Rédigé par 10 h 34 min CDs & DVDs, Critiques

L’Europe haendélienne, de la Sicile à la Scandinavie

Dernier oratorio composé par le Cher Saxon, Jephta incorpore des réminiscences de ses œuvres antérieures mais aussi des matériaux issus des six Messes du compositeur bohémien Franz Habermann (1706-1783), publiées en 1747. Pour adapter cet épisode de l’Ancien Testament, Haendel s’appuya sur le révérend Morell, qui intégra la tradition littéraire antérieure…

Georg-Frederic HAENDEL (1785-1759)

Jephta (1751)

Drame lyrique en trois actes HWV 70, sur un livret de Thomas Morell.

 

James Gilchrist (Jephta), Mona Julsrud (Iphis), Elisabeth Jansson (Storgè), Hävard Stensvold (Zebul), Marianne B. Kielland (Hamor), Elisabeth Rapp (un Ange)

Collegium Vocal Gent
Stavänger Symphony Orchestra
Direction Fabio Biondi 

Enregistré en public au Stavänger Concert Hall le 7 février 2008

157’46, Bis / distribution Codaex, 2011.

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Dernier oratorio composé par le Cher Saxon, Jephta incorpore des réminiscences de ses œuvres antérieures mais aussi des matériaux issus des six Messes du compositeur bohémien Franz Habermann (1706-1783), publiées en 1747. Pour adapter cet épisode de l’Ancien Testament, Haendel s’appuya sur le révérend Morell, qui intégra la tradition littéraire antérieure (et notamment le drame éponyme de l’Ecossais Georges Buchanan). L’argument est assez simple ; il a été adapté pour en atténuer la fin dramatique (avec l’intervention providentielle de l’Ange, qui suspend le sacrifice, comme dans l’épisode biblique d’Abraham). La valeur de l’œuvre repose essentiellement sur la vigueur de la composition haendélienne, qui livre ses dernières évolutions : des récitatifs solidement accompagnés qui amorcent les airs pour s’y fondre, quelques ensembles qui comptent parmi les grandes pages du Cher Saxon (notamment le quatuor de la fin du second acte), et des chœurs très soignés.

Après l’ouverture, Zebul exhorte les Israëlites à se soulever contre les Ammonites, et à offrir le commandement de la révolte à son demi-frère Jephté. Hamor aime Iphis, fille de Jephté, et lui propose le mariage. Celle-ci décide de le reporter après le combat annoncé. Jephté, qui a accepté de conduire son peuple, prononce alors un voeu : s’il est victorieux, il sacrifiera à Jéhovah la première créature qui se portera à sa rencontre. Au second acte, Hamor annonce la victoire de Jephté. Tandis que le choeur loue l’évènement, Iphis et sa mère Storgè s’apprêtent à accueillir le vainqueur. Iphis s’avance en tête du cortège. Jephté, horrifié, révèle son terrible serment. Hamor offre alors d’échanger sa vie contre celle d’Iphis, mais celle-ci se prépare avec sérénité à son sort. L’acte s’achève sur un choeur magnifique. Au troisième acte, alors que le sacrifice se prépare, le choeur implore le Ciel de se manifester. Un ange apparaît, qui porte la volonté divine : Iphis ne doit pas être immolée, elle doit vivre, pure et vierge, pour se consacrer à Dieu. Jephté, Storgè, Zebul et Hamor rendent grâce à cette fin heureuse, tandis que le choeur célèbre le triomphe de la vertu.

La lecture de la pochette du présent enregistrement a de quoi aiguiser les interrogations des sceptiques : a priori, quoi de plus improbable que cette distribution essentiellement composée de chanteurs scandinaves assez peu connus en dehors de leurs terres d’origine (avec toutefois le concours du ténor britannique James Gilchrist et de la soprano française Elisabeth Rapp), renforcée du Collegium Vocal de Gent (pour les chœurs), et placée sous la baguette du maestro d’origine sicilienne Fabio Biondi à la tête du Stavänger Symphony Orchestra et ses instruments en partie modernes ? Une écoute exigeante montre que la magie musicale du Cher Saxon opère sans peine, et confère à l’ensemble une solide homogénéité d’un bout à l’autre de la partition, témoignage appréciable d’une culture musicale baroque commune à l’Europe entière.

