Reinhard Keiser (1674-1739)
Markus Passion / Passion selon Saint-Marc
Reinhard Keiser
Passion selon Saint-Marc
Jan Kobow ténor (Evangelist)
Thomas E. Bauer basse (Jesus)
Ensemble Jacques Moderne
Anne Magouët soprano (arias et Magd)
David Erler alto (arias et Hohepriester)
Stephan Van Dyck ténor (arias et Petrus)
Guilhem Terrail alto (Judas, Kriegsknecht)
Gunther Vandeven alto (Hauptmann)
Olivier Coiffet ténor (Pilatus)
Cécile Dibon soprano
Cyprile Meier soprano
Marc Manodritta ténor
Didier Chevalier basse
Christophe Sam basse
Pierre Virly basse
Gli Incogniti
Amandine Beyer violon 1
Alba Roca violon 2
Marta Páramo alto 1
Ottavia Rausa alto 2
Francesco Romano théorbe
Marco Ceccato violoncelle
Baldomero Barciela violone
Anna Fontana orgue et clavecin
Mélodie Michel basson
Antoine Torunczyk hautbois
Joël Suhubiette direction
Mirare. Enregistrement réalisé à Fontevraud en avril 2014.
Bien que le nom de Reinhardt Keiser orne la belle sobre et sobre jaquette de ce disque (on ne peut pas avoir un dessin de Gibrat à chaque fois, comme pour le Satie d’Anne Queffelec, mais ce Ecce homo de Philippe de Champaigne est tout bonnement splendide), cette Markus Passion est sans doute plus ancienne, et pourrait être attribuée à Nicolaus Bruhns ou Gottfried Keiser, père de Reinhardt, quoique certains récitatifs et tournures fassent bien songer au fils… Quoiqu’il en soit, la version proposée, donnée à Weimar dans les années 1710-1713, eut sans doute pour auguste Kapellmeister Bach lui-même, du fait de ses fonctions au service du Duc. En outre, en 1726, comme le note Gilles Cantagrel, c’est cette Passion un peu révisée que Bach donna à entendre à l’église Saint Nicolas de Leipzig, ce genre de composition pouvant se jouer des effets de mode. Ce qui frappe dans la structure, c’est le caractère très condensé de l’oeuvre : 4 chorals, 9 airs, de très brefs récitatifs, un peu plus d’une heure ; la messe (ou plutôt la Passion) est dite.
L’Ensemble Jacques Moderne s’est pour cette occasion associé aux Incogniti d’Amandine Beyer, tandis que tous les solistes sont des habitués de nos pages. Le résultat est à la hauteur des attentes, et en dépit de sa concision, l’oeuvre, sous la direction lumineuse et urgente de Joël Suhubiette frappe par son ampleur, son inventivité, ses superbes climats. La plume est moins vive que les notes, et on n’a à peine le temps d’écrire que les airs défilent, sur le podium de la déploration théâtrale.
Les Incogniti font valoir leurs magnifiques cordes, une fluidité dans les articulations, une jubilation aussi, qui forcent l’admiration. Les 2 Sinfonies qui divisent l’oeuvre se déroule perlées, lovées dans leurs cordes grainées et italianisantes, avec une sensuelle tendresse. Voyons ce « Will dich die Angst betreten » à l’accompagnement orchestral mouvant et incertain, aux timbres très marqués, au clavecin cristallin, tendant son tapis au soprano aérien et investi d’Anne Magouët. Soupirons avec le grandissime « Wein, ach, wein wein jutz um die Wette » qui à lui seul requiert l’acquisition de ce disque : une plainte languissante, au dolorisme caravagesque, écrasée de pleurs, où le violon d’Amandine Beyer fond en larmes, peine à chaque coup d’archet à exprimer son intense désespoir. De même, l’air de basse « O süsse Kreuz » tout aussi s’avère poignant dans sa nostalgie amère. Le « O Golgotha » apporte un peu de bois avec son hautbois obligé (optionnel) et l’on retrouve la noble intensité d »Anne Magouët, décidément dans une forme superlative. Stephen Van Dyck y dénote un sens de la diction, une retenue et une pudeur absolument remarquables. Recueillons-nous devant des chorals fervents et fluides, notamment le « O hilf, Christe, Gottes Sohn » qui permet un peu à l’ensemble Jacques Moderne de démontrer ses talents. Toutefois, on avouera qu’on restera un peu sur notre faim côté chœurs, le compositeur quel qu’il soit s’étant montré peu porté sur la chose, préférant les enchaînements airs / récitatifs au demeurant finement troussés, et l’on aurait souhaité à la manière du final « O selig ist zu dieser Frist » aux chromatismes réminiscents d’un Palestrina que sa plume ait ajoutée plus d’interventions chorales.
Mais que serait une Passion sans les récitatifs, et sans l’Evangéliste de Jan Kobow, théâtral, articulé, déclamatoire. Ainsi, l’échange crucial de la présentation devant Pilate « Und bald am Morgen » possède une profondeur et un poids sans aucune mesure avec la partition du fait de la force du verbe. Mention spéciale aussi pour le Pilate et le Jésus d’Olivier Coiffet et Thomas Bauer, dont on ne sait à dire vrai trop quoi dire, sinon que les timbres et le phrasé semblent d’une évidence qui n’appelle justement aucun commentaire, ce qui veut tout dire.
Alors hélas tout n’est pas parfait en ce bas monde. Par exemple, l’opératique et un peu vain « Klaget nur » où l’alto trop tendu de David Erler s’échine là on un Carlos Mena aurait fait merveille, ce qui nuit aussi au « Was seh’ ich hier » à l’écriture pourtant superbe, avec son violoncelle obligé. Cependant, dans le généreux « Dein Jesus has das Haut geneiget » Erler fait preuve d’une fragilité et d’une humanité qui émeut : le phrasé hésitant, la technique à la fois moins léchée mais plus éloquente en sont la cause. Hélas le timbre trop uniforme, les aigus hullulant à la Bowman sans l’évanente poésie de ce dernier ne convainquent pas totalement. Il y a aussi des passages relativement quelconques où le compositeur paraît plus mécanique : le décoratif « Seht Menschenkinder » qui aurait toute sa place dans une mignonette cantate profane ou dans une bergerie galante en est un exemple.
Mais face à une telle réussite, on écarte vite ces petites réserves, et l’on ne peut que ranger cette Passion à côté des consœurs de Bach et Telemann, à la place d’honneur. (A noter pour les discophiles 2 autres versions non écoutées, celles du Parthenia Baroque parue chez Christophorus en 1993, et celle de Musica Alta Ripa en 2010).
Viet-Linh NGUYEN
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