Rédigé par 6 h 25 min Littérature & Beaux-arts, Regards

Façon puzzle (Paul Scarron, le Roman Comique – 1657)

Comment ne pas être séduit par la vie et l’œuvre de celui qui, au détour d’un chapitre, n’hésite pas à interpeller le lecteur et à le mettre en garde par ces mots : « Je suis trop homme d’honneur pour n’avertir pas le lecteur bénévole que, s’il est scandalisé de toutes les badineries qu’il a vu jusques ici dans le présent livre, il fera fort bien de n’en lire pas davantage ; car en conscience il n’y verra pas d’autres choses. »

Portrait de Paul Scarron sur la fin de sa vie, anonyme (vers 1650-1660) © Musée de Tessé, ville du Mans – Source : Wikimedia Commons / Licence libre

« Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu’aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n’en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contés à la même personne ? »

François de La Rochefoucauld, Maximes, 1664

Ce n’est pas faire injure à Molière (1622-1673) que de penser que l’éclat de son talent renvoie dans l’ombre nombre de ses contemporains pourtant non dénués de quelques qualités. Et comme l’apprentissage des lettres se réduit comme une peau de chagrin balzacienne, l’illustre Poquelin devient chez nombre de personnes la seule référence connue de la littérature française du XVIIème siècle. A cela il faut ajouter une vision confortable mais réductrice de la politique culturelle sous Louis XIV, où le Roi Soleil évergète distillerait ses grâces à quelques artistes ébahis par les dorures de Versailles.

Pourtant, reconnaissons à la suite de Théophile Gautier dans Les Grotesques (1843), ouvrage fort érudit dont nous avons déjà fait l’éloge, que l’influence de Louis XIV n’a pas toujours été heureuse sur la littérature et les arts de son temps. La perruque du grand roi y domine trop. La majesté, l’étiquette, la convention ont quelque peu chassé la nature. Les poèmes sont tracés au cordeau comme les allées du parc de Versailles et partout la régularité froide est substituée au charmant désordre de la vie. La Muse Baroque ne se trouve-t-elle pas alors un peu engoncée dans un classicisme littéraire solennel et un brin monotone ?

Théophile Gautier nous l’affirme, une mélancolie sans charme s’empare de lui à la vue des arbres des allées de Versailles dont pas une branche ne dépasse l’autre, et dont l’alignement irréprochable ravirait d’aise un instructeur de landwehr prussienne. Le lecteur lassé de Malherbe et Boileau, et désireux de retrouver une langue colorée, libre, fantasque, où la singularité du fond le dispute aux caprices de l’expression, s’en retournera donc vers le règne précédent, celui de Louis XIII, où la littérature s’offre quelques fantaisies gauloises que n’aurait pas reniées le Porthos des Trois Mousquetaires.

Le Roman Comique de Paul Scarron (1610-1660) est de cette veine-là, et si son auteur reste parmi les plus connus du premier XVIIème siècle, le caractère baroque de son œuvre mérite d’être réaffirmé.

Le Roman comique, le titre paraît bien plat au lecteur du XXIème siècle, enclin à n’y voir que deux qualificatifs assez peu originaux. Mais le roman sous Louis XIII n’est pas ce genre en vogue qui parsème nos librairies. Héritage, notamment, de la narration des épopées médiévales, il est alors la promesse d’une histoire à la fois épique et sentimentale, héroïque et morale, où deux amants tourmentés finissent par s’aimer. Cette vision idéalisée et courtoise s’oppose au caractère comique, plus propre au conte de la vie des humbles, de leurs tourments et à l’exposé, dans le but de faire rire, de leurs mésaventures et péripéties. Loin d’être plat, le titre de Scarron s’avère un oxymore alléchant, un mystère plein de promesses. Notre auteur ne narre pas les amours pastorales de deux bergers, Astrée et Céladon, comme le fit avec un immense succès Honoré d’Urfé quelques années plus tôt (1627), nous donnant au passage l’occasion d’honorer la mémoire du compositeur Pascal Colasse, qui tira un opéra de cette œuvre fleuve (L’Astrée, 1691). Non, prenant le contrepoint d’une telle épopée, Paul Scarron décide de s’intéresser à la vie d’une troupe de comédiens ambulants, démontrant son engouement pour les gens du peuple, esquissant un tableau pittoresque de la province française et de la vie d’acteurs.