Dans le rôle-titre, James Gilchrist incarne un Jephta au timbre légèrement cuivré, au legato fluide jusque dans les ornements les plus éblouissants (“His mighty arm”). Il traduit sans peine son effroi lorsqu’il découvre que sa fille est la victime de son serment, jouant avec le rythme saccadé du “Open thy marble jaw”. On admirera encore la belle stabilité de son timbre pour marquer la détermination sereine du “Waft her, angels”, ou la reconnaissance chaleureuse de l’amour paternel pour le “For ever blessed”. Second rôle masculin de cette distribution, le baryton Hävard Stensvold (Zebul) possède une voix aux graves profonds, même si l’on aimerait parfois davantage de projection (“Pour forth”). On appréciera particulièrement la profondeur majestueuse du “Laud her” au troisième acte.

La pointe cristalline de Mona Julsrud campe une Iphis sensible (“Take the heart”), capable d’onctueux ornements (duo avec Hamor au premier acte), qui semble se jouer des difficultés vocales du rôle (“The smiling dawn” à la fin du premier acte, “Tune the soft melodious lute” et un “Welcome are” scintillant pour accueillir son père). Notons tout particulièrement l’émouvant adieu “Farewell”, aux sons filés avec délicatesse, lorsqu’elle s’apprête à affronter son sort au début du troisième acte.

Mezzo au timbre bien cuivré, Elisabeth Jansson incarne avec force une Storgè pleine d’énergie pour affronter le drame familial. Après un poétique “In gentle murmurs” rehaussé par les vents, elle lance un prémonitoire et halluciné “Scenes of horror” (toutefois démenti par un orchestre un peu superficiel à cet instant précis). Face au drame, soutenue par des cordes frémissantes, elle résiste avec vigueur dans le beau récitatif accompagné “First perish thou/ Let othes dies”, pour terminer au troisième acte sur le délicat (bien qu’un peu lointain) “Sweet as sight”.

Dans le rôle masculin d’Hamor, la mezzo Marianne B. Kielland affiche un timbre très mat, presque ouaté, qui pourrait presque être celui d’un contre-ténor (lors de la création à Covent Garden pendant le Carême 1752, le rôle était chanté par Mr Brent). Au son d’un orchestre flamboyant, elle se révèle d’une grâce aérienne dans les ornements d’ “Up the dreadful steep” au  début du second acte. Citons aussi le beau moment de plénitude amoureuse du troisième acte,”Tis Heav’n’s all-ruling pow’r”, juste avant le quintette final. Ange à la voix de cristal, Elisabeth Rapp nous régale de ses aigus acérés dans son unique air, “Happy Iphis”.

L’homogénéité des voix fait merveille dans les ensembles, qu’il s’agisse du quatuor du second acte, ou du quintette final. Les voix des solistes sont équilibrées avec l’orchestre durant les airs, même si l’on aimerait parfois qu’elles prennent un peu plus le devant. Le Collegium vocal de Gent possède une belle précision dans les chœurs, avec des parties bien lisibles et des ensembles fondus.

La direction de Biondi, toujours extrêmement précise et très dynamique, culmine avec brio dans les parties proprement orchestrales (l’ouverture, les symphonies). Dans les moments les plus dramatiques toutefois cet le Stavänger Symphony Orchestra trop lisse et très appliqué à se couler dans le carcan baroque, semble manquer un peu de conviction, le souci de la précision musicale passant devant l’émotion, et conférant à l’œuvre un caractère aimable et virtuose plutôt que passionné. Certains amateurs préfèreront l’équilibre lumineux de Gardiner (Philips), la sécheresse brutale d’Harnoncourt (Teldec), ou surtout la version de référence de l’Akademie für alte Musik Berlin sous la houlette de Marcus Creed (Brilliant Classics).

La présentation de la pochette est plutôt réduite, avec tout de même une plaquette comportant un livret (exclusivement en anglais), une notice sur l’œuvre et les circonstances de sa création, et quelques lignes sur les interprètes. Mais compte tenu que l’enregistrement est vendu dans la catégorie “deux CD pour le prix d’un”, l’acheteur mélomane serait mal venu de se plaindre… Et dans ces conditions, n’hésitez pas à enrichir à bon compte votre discothèque baroque !

Bruno Maury

Technique : prise de son claire et équilibrée, de très bonne qualité pour un live

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 16 janvier 2021
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