Beaucoup d’amis m’ont demandé ce qu’était le thème si souvent rebâché et très baroque qui parsème les différents segments du long-métrage des Illusions Perdues de Xavier Giannoli. Je ne parle pas du Largo de « l’Inquiétudine » Concerto RV 234 réorchestrée par Karajan qui sert d’ouverture au film (Deutsche Grammophon). Hélas, le réalisateur a délibérément choisi la version réorchestrée dans un style romanticisant par Karajan avec cordes boursouflées, articulations au rimel, ronflement dramatique énoooooorme. Ce qui est dramatiquement tout à fait pertinent (pour caractériser cette période troublée de la Restauration qui cherche à revenir en arrière) constitue tout de même une souffrance musicale pour tout baroqueux. On trouvera aussi ça et là du Vivaldi passable par le vif, oubliable et optimiste Daniel Hope (toujours chez DG)
Mais revenons à notre ritournelle : clavecin appuyé, entrées fuguées, cordes nerveuses voire agressives, puis basson belliqueux. Une complexité qui sent son baroque, un contrepoint savant qui sent son aristocrate, un tripatouillage au mixage qui insiste sur les basses, insiste sur l’aspect pulsant de l’ensemble, comme une machine à broyer le pauvre Lucien. Malgré l’aspect assez italianisant de l’extrait, il s’agit en fait du prélude du 3ème acte d’Hyppolite & Aricie de Rameau dans une interprétation robuste, sans doute celle de l’Ensemble Zaïs avec son clavecin très structurant, ses attaques précises incisives, et des doubles croches un peu plus approximatives. A ceux qui se précipiteraient sur leurs intégrales, ce prélude figure dans la version de 1742 d’H&A et on ne le trouvera donc pas dans la version Christie de référence (chez Erato, qui suit la partition initiale de 1733).
La version de Christophe Rousset, plus dégraissée, plus pressée, un brin boulimique, manque d’assise dans les graves mais déroule un flux italianisant plus lyrique, avec une touche plus élégante :
Etonnamment, Marc Minkowski, si carré et sanguin à l’accoutumée, en a livré une interprétation plus méditative, soulignant le contrepoint, tout à fait différente en termes d’affects et de climat :
La conception de la bande-son de l’intégralité du film est à louer ; depuis Les Liaisons Dangereuses de Stefen Frears (dont les Illusions Perdues partagent la férocité mordante, l’autopsie sociale et la cruauté des destins, sans compter l’un des lieux de tournage peu connu : le château du Saussay à Ballancourt-sur-Essonne), l’on a rarement vu une bande originale aussi bien construite pour coller aux affects tout en réutilisant des oeuvres classiques. La fameuse Danse des Sauvages par Brüggen est évidemment à double sens, ponctuant un simulacre parodique de sacre pour le journaliste coqueluche du Tout-Paris, aussi médisant que sans intégrité intellectuelle et cette pantomime grotesque et brutale, vautrée dans le stupre, noyée l’excès de débordements sanguins convient parfaitement à la danse endiablée. Les extraits ont sans doute été retravaillés dans leur équilibre sonore ou avec l’adjonction de crescendos : ici l’Air des Sauvages paraît plus sombre, les basses plus musculeuses, et avec l’adjonction des percussions de chapeau chinois (instrument porté dans la mascarade dans la scène du fil). En voici la version initiale, plus raffinée, plus colorée, mais qui conserve les flûtes belliqueuses, et les attaques étonnamment fermes pour la baguette souple de ce chef…
Dans notre survol, on n’oubliera pas l’ouverture du Magnifique de Gretry, joué à l’Opéra dans le film, et censé en montrer les fastes aux yeux du provincial ébahi qu’est encore Lucien de Rubempré à son arrivée dans la capitale, dans la version interprétée par l’Orchestre de Bretagne, sous la baguette de Stefan Sanderling :
Le film se conclut sur du une sonate en trio ou da chiesa, sérieuse mais équilibrée, presque apaisée. Corelli ? Non point, il s’agit de l’Adagio de la Sonate en X mineur Z 790 de Purcell (aux interprètes non identifiés, le générique défilait trop vite, mais ce n’est pas la version ci-dessous de Medlam) :
Il y avait aussi du Lekeu, du Schubert, du Strauss… Nous n’en dirons naturellement rien !
Viet-Linh Nguyen
Étiquettes : cinéma, Grétry, Jean-Philippe Rameau, Purcell, Vivaldi Dernière modification: 17 avril 2022