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Utmiutsol contre Uremifasolasiututut

En 1748 paraissent Les Bijoux indiscrets, œuvre romanesque anonyme. Elle consiste en une succession de petites saynètes d’une Afrique imaginaire, traitées sur le mode ironico-comique, un peu à la manière des Lettres Persanes de Montesquieu, la légèreté en plus. En effet, première œuvre romanesque de Diderot (genre alors peu considéré), les Bijoux indiscrets sont également une œuvre de divertissement, avec des passages licencieux.

L’avis de Diderot sur Lully et Rameau (1748)

Louis-Michel Van Loo : Portrait de Denis Diderot, 1767. Musée du Louvre, Paris. - D.R

Louis-Michel Van Loo : Portrait de Denis Diderot, 1767. Musée du Louvre, Paris. – D.R

En 1748 paraissent Les Bijoux indiscrets, œuvre romanesque anonyme. Elle consiste en une succession de petites saynètes d’une Afrique imaginaire, traitées sur le mode ironico-comique, un peu à la manière des Lettres Persanes de Montesquieu, la légèreté en plus. En effet, première œuvre romanesque de Diderot (genre alors peu considéré), Les Bijoux indiscrets sont également une œuvre de divertissement, avec des passages licencieux. Qu’on songe que le Sultan Mangogul possède une bague magique dont il suffit de tourner le chaton vers une dame pour que celle-ci se mette à parler de son “bijou” (ce qui préfigure vaguement l’un des plus grands succès de la bande dessinée dite artistique, soit-dit-en-passant). Heureusement, le texte comporte principalement des réflexions philosophiques, dévidées à la manière d’une réjouissante conversation de salon. On ne s’étonnera donc pas d’y trouver une querelle des lullystes contre les ramistes.

M.B.

CHAPITRE XIII
SIXIÈME ESSAI DE L’ANNEAU.
DE L’OPÉRA DE BANZA

“De tous les spectacles de Banza, il n’y avait que l’Opéra qui se soutînt.

Utmiutsol [NdlR : Lully] et Uromifasolasiututut [NdLR : Rameau], musiciens célèbres, dont l’un commençait à vieillir et l’autre ne faisait que de naître, occupaient alternativement la scène lyrique. Ces deux auteurs originaux avaient chacun leurs partisans : les ignorants et les barbons tenaient tous pour Utmiutsol ; la jeunesse et les virtuoses étaient pour Uremifasolasiututut ; et les gens de goût, tant jeunes que barbons, faisaient grand cas de tous les deux.

Uremifasolasiututut, disaient ces derniers, est excellent lorsqu’il est bon ; mais il dort de temps en temps : et à qui cela n’arrive-t-il pas ? Utmiutsol est plus soutenu, plus égal : il est rempli de beautés ; cependant il n’en a point dont on ne trouve des exemples, et même plus frappants, dans son rival, en qui l’on remarque des traits qui lui sont propres et qu’on ne rencontre que dans ses ouvrages. Le vieux Utmiutsol est simple, naturel, uni, trop uni quelquefois, et c’est sa faute. Le jeune Uremifasolasiututut est singulier, brillant, composé, savant, trop savant quelquefois : mais c’est peut-être la faute de son auditeur ; l’un n’a qu’une ouverture, belle à la vérité, mais répétée à la tête de toutes ses pièces ; l’autre a fait autant d’ouvertures que de pièces ; et toutes passent pour des chefs-d’oeuvre. La nature conduisait Utmiutsol dans les voies de la mélodie ; l’étude et l’expérience ont découvert à Uremifasolasiututut les sources de l’harmonie. Qui sut déclamer, et qui récitera jamais comme l’ancien ? qui nous fera des ariettes légères, des airs voluptueux et des symphonies de caractère comme le moderne ? Utmiutsol a seul entendu le dialogue. Avant Uremifasolasiututut, personne n’avait distingué les nuances délicates qui séparent le tendre du voluptueux, le voluptueux du passionné, le passionné du lascif : quelques partisans de ce dernier prétendent même que si le dialogue d’Utmiutsol est supérieur au sien, c’est moins à l’inégalité de leurs talents qu’il faut s’en prendre qu’à la différence des poètes qu’ils ont employés… « Lisez, lisez, s’écrient-ils, la scène de Dardanus, et vous serez convaincu que si l’on donne de bonnes paroles à Uremifasolasiututut, les scènes charmantes d’Utmiutsol renaîtront. » Quoi qu’il en soit, de mon temps, toute la ville courait aux tragédies de celui-ci, et l’on s’étouffait aux ballets de celui-là.