pater

ean-Baptiste Joseph Pater (1695-1736). Bataille dans le tripot (entre 1729 et 1732). Appartient à une série consacrée à l’illustration du Roman Comique. Peinture sur Toile (28 x 32cm) © Château de Sans-Souci, Postdam

Aventures et mésaventures s’entremêlent dans une suite d’histoires enchâssées sur cette troupe officiant dans la région du Mans. L’argument est touffu et au risque de le déflorer nous nous abstiendrons d’en dépeindre les méandres. Soulignons juste que Garrigues, de son nom de scène Le Destin, a rencontré à Rome Mlle de la Boissière (l’Etoile) et que leur fuite de quelque maroufle les obligera à trouver refuge au sein de la troupe. Commencent leurs pérégrinations, sous l’œil de la Rancune, personnage à la fois misanthrope et malicieux, de la Caverne, de Léandre ou encore du nain, niais, vaniteux et colérique Ragotin, l’un des principaux personnages, dans lequel on ne peut s’empêcher de voir le reflet dérisoire d’un Scarron malade, rendu atrophié et contrefait dès la trentaine par une maladie lui paralysant les jambes, la colonne et la nuque.

Le récit de la vie de cette troupe offre une narration dense, qui ne manquera pas de déconcerter le lecteur moderne, qui se perd parfois dans la méticulosité des détails et des rebondissements. Mais ce style est aussi l’un des principaux apanages de la plume de Scarron, qui cherche à rompre avec la monotonie des romans héroïques, aux personnages idéalisés, porteurs d’un idéal moral dont l’épure touche à l’abstraction. Chez Scarron le réalisme s’oppose à l’idéalisme et transperce une véritable envie de décrire tous les aspects de la vie de troupe, où chacun, au-delà de son rôle sur scène s’intègre dans les aspects les plus divers de la vie quotidienne (décorateur, portier, musicien etc…). Il n’en occulte pas non plus certaines réalités, à commencer par l’errance géographique, la précarité matérielle, la méfiance des autorités face à l’arrivée de la troupe et les petites suspicions et dénigrements récurrents dont les acteurs font l’objet de la part d’une partie de la population. Mais pour Scarron le baroque ne s’oppose pas au réel, bien au contraire sa fantaisie découle d’un texte foisonnant de détails, jusqu’à l’accumulation, l’exagération. Les tours pendables que se jouent entre eux les membres de la troupe se multiplient, tout comme les rebondissements, l’auteur déroulant la litanie des malheurs de Ragotin, truffant son récit de bagarres de tavernes, faisant preuve d’un art consumé de l’avancement du récit, entre l’enlèvement de l’une des héroïnes, l’introduction de quelques quiproquos et  coïncidences, et de fausses identités. Le comique se nourrit de cet empilage, amplifié par les invectives directes du narrateur au lecteur, n’hésitant pas à confesser dans la dernière phrase du premier chapitre, qu’il lui faut réfléchir à ce qu’il écrira dans le second.

Puzzle de scénettes tantôt tendres et tantôt grivoises remémorant à la fois les fabliaux médiévaux et l’esprit rabelaisien, le Roman comique tire aussi sa spécificité et son originalité des nouvelles intercalées dans la trame narrative du récit principal. Nous l’avons déjà souligné, l’œuvre de Scarron, pour se dévoiler, doit être replacée dans le contexte littéraire du milieu du XVIIème siècle, qui subit l’influence du Siècle d’Or espagnol. Le Don Quichotte de Cervantes a été publié en 1605 et Tirso de Molina (1583-1648) vient de connaître un immense succès avec El Burlador de Sevilla (1630), première pièce faisant apparaître Don Juan. Scarron lui-même a déjà succombé à la vogue hispanique en publiant en 1654 sa pièce L’écolier de Salamanque et Louis XIV épouse très diplomatiquement Marie-Thérèse, fille de Philippe IV d’Espagne, en 1660, année qui, en plus de Scarron, voit aussi disparaître Vélasquez.

