“De retour à Paris, vous y trouverez assez d’occasions d’oublier un sentiment, qui peut-être n’a dû sa naissance qu’à l’habitude où vous êtes de vous occuper de semblables objets, & sa force qu’au désœuvrement de la campagne. N’êtes-vous donc pas dans ce même lieu, où vous m’aviez vue avec tant d’indifférence ? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple de votre facilité à changer ? & n’y êtes-vous pas entouré de femmes qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits à vos hommages ? Je n’ai pas la vanité qu’on reproche à mon sexe ; j’ai encore moins cette fausse modestie qui n’est qu’un raffinement de l’orgueil : & c’est de bien bonne foi que je vous dis ici, que je me connais bien peu de moyens de plaire : je les aurais tous, que je ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. Vous demander de ne plus vous occuper de moi, ce n’est donc que vous prier de faire aujourd’hui ce que déjà vous aviez fait, & ce qu’à coup sûr vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderais le contraire. De … ce 1er septembre 17…”
(Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre L., La présidente de Tourvel au vicomte de Valmont)
Les Liaisons Dangereuses, Lettres en musique
Claude Balbastre (1724–1799), Pièces de clavecin, 1759
La D’Héricourt (Marquise de Merteuil)
Armand-Louis Couperin (1727–1797), Pièces de clavecin, op. 1, 1751
La Chéron (Cécile de Volanges)
La Turpin (Chevalier Danceny)
Antoine (1672–1745) / Jean-Baptiste Forqueray (1699–1782), Pièces de clavecin, 1747
La Couperin (La Présidente de Tourvel)
Armand-Louis Couperin, Pièces de clavecin, op. 1, 1751
La Foucquet (Vicomte de Valmont)
(Cécile – Danceny)
Pierre Février (1696–1760), Second livre de Pièces de Clavecin, ca.1737
Les tendres tourterelles
Bernard de Bury (1720–1785) Premier livre de Pièces de Clavecin, Paris 1737
Loure
(Interlude – enchevêtrements)
Pierre Février Second livre de Pièces de Clavecin, ca. 1737
Les Liens Harmoniques
(Cécile – Valmont)
Charles de Mars, “le Cadet” (1702–1774), Premier livre de Pièces de Clavecin, Paris 1735
Prélude
Jean-Baptiste Barrière (1707–1747) Sonates et Pièces pour le Clavecin, Paris 1740
Adagio
(La Présidente – Valmont)
Antoine / Jean-Baptiste Forqueray, Pièces de clavecin, 1747
La Rameau
Joseph-Hector Fiocco (1703–1741), Pièces de Clavecin
Adagio
(Merteuil – la vengeance)
Bernard de Bury Premier livre de Pièces de Clavecin, 1737
La Pithonisse
(La Présidente – l’amour, la folie, le délire)
Pancrace Royer (1703–1755) Pièces de Clavecin, Premier Livre, 1746
Vertigo
(Cécile – la novice)
Joseph-Hector Fiocco Pièces de Clavecin
Andante
(“En garde”, le duel)
Christophe Moyreau (1700–1774) Pièces de Clavecin, Oeuvre V, 1753
La Pandoure
Jean-Baptiste Barrière Sonates et Pièces pour le Clavecin, 1740
Grave-Prestissimo
(Mort de Valmont, “la catastrophe”)
Christophe Moyreau Pièces de Clavecin, Oeuvre Ier, 1753
Grave
Pièces de Clavecin, Oeuvre VII, Paris 1753
Le Purgatoire
Très lentement. Plainte des morts – Cris Lamentables – Redoublement de Cris – Sommeil – Réveil – Douleurs Amère – Souffrances aigue – Accablement – Sommeil Eternel
(La fin)
Bernard de Bury Premier livre de Pièces de Clavecin, 1737
Chaconne
Anne Marie Dragosits, clavecin Christian Kroll (1770), collection François Badoud, Fondation du Sautereau, Neuchâtel
1 CD digipack, enr. du 28 au 30 août 2024 au Temple de Corcelles à Neuchâtel (Suisse).
Lettre inédite. M. de V. à Mme D.
Madame, de retour en ma demeure, je ne me lasse point de songer encore à la merveilleuse soirée dont vous m’avez gratifié. Aurais-je pu penser que vous avez réussi à conjuguer si bellement deux Arts dont le dialogue souvent se limite à la coexistence ? Ce n’est certes pas la première fois que des évocations musicales d’œuvres littéraires voient le jour. M. Reyne commit en sont temps de fringants mousquetaires (Calliope). Mais, chère amie, vous avez poussé la perfection à non seulement traiter en chacun des protagoniste en portrait, puis à en illustrer les interactions, lettres à l’appui. Ce n’est plus une image, c’est une sorte de cinémascope mouvant, de lecture en musique, de réécriture en clavecin. M. de Laclos en sera bien troublé si il revient de son interminable régiment. Votre clavecin sonne bien. On n’en attend pas moins d’un instrument de M. Christian Kroll, des années 1770. Mais sous vos doigts, quelle force, quel chatoiement, quelle puissance moirée ! Cous nous lâchez du brocard, épais, sombre, sanguin, loin de la cotonnade d’une nuit d’été des épanchements amoureux. Vous savez être sensible, Madame, vous n’êtes pas gracieuse.