On donnait alors à Banza un excellent ouvrage d’Uremifasolasiututut, qu’on n’aurait jamais représenté qu’en bonnet de nuit, si la sultane favorite n’eût eu la curiosité de le voir : encore l’indisposition périodique des bijoux favorisa-t-elle la jalousie des petits violons et fit-elle manquer l’actrice principale. Celle qui la doublait avait la voix moins belle ; mais comme elle dédommageait par son jeu, rien n’empêcha le sultan et la favorite d’honorer ce spectacle de leur présence.

Mirzoza était arrivée ; Mangogul arrive ; la toile se lève : on commence. Tout allait à merveille ; la Chevalier avait fait oublier la Le Maure, et l’on en était au quatrième acte, lorsque le sultan s’avisa, dans le milieu d’un choeur qui durait trop à son gré et qui avait déjà fait bâiller deux fois la favorite, de tourner sa bague sur toutes les chanteuses. On ne vit jamais sur la scène un tableau d’un comique plus singulier. Trente filles restèrent muettes tout à coup : elles ouvraient de grandes bouches et gardaient les attitudes théâtrales qu’elles avaient auparavant. Cependant leurs bijoux s’égosillaient à force de chanter, celui-ci un pont-neuf, celui-là un vaudeville polisson, un autre une parodie fort indécente, et tous des extravagances relatives à leurs caractères. On entendait d’un côté, oh ! vraiment ma commère, oui ; de l’autre, quoi, douze fois ! ici, qui me baise ? est-ce-Blaise ? là, rien, père Cyprien, ne vous retient. Tous enfin se montèrent sur un ton si haut, si baroque et si fou, qu’ils formèrent le choeur le plus extraordinaire, le plus bruyant et le plus ridicule qu’on eût entendu devant et depuis celui des….. no….. d….. on….. (Le manuscrit s’est trouvé corrompu dans cet endroit.)

Cependant l’orchestre allait toujours son train, et les ris du parterre, de l’amphithéâtre et des loges se joignirent au bruit des instruments et aux chants des bijoux pour combler la cacophonie.

Quelques-unes des actrices, craignant que leurs bijoux, las de fredonner des sottises, ne prissent le parti d’en dire, se jetèrent dans les coulisses ; mais elles en furent quittes pour la peur. Mangogul, persuadé que le public n’en apprendrait rien de nouveau, retourna sa bague. Aussitôt les bijoux se turent, les ris cessèrent, le spectacle se calma, la pièce reprit et s’acheva paisiblement. La toile tomba ; la sultane et le sultan disparurent ; et les bijoux de nos actrices se rendirent où ils étaient attendus pour s’occuper à autre chose qu’à chanter.

Cette aventure fit grand bruit. Les hommes en riaient, les femmes s’en alarmaient, les bonzes s’en scandalisaient et la tête en tournait aux académiciens. Mais qu’en disait Orcotome ? Orcotome triomphait. Il avait annoncé dans un de ses mémoires que les bijoux chanteraient infailliblement ; ils venaient de chanter, et ce phénomène, qui déroutait ses confrères, était un nouveau trait de lumière pour lui et achevait de confirmer son système.”

(Mr. D***, Les Bijoux indiscrets, sans nom d’éditeur [Laurent Durand], 1748)

Étiquettes : , Dernière modification: 14 juin 2020
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