Entretien avec David Theodoridès, directeur du festival Sinfonia en Périgord
« Si être signifie quelque chose, ce pourrait être chercher. »
De père en fils… Un petit festival familial, niché dans le pays de la gastronomie, au nom qui fait penser à une ritournelle introductive caressante de Bach, ou un songe évocateur haendélien. En attendant de partir vous en rendre compte et arpenter le patrimoine périgourdin, nous voici devant David Théodoridès, souriant et disert en dépit d’une nuit de sommeil abrégée. Entretien avec ce chanteur et mélomane un rien malicieux, « avec son petit air de George Clooney » comme disent certaines…
1. Regards sur la musique baroque
Muse Baroque : Sinfonia en Périgord est un festival entièrement consacré à la musique baroque. Pourquoi le choix de ce répertoire ?
David Theodoridès : Par goût, tout simplement. A mes yeux, la musique baroque est une musique contemporaine. Comme le disait déjà Nikolaus Harnoncourt dans le Discours Musical, la musique baroque n’est pas un objet archéologique ou muséologique, il s’agit bien d’une recréation par des musiciens contemporains, qui s’adresse à un public actuel.
M.B. : Pourtant, vous accordez une grande importance à des interprétations sur instruments d’époque et reposant sur un travail de recherche rigoureux. Hervé Niquet et Le Concert Spiritual vont, par exemple, faire revivre des œuvres de Frémart ou Bouteiller…
Les travaux musicologiques ou l’instrumentarium représentent des outils afin de se mettre en condition de mieux appréhender l’œuvre. Ce sont des accessoires, certes très utiles, mais qui ne doivent jamais être appréhendés comme une finalité. Jouer de la musique baroque de manière informée, c’est un peu comme courir pieds nus au lieu de chausser des tennis à Olympie.
Il y a toutefois une vraie actualité des instruments anciens en Orient et dans les Balkans. Ainsi, le cymbalum est encore utilisé dans la musique populaire de ces pays : en Moldavie, en Roumanie, en Biélorussie… Les liens entre la musique baroque et la musique populaire méritent d’être mis en avant. Hélas, trop souvent, ce pas est décrié, la musique populaire écartée car qualifiée péjorativement de « folklorique ».
2. Le Festival et son organisation
M.B. : Nous voici donc à la 20ème édition du Festival. Cette date marque t-elle un tournant particulier, une édition privilégiée dans la vie de Sinfonia en Périgord ?
D.T. : 20 ans, ce n’est pas un point d’orgue, une conclusion, mais une étape dans une logique cyclique où la décade représente un moment important. Je trouve les éditions commémoratives toujours un peu ennuyeuses car tournées vers le passé et la nostalgie. Cet anniversaire est l’occasion pour Sinfonia de se projeter sur l’avenir, en renouvelant sa forme, pour tenir compte de l’évolution d’une époque.
M.B. : Est-ce que votre implication et votre rôle ont radicalement évolué depuis 10 ans, c’est-à-dire le moment où vous êtes devenu directeur du festival ?
D.T. : L’histoire de Sinfonia est celle de deux hommes, d’un père et d’un fils… Mon père a créé et bâti le festival depuis 1990. J’ai toujours été présent à ses côtés pendant toutes ces années, au départ de manière moins active. Il y a eu une phase de gestation, où le Festival cherchait encore son identité. Il avait lieu sur plusieurs week-ends, avec un répertoire qui incluait de la musique classique voire romantique. Lors de mon arrivée en 2001, j’ai souhaité recentré Sinfonia sur la musique baroque. Quelque soit les modalités ou la programmation, il y avait déjà à l’origine cette envie de partager qui demeure intacte.
M.B. : Le fait d’être à la fois directeur administratif et artistique est-il parfois difficile à concilier ?
A partir de 2001, lorsque je suis devenu directeur du festival, j’ai assumé à la fois les volets administratif et artistique. Pour moi, c’est une garantie de liberté, de possibilité de prise de risques. Je pense qu’un directeur artistique doit avoir la main sur les aspects administratifs (je ne parle pas de la logistique, de la régie ou de la production) s’il veut pouvoir imposer ses choix, sa vision.
3. L’édition 2010
M.B. : Parlons à présent de cette édition 2010. Quel sera le fil directeur de cet été ?
D.T. : Pour cette édition, il a fallu concilier les attentes du public qui ont évolué et mes goûts personnels. Je le dis sans honte, le maître-mot de Sinfonia est l’hédonisme, le plaisir. Il n’y a pas de thématiques, mais des choix, des envies.
