacer les différentes strates polyphoniques dans la composition de Pierre de Manchicourt, très architecturée, ne laissant jamais s’introduire de flottement dans une recherche de solennité puissante. Nous soulignerons le traitement assez individualisé et moderne pour l’époque de la voix de mezzo-soprano (Michaela Riener) à qui est systématiquement confiée en début de chant l’entame de la prosodie et conservant le plain-chant de cet office des morts, voix à laquelle viennent s’agréger les autres lignes vocales en contrepoint, notamment le rôle structurant confié à la voix de ténor (Adriaan De Koster) dans la polyphonie. On saluera une œuvre très intéressante à considérer dans la lignée de ce qu’ont pu composer les prédécesseurs de Pierre de Manchicourt, Josquin Des Prés (vers 1455- vers 1521) et Jean Richafort (vers 1480-vers 1547).
Pierre de Manchicourt, natif de Béthune dans les actuelles Flandres françaises et décédé à Madrid, eut un parcours assez représentatif des compositeurs de l’école franco-flamande évoluant dans l’entourage de la cour de Charles Quint. Après avoir exercé à Tournai, puis à Arras et Anvers, autres cités importantes des Flandres, il est nommé maître de la Capilla Flamenca en 1559 par Philippe II, peu après le décès de Charles Quint. Cette Capilla Flamenca fut créée dès 1515 à la cour des Habsbourg à Madrid. Son institution favorisa grandement les interactions et influences musicales entre les pôles flamands et espagnols de l’Empire. En fut membre Nicolas Gombert (vers 1495-vers 1556, né à La Gorgue, à la limite des Flandres et de l’Artois), maître de Pierre de Manchicourt, élève probable de Josquin Des Prés et que nous retrouvons sur ce programme pour trois chansons évoquant à la fois les tourments amoureux, d’où se dégage une mélancolie profonde à l’exemple de la pièce introductive du disque O malheureuse journée, plainte pour cinq voix sans espérance où la vie ne semble vécue que par ses affres et dans la conscience inéluctable de sa fin tragique, évoquée plus frontalement dans le sombre Mort et Fortune.
La félicité est rarement de mise dans ce bas monde pour les compositeurs de l’école franco-flamande et c’est le message que vient nous délivrer lui aussi Cornélius Canis (1506-1561), élève de Nicolas Gombert, alliant dans Mariez-moi mon père, douleur du sentiment amoureux, perspective de la mort et conformité aux attentes sociétales dans cette très belle composition où la belle voix de Michaela Rienner vient s’associer le luth subtile de Jan Van Outryve sur une partition en parfait reflet des influences variées et sentiments d’une époque.
Moins tourmentés et plus doctement moraux apparaissent deux autres des compositeurs présents sur ce disque, Thomas Crecquillon (vers 1505-vers 1557, sans doute originaire des Flandres françaises) sur le très polyphonique Le Monde est tel, où l’ensemble des voix s’étagent dans de courtes interventions rythmées servant par leur particularité à définir le style du compositeur et Jean Richafort (vers 1480-vers 1547) sur Cuidez-vous que Dieu nous faille dont l’originalité de la composition est à rechercher dans l’amplitude demandée aux différentes voix et la longueur de la ligne vocale soutenue par les différentes parties de l’Ensemble Utopia.
Enfin, nous mentionnerons aussi deux belles pièces instrumentales au luth, le Mille regres (La Cancion del Emperador) de Luis de Narvaes, compositeur à la cour du Prince Philippe (futur Philippe II d’Espagne) et Slaepen gaen de Emanuel Adriaenssen, anversois nous offrant un luth d’une grande délicatesse, pleine de majesté.
Cette exploration de l’école musicale franco-flamande et de ses influences par l’Ensemble Utopia saura captiver par son intensité sobre, sa fidélité respectueuse au texte comme à l’humeur de cette époque charnière, poursuivant son fructueux chemin au fil des redécouvertes polyphoniques de la fin de la Renaissance.
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : enregistrement clair et détaillé.
Étiquettes : Cornelius Canis, Ensemble Utopia, Jean Richafort, Muse : argent, musique ancienne, Nicolas Gombert, Nicolas Payen, Outhere, Pierre de Manchicourt, Pierre-Damien Houville, Ramée, Richafort, Thomas Crecquillon Dernière modification: 2 novembre 2025