Dans une volonté de mettre en relief son rejet de la fausseté et de la monotonie des romans héroïques, et souhaitant casser le rythme effréné de l’histoire principale, Paul Scarron présente en parallèle de celle-ci les récits idéalisés de héros rejoignant la tradition picaresque. Dépaysant le récit loin de la campagne mancelle, Scarron introduit par le biais des protagonistes de sa troupe de comédiens les récits des aventures de nobles dames et grands seigneurs. Ainsi, l’histoire de l’amante  invisible développée au chapitre IX est directement inspirée d’un passage de Los Alivios de Cassandra que l’auteur espagnol Castillo Solorzano fit publier en 1640, et qui sert aussi de base à la nouvelle développée par Scarron sur une jeune veuve de Tolède au chapitre XXII et à la nouvelle sévillane du dix-neuvième chapitre de la seconde partie. Le romanesque traditionnel de ces emprunts ainsi placé en miroir et alternant à plusieurs reprises avec le récit d’inspiration plus populaire de la troupe de comédiens est une audace stylistique majeure pour l’époque à mettre au crédit de notre fantasque auteur. Mais en entremêlant ainsi les types de récits Scarron suggère que le romanesque, loin d’être une abstraction, peut trouver matière dans les imprévus et turpitudes de la vie de chacun. Cette idée, novatrice et essentielle chez Scarron, préfigure des pans entiers de la littérature française et européenne, et s’épanouira deux siècles plus tard dans les courants réaliste et vériste, dont nous ne citerons comme exemple que le trop méconnu Roman d’un jeune homme pauvre d’Octave Feuillet (1859).

Notons que Le Roman Comique, constitué de deux parties, parues respectivement en 1651 et 1657, est un roman inachevé, laissant le lecteur se débrouiller avec cet écheveau compliqué et se questionner sur la portée morale que l’auteur souhaitait, ou non, insuffler dans son œuvre. Plusieurs suites furent écrites dans les années qui suivirent le décès de Scarron, finalement assez vaines, avant que l’œuvre ne pâtisse du désintérêt du genre. Là encore, il faudra attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour que Théophile Gautier ne la ressuscite, lui offrant un savoureux pastiche avec Le Capitaine Fracasse (1863), où le Baron de Sigognac, jeune homme désargenté et vivant reclus dans son manoir, accueille en ses murs une troupe de théâtre, événement prélude à de savoureuses péripéties.

En s’émancipant des codes de la littérature classique imposés notamment par Malherbe et en mettant en avant son art presque théâtral du détail cocasse, de la comparaison surprenante, du sourire au coin de la phrase, et en jouant des effets de décalages, de rupture dans le récit, de même qu’en introduisant souvent le saugrenu et la malice, Paul Scarron s’impose à la fois comme un auteur majeur de la veine baroque de la littérature française et comme un auteur fondateur du roman moderne. Pouvait-il en être autrement de la part d’un homme dont la vie elle-même est un roman ?

Entré dans les ordres au sortir de l’adolescence, il fit un passage à Rome en 1634, ville qu’il vit à peu près du même œil que Saint-Amant, et commença à ressentir les premiers effets de sa maladie en 1638 après un épisode rocambolesque durant un carnaval où, selon les dires de Théophile Gautier, il se serait enduit d’huile et de plumes pour se travestir en oiseau, mais voyant le déguisement se déliter sous l’effet de la chaleur et une quasi nudité le compromettre, il aurait été contraint de se cacher plusieurs heures dans les boues froides de quelques marais, contractant au passage les marques de sa future invalidité. Fort diminué avant la trentaine, il épouse néanmoins en 1652 Françoise d’Aubigné, petite fille du grand Agrippa d’Aubigné, pas encore âgée de 17 ans et désargenté, après que son père, Constant d’Aubigné, eut terni le nom laissé par le sien en menant une vie de débauche et assassinant sa première femme et l’amant de celle-ci. Elle naîtra dans la prison de Niort et passa son enfance à Marie-Galante avant de devenir Madame Scarron, qui la laissera veuve à l’âge de vingt-cinq ans, lui laissant le soin  de se faire un nom…Madame de Maintenon. Comment alors ne pas être séduit par la vie et l’œuvre de celui qui, au détour d’un chapitre, n’hésite pas à interpeller le lecteur et à le mettre en garde par ces mots : « Je suis trop homme d’honneur pour n’avertir pas le lecteur bénévole que, s’il est scandalisé de toutes les badineries qu’il a vu jusques ici dans le présent livre, il fera fort bien de n’en  lire pas davantage ; car en conscience il n’y verra pas d’autres choses. »

Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , Dernière modification: 9 juin 2020
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