Mis à part certains Festival, tels Ambronay, la plupart des programmes thématiques me paraissent des prétextes, des « cache-sexes » destinés à redonner une cohérence apparente à partir de deux ou trois concerts ayant réellement un lien entre eux. Pour être totalement franc, je trouve cela souvent « tiré par les cheveux ». Je ne fonctionne donc pas de cette manière : à Sinfonia, je vois telle œuvre que j’ai envie de produire telles lesVariations Goldberg que j’adore, tel artiste que je souhaite accueillir.
M.B. : On passe d’une grande semaine qui comprenait deux week-ends à une formule plus resserrée, plus dense. 6 jours pour créer le monde, n’est-ce pas un défi ?
D.T. : Les enquêtes auprès du public montrent que les festivaliers souhaitent assister à plusieurs concerts par jour. Le tourisme culturel a évolué, les gens avaient autrefois plus de temps. Notre public est composé pour moitié de Périgourdins, et pour moitié de festivaliers « extra-locaux ». Nous comptons ainsi des fidèles qui font le déplacement de Suisse, de Bretagne, de Paris…
M.B. : Pour être un peu provocateur, avec une telle avalanche de concerts sur quelques jours, ne risquez-vous pas de céder aux sirènes d’un consumérisme que vous décriez ?
D.T. : En effet, le risque est réel. Selon moi, cette tendance à vouloir posséder et consommer immédiatement porte en elle le germe de la barbarie. Toutefois, puisque le mouvement est là, j’ai souhaité le modeler à ma façon, avec la mise en place d’un parcours, répondant à une vraie démarche. La programmation est certes dense avec plusieurs concerts par jour, comme vous le soulignez, mais ceux-ci ne se présentent pas sous le même format.
J’ai bâti le Festival autour d’un triptyque conçu pour des publics différents. Les « concerts en liberté » de 15 heures sont plus courts, moins institutionnels, sorte de pendant « off ». Leur entrée est libre, l’objectif étant de laisser venir un public nouveau qui découvre et qui essaie, tout en faisant participer au Festival des ensembles qui sans cela n’auraient pu être invités avant une dizaine d’années. Les concerts de 12 ou 17h, sans entracte, sont destinés à de petites formations (je parle d’effectifs naturellement, pas en termes de qualité musicale), on y retrouve des œuvres plus chambristes. Enfin, on retrouve le concert-évènement du soir, plus traditionnel.
M.B. : Et autour des concerts, pouvez-vous dire un mot des Rencontres et des Intermèdes ?
D.T : Ce sont des plus du Festival qui s’inscrivent aussi dans une optique généreuse et familiale. Les rencontres permettent d’approcher et d’échanger avec les artistes, de les découvrir autrement que sur la scène. Les Intermèdes gourmands, c’est qu’il serait bien dommage de se priver de la gastronomie de la région !
M.B. : en parlant de la région, qu’en est-il des lieux du Festival, car Sinfonia est un peu nomade…
Les sites ne sont pas très grands, et possèdent une contenance de 500-520 places environ, ce qui préserve l’ambiance chaleureuse du Festival. Nous avons la chance de pouvoir profiter d’un superbe patrimoine, de lieux tels l’Abbaye de Chancelade. Il s’agit d’un remarquable ensemble roman, avec une acoustique juste réverbérante, sans écho, qui rend la polyphonie très claire. Je pense aussi au Château de Bourdeilles, dans la cour duquel nous organisons des concerts depuis l’an passé. Le bâtiment est étonnant, puisqu’on y trouve face à face un donjon médiéval et un palais Renaissance, je pense enfin au cadre somptueux qu’offre le patrimoine de la ville de Périgueux, à découvrir ou redécouvrir drapé d’une architecture sonore baroque.
4. La programmation
M.B. : Quels seront les temps forts du Festival, vos coups de cœur ?
D.T. : de manière spontanée, et sans suivre forcément l’enchaînement des concerts, je suis heureux d’accueillir Jean Tubéry et la Fenice pour Les Vêpres à la Vierge de Monteverdi. Un anniversaire peut en cacher un autre, nous fêterons également les 20 ans de La Fenice qui a ouvert sa carrière avec ces mêmes Vêpres. Ce concert du 26 août sera l’occasion du renouveau, de la progression, de la maturité. J’admire en particulier le traitement personnel du continuo, le dialogue entre les sacqueboutes, les cornets, et les voix.
Il aura aussi tant de belles choses, comme la Messe en si de Bach, véritable testament musical du Cantor, aux influences italianisantes, entre luthérianisme et catholicisme, qu’interprètera Václav Luks et son Collegium Vocale 1704 [vendredi 27 août]. Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, avec la Venexiana [samedi 28 août] qui a récemment enregistré l’œuvre, et qui bénéficie de toute son expérience madrigalesque, de son travail approfondi sur la progression dramatique et la voix.