Vous avez fait de cette pauvre Marquise désormais exilée un monstre terriblement froid et violent : la D’Héricourt de M. Balbastre aura été autrement plus légère sous d’autres touchers que le vôtre. La jalousez-vous ? Vous la haïssez trop : cette main gauche mordante, ce tempo ferme et martial… Par contraste la petite Cécile, parée d’un jeu de luth, se dissout dans une Chéron de M. Armand-Louis Couperin, à la nostalgie hésitante. Elle est brisée plus qu’innocente, bleutée plus qu’incandescente. On la pleure déjà, mais baste, son fade Danceny s’en reviendra bien de ses chevaliers maltais, et n’a t-elle pas tout appris pour s’épanouir dans le monde ? On sent que vous la plaignez, Madame, trop sans doute. Et ce petit rien qui aime la musique, ce chevalier de pacotille, heureusement vous le parez de la Turpin, fantasque, sautillante, un peu vaine. Vous avez raison, cet homme-là ne montait pas à la cheville du cher Vicomte, dont on peut penser beaucoup de mal, quoiqu’il mourut en homme d’honneur, et amoureux. Cela pardonne bien des choses d’une existence splendidement dissolue que cette Foucquet brillante, noble, raffinée, rappelle avec à-propos.
Vous avez trop collé à l’époque Madame, le siècle tire à sa fin ; j’eus préféré de véritables maîtres: M. Couperin le Grand, M. Rameau… Heureusement, il y a du Couperin chez ce Belge de Fiocco, et avoir choisi la Rameau transcrite par le fils Forqueray, suivi d’un Adagio de Fiocco pour dépeindre les Lettres CII et CXXV (je ne les recopie pas, j’en ai la paresse, relisez-les donc au chaud dans votre duchesse brisée) confine à l’excellence des sens et des sentiments. Justement on trouve dans La Rameau cet abandon éperdu, vous l’avez peinte large et généreuse cette Rameau, et je suis certain que sans la Lettre vous l’auriez jouée de toute autre manière. Tiens, où est donc Beauvarlet-Charpentier ? Il n’aurait pas été déplacé dans votre galerie…
Vous avez le don de mettre la musique dans le théâtre de la vie, et d’avoir laissé paraître, sans fard et avec tout votre savoir-faire, le tourbillon sérieux de la Passion au-delà des marivaudage inconséquents. Cet Adagio presque tendre que vous confiez à M. de Valmont est surprenant. Vous le déshabillez de sa prétention, vous le dégradez dans son orgueil de conquérant, mais n’est-ce pas là exactement ce qu’il confie, tout étonné après une victoire qui devient une révélation ? Vous lui rendez l’amour et la douceur, sans la volupté. Vous lui imposez le bonheur de l’instant, et votre instant est magique.
“Vous avez raison, me dit la tendre personne ; je ne puis plus supporter mon existence, qu’autant qu’elle servira à vous rendre heureux. Je m’y consacre tout entière : de ce moment je me donne à vous, & vous n’éprouverez de ma part ni refus, ni regrets. » Ce fut avec cette candeur naïve & sublime, qu’elle me livra sa personne & ses charmes & qu’elle augmenta mon bonheur en le partageant. L’ivresse fut complète & réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais.”
Toute lecture est personnelle, je ne peux que souscrire à la vôtre. Cette rageuse Pithonisse, instable, violente, aux débordements incontrôlés, musicalement laide, martelée, heurtée traduit à merveille les emportements de la Merteuil trahie. Et puis tout s’accélère, le duel, d’une urgence trop curiale, trop espiègle à mon goût (l’une de vos rares fautes), le trépas du Vicomte, d’une rare noblesse, où vous avez réussi à redonner une profondeur insoupçonnée à ce petit maître de Moyreau que je n’estimais guère sous d’autres claviers… Son Purgatoire est magnifique et aurait pu conclure le cycle. Vous avez préféré une grande Chaconne de M. De Bury, à la manière d’une tragédie de M. de Lully. Rideau. Et chapeau. Jouez encore, écrivez toujours.
Je suis & reste, votre très humble, très dévoué, et très maladroit
Viet-Linh Nguyen
Technique : superbe captation, riche, dense, très près du clavecin sans trop de bruits mécaniques.
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