Chez Amandine Beyer, qui présentera un programme centré sur Matteis [jeudi 26 août], c’est cette vraie fraîcheur, ce refus de la certitude qui me touchent. Il faut savoir se faire violence, se remettre en cause, même dans des œuvres aussi célèbres que les Quatre Saisons. Si être, ça signifie quelque chose, ce pourrait être chercher.
Je dirai un mot de Dominique Visse qui est un personnage, et vaut bien plus que les rôles de sorcières dans lesquels on l’a trop fréquemment confiné. Je me souviens encore avec émotion des Sept Paroles du Christ en Croix de Heinrich Schütz avec l’Ensemble Clément Janequin à la Chaise Dieu en 1987, de cette vraie spiritualité qui en émanait. Et puis il est rare de réunir le couple Dominique Visse et Agnès Mellon sur la scène, avec des chants amoureux qui plus est [vendredi 27 août].
Il y aura aussi Hervé Niquet, là-encore une forte personnalité qui ose, qui est d’ailleurs un habitué de Sinfonia depuis 3-4 ans, avec des œuvres rarement jouées de Frémart, Huguard ou Bouteiller [mercredi 25 août]. Enfin, Magali Léger interprétera des cantates de ce jeune compositeur à la destinée tragique, Pergolèse [dimanche 29 août], avec une vraie sensibilité dans sa conduite du chant.
M.B. : Qu’est-ce que le chœur Dordogne en Sinfonia qui participe au concert d’ouverture du Festival le 24 août ? S’agit-il d’un ensemble vocal en résidence ?
D.T. : Pour l’ouverture du festival, j’ai voulu faire se rencontrer 2 mondes, celui des amateurs et des professionnels. Dordogne en Sinfonia est un chœur amateur, qui vise à abattre la frontière entre les gens en salle, et les artistes en concert. Pour constituer cet ensemble vocal nous avons ouvert des auditions auprès des 52 chœurs en Dordogne. Au final, 18 chanteurs ont été retenus pour ce projet, sous l’égide de Michel Laplénie. Le choix de Michel s’est imposé pour plusieurs raisons, son professionnalisme et son expérience avec Sagittarius, et ses talents de pédagogue. Car l’objectif va bien au-delà du concert, il s’agit d’un apprentissage par l’expérience qui permettra la transmission de savoir dans les chœurs amateurs.
Cette initiative rencontre un tel succès qu’elle va mener à la création d’un département de pratique vocale au sein du conservatoire départemental. Dordogne en Sinfonia se réunira à compter d’octobre pour autre programme, et il y aura également des concerts dans des zones plus rurales. C’est une approche qui s’inscrit dans le temps.
M.B. : Et cette Nuit « Sin-Follia » un peu étrange, désignée sous l’expression de « Al Andalus » ?
D.T. : Pour être franc, Sin-Follia, c’est une « after » façon fête de la musique. A l’origine, nous voulions fêter cet anniversaire, le célébrer de manière décomplexée et amusante. Avec Una Stella, jeune ensemble de musiciens passionnés on passera pour une fois de la Renaissance à De Falla en passant par l’Andalousie, l’Amérique du Sud. Il y aura des comédiens, des costumes, tout cela de nuit. Et cet épisode de ripaille un peu folle rappellera que le baroque est une musique de l’improvisation, que musique savante et populaire coexistent.
5. Conclusion sur le rôle et la place essentielle des festivals
D.T : Dans un monde aujourd’hui très perturbé, où la notion de réussite et d’exigence est devenue une norme, la musique est un jeu et un enjeu de civilisation, une manière d’être seul et avec les autres.
Au-delà de la passion pour la musique que nous partageons, j’aimerai rappeler que l’existence de festivals est très importante. Ce sont là des occasions uniques qui font se rencontrer des gens aux profils très variés, où l’on trouve des personnes qui n’ont pas l’habitude d’aller en salle de concert. Et à l’heure de ce que l’on appelle la rigueur, il ne faudrait pas sous prétexte d’économie budgétaire remettre en cause la pérennité des quelques 1280 festivals musicaux en France. Une réduction drastique de ce paysage, de ce maillage du territoire, signifierait la fin de la démocratisation de la culture en France.
C’est pourquoi je tiens tant à ce que la politique tarifaire de Sinfonia soit très attractive avec des places de concert ne dépassant pas 30 euros, et un tarif spécial de 8 euros pour les étudiants et scolaires, mais aussi les personnes en recherche d’emploi.
Comme je le disais tout à l’heure, je me pose contre une culture de la performance qui pour moi peut mener à l’abolition même de la culture, c’est-à-dire l’un des fondamentaux du totalitarisme.
M.B. : merci beaucoup pour cet entretien !
Propos recueillis par Viet-Linh Nguyen le 25 juin 2010
Étiquettes : festival Dernière modification: 9 juin 2020